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De 661 à 750, les Omeyyades (ou Umayyades) règnent sur un empire immense, le califat omeyyade de Damas. Période assez courte, elle souffrit d’une politique de discréditation menée par les successeurs des Omeyyades, les Abbassides, qui forgèrent une légende noire de ce premier empire arabe. Nous nous attacherons à présenter l’histoire des Omeyyades de Damas (par opposition aux Omeyyades de Cordoue, leurs descendants), dans deux articles distincts. Le premier se concentrera sur le contexte historique de l’établissement des Omeyyades à la tête d’un empire gigantesque, sur les caractéristiques de l’administration de cet Etat, sur les oppositions internes de plus en plus vives qui finalement conduisirent à la chute de l’Empire. Le second article présentera la civilisation de cette époque et ses achèvements : les conquêtes territoriales majeures achevées sous les Omeyyades, l’arabité intrinsèque à l’empire, les beaux-arts…
L’établissement du califat omeyyade intervint dans le contexte troublé de la succession du prophète Muhammad. A la mort du prophète en 632, Abu Bakr fut nommé calife, c’est-à-dire celui qui doit succéder au prophète pour diriger la communauté des croyants musulmans. Abu Bakr était le père d’Aisha, la femme préférée de Muhammad, et compagnon de la première heure de celui-ci. Il était le premier des quatre califes râshidûn (« bien guidés »), considérés comme exemplaires dans la tradition sunnite. Omar (634-644) puis Othman (644-656) lui succédèrent. Mais les rivalités familiales s’accentuèrent. « Les territoires conquis s’étendent dorénavant de la Libye à la Perse. Pour s’assurer de leur fidélité, Othman place à la tête de ces nouvelles provinces des membres de sa famille. Face à cette attitude népotique, différentes branches d’opposition se coalisent et Othman est assassiné par un membre de cette opposition en 656. Ali, cousin germain membre de l’opposition et gendre de Muhammad, devient alors le quatrième calife. Mais sa place n’est pas reconnue par l’ensemble de la communauté. L’opposition s’intensifie jusqu’à contraindre Ali à fuir l’Arabie pour Kûfa, en Irak. Il est accusé de complicité dans le meurtre d’Othman. Mu’âwiya, gouverneur de Syrie, exige que son cousin Othman (famille des Omeyyades) soit vengé, et demande un arbitrage. Ali est alors privé du pouvoir. Le califat revient à Mu’âwiya qui fonde la première dynastie islamique des Omeyyades (661-750). » (1).
Les chiites étaient les partisans d’Ali, qui estimaient que celui-ci s’est vu usurpé le pouvoir et que les Omeyyades n’étaient pas les dirigeants légitimes de la communauté religieuse musulmane. Ils ne reconnaissaient pas non plus les trois premiers califes, qui auraient éloigné Ali du pouvoir. Ils ne reconnaissaient que l’imâm, le guide des croyants, comme successeur du Prophète, et considéraient Ali comme le premier imâm.
La prise de pouvoir de Mu’âwiya, membre d’un clan Qurayshite de La Mecque et descendant d’Umayya, ainsi que l’établissement du califat omeyyade furent donc deux éléments centraux de la mise en place de la rivalité fondamentale entre les chiites et les sunnites.
L’accession au pouvoir de Mu’âwiya se déroula dans un contexte marqué par l’instabilité et le manque d’unité du monde musulman en raison d’une administration décentralisée et de l’anarchie régnante entre les tribus nomades. L’avènement du calife Mu’âwiya ne constitua pas de véritable rupture avec la période des califes de Médine, mais marqua plutôt le début de nouvelles orientations. A la théocratie islamique, Mu’âwiya substitua un Etat arabe séculier fondé sur la caste dirigeante arabe.
Pour commencer, il s’éloigna des villes saintes d’Arabie et établit la capitale de l’Empire à Damas, qu’il connaissait bien en tant qu’ancien gouverneur de Syrie. Il marquait ainsi « sa volonté d’enraciner territorialement le régime arabe et d’associer traditions des grands empires sédentaires et traditions bédouines » (2).
