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Les Kurdes feylis : une minorité irakienne méconnue (2/2). Les Feylis d’aujourd’hui

Par Emile Bouvier
Publié le 04/08/2020 • modifié le 04/08/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Green scenery around the Darbandikhan artificial lake on the border of Iran, Iraq Kurdistan, Iraq, Middle East.

Michael Runkel / Robert Harding Premium / robertharding via AFP

Lire la partie 1

1. Un mea culpa irakien sous forme de compensations hésitantes

Les actions étatiques menées contre les Kurdes feylis ont trouvé un terme avec l’intervention américaine en Irak en 2003 et la fin consécutive du régime baasiste. A l’aube de cette intervention, l’UNHCR (United Nations High Commissioner for Refugees/Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) estimait que 65% des 200 000 réfugiés en Iran étaient des Kurdes feylis ayant été forcés de quitter l’Irak. A partir de mars 2003, un grand nombre de Kurdes feylis ostracisés en Iran est ainsi rentré en Irak.

Le préambule de la nouvelle constitution irakienne de 2005 reconnait les Kurdes feylis comme les victimes de l’oppression et de massacres. En remplacement du décret n°666 de 1980, une nouvelle loi sur la nationalité a été adoptée en 2006 et établit le droit à retrouver la nationalité irakienne pour ceux qui en ont été privés sur des bases politiques, religieuses ou ethniques. Par la suite, en 2011, le Parlement irakien a voté à l’unanimité une résolution reconnaissant les crimes perpétrés contre les Kurdes feylis comme étant un génocide.

La même année, la Cour pénale irakienne a condamné quatre responsables du parti baasiste en raison de leur responsabilité dans les déportations des années 1970-1980. Parmi ceux-ci se trouvaient notamment Tariq Aziz, fidèle ministre des Affaires étrangères de Saddam Hussein.

Depuis l’adoption de la nouvelle loi sur la nationalité en 2006, un grand nombre, indéterminé toutefois, de Kurdes feylis a été en mesure de retrouver la nationalité irakienne qui leur avait été retirée. En 2012, le gouvernement irakien a avancé le chiffre de 97% de Kurdes feylis ayant été en mesure de retrouver leur nationalité après en avoir été déchus. Toutefois, le UNHCR et d’autres observateurs ont pointé du doigt le fait que le gouvernement n’avait inclus, dans ses statistiques, que les premiers contingents de Kurdes feylis revenus en Irak, et non la totalité d’entre eux.

De fait, selon de récentes statistiques du ministre de l’Immigration publiées en décembre 2013, seuls 16 580 Kurdes feylis ont récupéré leur citoyenneté entre avril 2003 et avril 2013, et 6 853 étaient en possession de documents d’identité, sur une population totale d’au moins 150 000 Kurdes feylis dénaturalisés sous le régime Baath. De fait, le processus de réintégration des Feylis en Irak est long et bureaucratique, et prend parfois des années à être accompli - moyennant, parfois, le versement par les requérants de pots-de-vin à l’administration afin d’accélérer, ou en tous cas de relancer, le processus. De plus, les documents demandés aux requérants sont souvent onéreux ou compliqués à se procurer ; certains se sont ainsi vus demander de produire une copie de leur enregistrement lors du recensement de 1957, par exemple. Or, la plupart des Feylis ne disposent plus de ce genre de documents, abandonnés derrière eux en Irak lors de leur départ forcé.

Pourtant, sans documents d’identité, les Kurdes feylis d’aujourd’hui ne peuvent pas accéder aux services publics comme l’éducation et la santé. Ils ne sont également pas en mesure d’obtenir certains documents spécifiques comme des certificats de mariage, de décès ou de mariage. Pour les Feylis parvenus à obtenir des documents d’identité, certaines ONG ont mis en évidence que leur carte était d’une couleur différente que celle des autres Irakiens, et/ou précisait « citoyen d’origine iranienne » sur le recto. De fait, les fichiers relatifs aux Kurdes feylis seraient conservés dans la section des étrangers de la Direction générale de la nationalité.

Aujourd’hui encore, durant leur démarche de récupération de leur nationalité ou de documents d’identité, certains membres de la communauté feylie font face à des insultes ou des discriminations lors de leur visite dans les bureaux de l’administration ; certains se sont vus refuser leur dépôt de demande de nationalité, tandis que d’autres se font appelés « Safavides » [1]. Cela s’explique en grande partie par la persanophobie ambiante dans laquelle les Irakiens de la seconde moitié du XXème siècle ont été élevés, en particulier sous le régime baasiste, et qui perdure aujourd’hui encore.

Un autre défi majeur auquel les Kurdes feylis ayant perdu leur nationalité irakienne font face est celui de la récupération de leurs biens confisqués. En retournant en Irak, un grand nombre d’entre eux ont retrouvé leur maison habitée par de nouveaux occupants ayant soit bénéficié de la redistribution des biens confisqués aux Feylis durant le régime baasiste, soit ayant légalement acheté la maison laissée vacante après le départ forcé des précédents occupants.