Afin de répondre aux critiques et oppositions, Mu’âwiya centralisa le pouvoir autour de la personne du calife, afin de rétablir l’unité de la communauté. Dans les provinces, il nomma des gouverneurs qui devaient appliquer les directives du calife. Il mit en place une administration centrale capable de diriger un empire toujours plus vaste, puisque les conquêtes territoriales étaient nombreuses. Il s’entoura d’Arabes chrétiens de la province syrienne, considérant que les Arabes musulmans n’étaient pas encore aptes à diriger l’administration. L’historien Robert Mantran ajoute : « Mu’âwiya s’est appuyé surtout sur les Bédouins et, pour bénéficier de leur appui, il a été amené à établir une sorte de compromis entre le régime d’autorité absolue et celui de la collaboration avec les chefs de tribus et les notables, propre à l’Arabie antéislamique » (3). Il constitua une shûrâ centrale à Damas (conseil de cheikhs), « organisme consultatif mais parfois aussi exécutif » (4), et des shûrâ dans les provinces, ainsi que des délégations de tribus (wûfûd) qui assistaient les shûrâ et permettaient aux Arabes de donner leur avis sur la gestion de l’empire.
Mu’âwiya résolut enfin l’épineuse question de la succession. Habilement, il parvint à faire établir le principe dynastique et à nommer son fils Yazîd pour lui succéder. Il instaura ainsi le principe de succession héréditaire de l’Empire musulman.
Les historiens considèrent que Mu’âwiya a fondé un Etat séculier : il a mis en place une administration centrale, s’est attaché la fidélité des Arabes en les faisant participer à la politique de l’Empire. Grâce à sa finesse politique, il a su imposer la paix dans son empire, même en Irak où les oppositions au pouvoir omeyyade étaient les plus véhémentes. A sa mort en 680, l’Empire était stable.
Règne Calife
661-680 Mu’âwiya
680-683 Yazîd I
683-684 Mu’âwiya II
684-685 Marwân I
685-705 Abd al-Malik
705-715 Walîd I
715-717 Sulaymân I
717-720 Umar II
720-724 Yazîd II
724-743 Hishâm
743-744 Walîd II
744 Yazîd III
744 Ibrahîm
744-750 Marwân II
Après la mort de Mu’âwiya, l’Empire alterna entre des périodes extrêmement troublées et des épisodes relativement calmes. Certaines réformes d’envergure furent menées par les califes omeyyades, notamment à partir d’Abd al-Malik. Ces réformes furent rendues nécessaires par le nombre grandissant d’Arabes dans les provinces de l’Empire et par les nombreuses vagues de conversions à l’Islam liées aux conquêtes territoriales des armées musulmanes.
Sous Abd al-Malik, l’administration devint arabo-musulmane, au détriment des chrétiens qui continuaient d’occuper les fonctions administratives jusqu’alors. L’arabe devint langue administrative dans tout l’empire, de l’Egypte à l’Iran. Abd al-Malik fit frapper une nouvelle monnaie en 695 pour remplacer les monnaies byzantines et sassanides. Apparaissent alors les premières pièces d’or (les dinars) et les premières pièces d’argent (dirhems) purement musulmanes. De plus, l’Empire fut divisé en cinq grands gouvernorats (5) :
– Irak - Iran - Arabie orientale (centre : Kûfa)
– Hedjaz - Yémen - Arabie centrale (Médine)
– Djéziré - haute Mésopotamie - Arménie - Asie Mineure orientale (Mossoul)
– Egypte (Fûstat)
– Afrique - Espagne (Kairouan)
La Syrie et la Palestine dépendaient directement du gouvernement de Damas. Les gouverneurs dans les provinces (amîr) avaient une grande autonomie. Ils étaient chargés de lever l’impôt, de représenter personnellement le calife, étaient responsables de l’administration civile et militaire de leur province. Ils y nommaient les chefs de région, les chefs des armées et les juges (qâdîs), chargés de rendre la justice aux musulmans d’après le Coran ou la tradition.
L’Empire omeyyade fut marqué par de vives oppositions internes tout au long de son existence. Certains historiens qualifient ces troubles de « guerres civiles », ce qui laisse supposer de l’ampleur des difficultés rencontrées par l’administration centrale. Face aux tentatives de schismes, de rébellions, de sécessions, les califes durent renforcer leur autorité, donner de l’autonomie aux gouverneurs de provinces sans toutefois les laisser devenir des souverains locaux, organiser plus profondément l’administration centrale, faire rentrer les impôts, organiser les territoires conquis.
La première menace et opposition était religieuse et provenait des chiites et des kharidjites. Ceux-ci contestaient la légitimité de la dynastie omeyyade. Mu’âwiya employa la fermeté et la répression face aux chiites et aux kharidjites, ce qui cristallisa les oppositions mais permit la prospérité des régions agitées, notamment l’Iran et le bas Irak. Sous Yazîd, une importante révolte chiite éclata. A Médine, Husayn, le deuxième fils d’Ali, se fit proclamer calife. Lui et les siens furent massacrés par l’armée impériale le 10 octobre 680 (10 mouharrem 61). Depuis ce jour, le 10 mouharrem est un jour de deuil pour les chiites, et Husayn et les siens y sont célébrés en martyrs. D’autres révoltes chiites éclatèrent sporadiquement dans l’Empire jusqu’en 750.
« Reste enfin l’opposition kharidjite. En conséquence de leur refus de l’arbitrage d’Edhroh, les kharidjites affirmaient pour les croyants le droit de s’insurger contre l’imâm coupable d’une faute grave et aussi celui de choisir librement leur chef, qu’il soit ou non de descendance qurayshite » (6). Le kharidjisme fut majoritairement (mais pas exclusivement) adopté par les tribus arabes qui refusèrent de se soumettre à l’empereur omeyyade et cette cause religieuse fut conjuguée à l’insoumission politique. Les rivalités tribales continuèrent à s’exercer dans la péninsule arabique, comme à la période antéislamique. L’empire dut faire face à la conjugaison de ces rivalités intestines aux Bédouins et à leur opposition à l’administration centrale. Les révoltes incessantes des kharidjites, au Yémen et en Arabie orientale essentiellement mais aussi dans le Fars et en Irak, constituèrent une menace constante pour l’administration omeyyade. Ces révoltes devinrent plus nombreuses et plus violentes à l’approche de la chute de l’Empire.
A ces révoltes politico-religieuses, il faut ajouter une autre opposition d’un tout autre ordre qui secoua l’Empire, celle des mawâlî. Les mawâlî (clients) étaient essentiellement les musulmans non-Arabes, convertis des territoires conquis, mais aussi les Arabes ne faisant pas partie de la caste dirigeante. Ils étaient considérés comme inférieurs dans le système social omeyyade, et notamment face à l’impôt. Comme nous le verrons dans le deuxième article, les Arabes, constitués en caste sociale héréditaire, bénéficiaient d’avantages et de privilèges démesurés. Les mawâlî considéraient que, selon l’Islam, tous les croyants pouvaient exiger l’égalité dans le domaine économique et social, notamment face à l’impôt. Or, une telle égalité aurait réduit drastiquement les revenus de l’Etat central et une augmentation des dépenses, au détriment de l’élite dirigeante. Deux impôts particulièrement étaient visés par les mawâlî : l’impôt foncier et la capitation. Les musulmans, selon les critères coraniques, ne doivent payer que la dîme (zakât). Mais les mawâlî étaient tenus de payer l’impôt foncier et la capitation en plus de la dîme, impôts qui pesaient lourdement sur ces populations sans cesse plus nombreuses en raison des conversions. Face à ces revendications, le calife Abd al-Malik adopta une attitude ferme et découragea la conversion à l’Islam des dhimmis (« protégés », les chrétiens et les juifs). L’opposition des mawâlî à l’égard des Omeyyades n’était à l’origine pas politique ou religieuse. Elle exprimait le mécontentement économique et social d’une population discriminée par le système impérial. Mais face aux réactions du régime, de nombreux mawâlî se convertirent au chiisme. Une vaste révolte des mawâlî éclata en 685, réprimée violemment en 687. Le mouvement resta vivace jusqu’à l’avènement du calife Umar ibn Abd al-Aziz (Umar II), qui institua le principe d’égalité devant l’impôt de tous les musulmans. Il autorisa également les mawâlî à s’installer dans les villes de garnison. Pour compenser en partie la perte des revenus associés à ces mesures, le calife accentua la pression exercée sur les dhimmis. A sa mort, ses successeurs se virent contraints de mener une réforme du système fiscal pour répondre aux difficultés financières liées à l’instauration de l’égalité de tous les musulmans face à l’impôt. Ces mesures aggravèrent la pression fiscale et ranimèrent les oppositions apaisées par Umar II, conduisant en quelques années à la chute de l’Empire omeyyade.