Afin de régler ce problème, à la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, les nouvelles autorités irakiennes ont créé une « Commission des propriétés réclamées », dont la tâche consistait essentiellement à proposer des mesures compensatoires pour les Irakiens lésés. Elle s’est toutefois trouvée très rapidement limitée dans ses prérogatives et ses moyens au vu de l’ampleur des travaux qui se sont imposées à elles. En 2004, la commission s’est donc déclarée compétente seulement pour les cas de biens appropriés, et incompétentes dans les dossiers de biens confisqués. Selon les ONG s’intéressant à la question des Kurdes feylis, très peu de rapports circulent sur les compensations réellement proposées à des requérants. Un texte législatif adopté en 2010, la loi n°16 sur la Compensation pour les victimes du régime baasiste, qui devait redynamiser la commission précédemment évoquée, n’aura eu qu’un intérêt très faible, voire inexistant.

2. Vers une véritable reconnaissance politique

Dans l’arène politique, les Kurdes feylis représentent un corps unifié capable de soutenir leurs revendications de façon cohérente, mais ne parviennent pourtant pas à tirer des bénéfices politiques de leur unité. En effet, en raison de leur statut unique de minorité, ils ne parviennent ni à s’identifier au bloc kurde, ni à trouver leur place dans le bloc chiite ; aucun de ces deux blocs n’a, dans tous les cas, réellement défendu leur cause. En conséquence, ils ne bénéficient pas du système de quota par lequel les postes gouvernementaux sont répartis entre les trois principaux blocs (sunnite, chiite et kurde). Jusqu’au 23 janvier 2018, ils n’ont pu bénéficier de siège réservé au Parlement, contrairement à la plupart des autres minorités irakiennes. Les Kurdes feylis ne bénéficient donc pas de retombées politiques positives de leur unité, car ils ne sont pas en mesure de l’appliquer au système politique irakien actuel.

Aujourd’hui pourtant, à la suite de la mobilisation de plusieurs députés irakiens kurdes issus du mouvement Gorran, en particulier son chef de file parlementaire Srwa Abdulwahid, les Kurdes feylis bénéficient, depuis le 23 janvier 2018, d’un siège réservé au Parlement irakien. Le Kurde feyli Mazen Abdel Moneim Gomaa en est aujourd’hui le titulaire, en tant que député du gouvernorat de Wasit.

La reconnaissance politique des exactions commises contre les Kurdes feylis par l’Etat irakien est, par ailleurs, de plus en plus assumée dans l’espace public. En octobre 2011 par exemple, la « Deuxième conférence nationale des Kurdes feylis », à laquelle le Premier ministre irakien de l’époque, Nouri al-Maliki, était convié, a été l’occasion d’entendre plusieurs hauts responsables irakiens s’exprimer sur la question des sévices subis par les Kurdes feylis sous le régime baasiste ; al-Maliki y déclarera notamment que « nous devons défendre les droits des Kurdes feylis, en commençant par leur rendre les documents officiels qui leur ont été confisqués, en les aidant à se réinstaller dans les territoires qui sont les leurs et, pour finir, en leur rendant les biens qui leur ont été volés par le régime de Saddam Hussein ».

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Les Kurdes, d’un statut de peuple marginalisé à celui d’acteurs stratégiques incontournables. Un peuple concentré dans les montagnes mais disséminé à travers le Moyen-Orient (1/2)
 Nation et minorités en Iran : face au fait minoritaire, quelle réponse institutionnelle ?
 Le Kurdistan irakien, îlot de tolérance religieuse au Moyen-Orient
 Kurdes en exil et nationalisme déterritorialisé
 Revue Moyen-Orient, Dossier « Kurdistan(s), Une nation, des Etats ? », numéro 26, avril-juin 2015

Bibliographie :
 ZEIDEL, Ronen. The Iraqi Novel and the Kurds. Review of Middle East Studies, 2011, vol. 45, no 1, p. 19-34.
 VAN BRUINESSEN, Martin. Kurdish society, ethnicity, nationalism and refugee problems. In : The Kurds. Routledge, 2005. p. 35-61.
 GUNTER, Michael M. Kurdish Future in a Post-Saddam Iraq. Journal of Muslim Minority Affairs, 2003, vol. 23, no 1, p. 9-23.
 SMITH, Crispin et SHADAREVIAN, Vartan. Wilting in the Kurdish Sun : The hopes and fears of religious minorities in Northern Iraq. This report was prepared for the United States Commission on International Religious Freedom between May and August, 2016.
 VAN BRUINESSEN, Martin. Religion in Kurdistan. Kurdish Times, 1991, vol. 4, no 1/2, p. 5-27.
 VAN BRUINESSEN, Martin. Faylis, Kurds and Lurs : Ambiguity on the frontier of Iran and Iraq.
 FRANZÉN, Johan. From ally to foe : The Iraqi Communist Party and the Kurdish question, 1958–1975. British Journal of Middle Eastern Studies, 2011, vol. 38, no 2, p. 169-185.
 FAWCETT, John et TANNER, Victor. The internally displaced people of Iraq. 2002.

Sitographie :
 Feili Kurds in Iran seek way out of identity impasse, UNHCR, 2008
https://www.unhcr.org/news/latest/2008/5/483d60872/feili-kurds-iran-seek-way-identity-impasse.html
 Iraq : Information on the Kurdish Feyli (Faily/Falli) families, including their main area of residence and their relationship with other Kurdish groups and the Iraqi regime, Canada : Immigration and Refugee Board of Canada, 1996
https://www.refworld.org/docid/3ae6ac008.html
 Shiite Kurds challenge Iraqi Kurdistan independence, Al Monitor, 2017
https://www.al-monitor.com/pulse/ru/originals/2017/07/kurdistan-independence-referandum-shiite-feyli-kurds.html

Publié le 04/08/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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