Au milieu du VIIIe siècle, la somme des oppositions tribales, kharidjites et chiites conduisit à la chute de l’Empire omeyyade. L’Encyclopédie Larousse résume en ces termes la fin de l’Empire omeyyade : « Le coup de grâce est donné par le parti des Hachimiyya, secte d’origine chiite, dirigée à partir de 716 par Muhammad ibn Ali ibn al-Abbas (descendant d’un oncle du Prophète), puis, respectivement, par ses deux enfants Ibrahim et Abu al-Abbas. S’appuyant sur les mawâlî iraniens, auprès desquels un agitateur chiite, Abu Muslim, persan lui-même et lieutenant d’Ibrahim, rencontre un immense succès, le mouvement des Hachimiyya parvient à s’emparer du Khorasan en 747-748 et s’engage dans une lutte ouverte contre les Omeyyades. En 749, les troupes des Omeyyades sont écrasées à la bataille du Grand Zab. Abu al-Abbas, qui succède à son frère Ibrahim à la tête du parti des Hachimiyya, est proclamé calife en 750 et inaugure le règne des Abbassides. » (7)
Toute la famille des Omeyyades fut massacrée, à l’exception d’un des petits-fils du calife Hishâm, ‘Abd al-Rahman ibn Mu‘awiya. Celui-ci s’enfuit en Espagne, s’empara de Cordoue en 756 et y fonda un émirat indépendant. Ses descendants pacifièrent Al-Andalus en soumettant les chefs arabes et berbères, et adoptèrent le titre de calife pour s’émanciper totalement des califes abbassides de Bagdad. Ce fut la naissance, en 929, du califat omeyyade de Cordoue, Etat qui fut marqué jusqu’à sa chute en 1031 par une remarquable prospérité économique et intellectuelle.
Lire la partie 2 : Les Omeyyades, succès et achèvements de la dynastie omeyyade (2/2)
Lire sur ce thème sur les Clés du Moyen-Orient :
L’État médinois : la genèse de l’Empire de l’Islam (632-661)
Sunnites/chiites : aux origines du grand schisme de l’Islam
Notes :
(1) Lisa Romeo, article « chiisme » publié sur Les Clés du Moyen-Orient le 25/06/2010. http://www.lesclesdumoyenorient.com/chiisme.html
(2) A. Ducelier, M. Kaplan, B. Martin, F. Micheau, Le Moyen-Âge en Orient, 3e édition, Hachette Supérieur, 2006, Paris.
(3) Robert Mantran, L’expansion musulmane. VIIe – XIe siècle, 6e édition, coll. « Nouvelle Clio, l’histoire et ses problèmes », PUF, 2001, Paris.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) « Omeyyades ou Umayyades », Encyclopédie Larousse en ligne, page consultée le 16 mai 2017.
Oriane Huchon
Oriane Huchon est diplômée d’une double licence histoire-anglais de la Sorbonne, d’un master de géopolitique de l’Université Paris 1 et de l’École normale supérieure. Elle étudie actuellement l’arabe littéral et syro-libanais à l’I.N.A.L.C.O. Son stage de fin d’études dans une mission militaire à l’étranger lui a permis de mener des travaux de recherche sur les questions d’armement et sur les enjeux français à l’étranger.
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