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Les Shabaks, minorité kurde ou arabe ? Retour sur une communauté irakienne méconnue (2/3). La communauté shabak, partie prenante malgré elle des conflits en Irak depuis le début du XXIème siècle

Par Emile Bouvier
Publié le 02/07/2021 • modifié le 02/07/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

Lire la partie 1

1. Premières années de la seconde guerre du Golfe

Après la chute du régime baasiste le 9 avril 2003 et à partir de la première guerre civile irakienne (2006-2009), les Shabaks seront les victimes de discriminations et d’actes beaucoup plus intenses et dont les différents groupes insurgés sunnites seront responsables pour l’essentiel. Dans un rapport publié en 2014, le Groupe international sur les droits des minorités estime ainsi le nombre de Shabaks tués entre 2003 et 2012 à environ 1 300 [1]. Les attaques des insurgés arabes sunnites sur les Shabaks chiites ne seront alors pas motivées seulement par des raisons religieuses ; elles se sont également produites alors que la communauté shabak devenait progressivement prise au piège du conflit arabo-kurde dans les territoires dits « disputés » [2]. Les Shabaks s’identifiant comme Kurdes ou qui apparaissaient comme soutenant les Kurdes dans leur combat ont ainsi été spécifiquement ciblés, tandis que les responsables de la communauté shabak s’opposant à être définis comme Kurdes faisait également l’objet de harcèlements et de pressions de la part des autorités du Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak (GRK) [3].

Les groupes extrémistes resteront toutefois les plus actifs dans les actes commis contre les Shabaks. Dans la ville de Mossoul même, ces derniers ont ainsi souffert de vagues d’enlèvements, de meurtres et d’attaques à l’explosifs, causant le départ d’un grand nombre d’entre eux de la ville et leur ré-établissement dans la campagne de la plaine de Ninive. En octobre 2007 par exemple, l’Etat islamique en Irak distribuait des flyers dans la ville où les Shabaks y étaient désignés comme des « apostats », affirmant qu’il s’agissait d’une « obligation de les tuer sans merci et de les forcer à fuir » [4]. En 2009, un responsable de « l’Armée de Naqshibani » [5], un groupe insurgé sunnite, a affirmé quant à lui que les Shabaks étaient « ligués avec l’Iran » et s’avéraient donc, à ce titre, être des traîtres [6]. Les Shabaks subiront ainsi plusieurs attaques ciblées, comme le 11 août 2009 par exemple, où deux camions chargés d’explosifs exploseront dans le village shabak d’Al-Khazna, tuant 34 personnes et en blessant 200 [7].

2. Irruption de l’Etat islamique dans le nord de l’Irak en 2013-2014

L’arrivée de l’Etat islamique dans le paysage septentrional irakien s’avère brutale pour les minorités présentes : cherchant à créer des tensions intercommunautaires et à vider la plaine de tous ses éléments jugés « apostats », Daech n’hésite pas à cibler des lieux de culte et mausolées, concomitamment aux raids - et surtout aux opérations de conquêtes - sur les villes et village eux-mêmes. Ainsi, des lieux de culte shabaks ont été attaqués à de nombreuses reprises, notamment lors de fêtes religieuses ou de funérailles : le 14 septembre 2013 par exemple, un kamikaze se fait exploser lors d’un enterrement shabak à Bashiqa, tuant 33 personnes et en blessant 50 [8]. Quelques mois plus tôt, en avril 2013, l’Etat islamique distribuait des tracts dans les rues de Mossoul, intimant aux Shabaks de quitter la ville dans les 72 heures, sans quoi ils seraient tués ; plus de 1 500 familles shabaks auraient alors quitté la ville, selon le Département d’Etat américain [9].

La conquête de Mossoul par l’Etat islamique en juin 2014 intensifie les exactions commises contre les Shabaks. Leurs maisons mossouliotes sont marquées à la peinture comme appartenant à des « apostats » tandis que, comme le rapportent la Mission d’assistance des Nations unies en Irak (UNAMI) et le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (OHCHR), l’imam de la moquée Al-Tameem, durant les prières du vendredi du 11 juillet 2014, appelle les sunnites de la ville à tuer tous les Shabaks encore présents dans la ville [10]. L’Etat islamique pille par ailleurs leurs maison, qu’il désigne comme « butin de guerre » à redistribuer parmi ses combattants et loyaux militants.

En août 2014, près de l’intégralité de la communauté shabak établie dans la plaine de Ninive -après avoir fui, pour beaucoup, la prise de Mossoul par Daech - quitte à nouveau dans la précipitation ses biens afin de fuir l’avancée de l’Etat islamique dans la plaine, que les terroristes balaieront en quelques semaines, conquérant plusieurs dizaines de villages shabaks dans leur lancée [11]. Pour beaucoup de Shabaks, il s’agit de la deuxième fuite en l’espace d’à peine deux mois. Au 22 août, l’Agence de presse irakienne rapporte qu’au moins 3 000 familles shabaks ont perdu leur maison tandis que des centaines d’autres ont été tuées par les militants de l’organisation terroriste [12]. L’ONG irakienne spécialisée dans les Droits de l’Homme « Hammurabi » estimait en 2014 que plus de 200 000 Shabaks ont fui la plaine de Ninive face à l’avancée des combattants de Daech [13]. La plupart des réfugiés s’est abritée dans la Région autonome du Kurdistan d’Irak (RAK) et dans les régions à majorité chiite de l’Irak, comme celles de Karbala, Najaf ou encore Bagdad.

3. Une méfiance généralisée vis-à-vis des anciens voisins sunnites…

Aujourd’hui, les Shabaks restent pour la plupart dans les camps de réfugiés et réintègrent progressivement la plaine de Ninive tout en évitant, globalement, un retour à Mossoul en raison de la méfiance très forte vis-à-vis de leurs anciens voisins sunnites [14]. Leur retour s’annonce en effet compliqué : entre chrétiens peu désireux de voir de nouveaux arrivants s’installer dans leurs villages et arabes sunnites ayant, pour certains, collaboré avec Daech ou éprouvant de la culpabilité à l’endroit des événements ayant marqué le gouvernorat de Ninive, la coexistence pacifique qui avait prévalu jusqu’aux conflits de ces deux dernières décennies semble aujourd’hui fortement précaire.

En effet, l’ONG kurde irakienne « Institut de recherche sur le Moyen-Orient » (MERI) a réalisé en août 2017 une vaste étude sur les Shabaks et leur perception des autres communautés [15]. Dans celle-ci, on y apprend que, interrogés sur la qualité de leurs relations avec les autres communautés, les Shabaks interviewés ont répondu quasi-systématiquement que celles avec les Arabes sunnites s’avéraient les plus difficiles, citant souvent des expériences vécues ou entendues d’intimidations, de discrimination, de meurtres et d’attaques terroristes à l’époque où ils vivaient à Mossoul ou dans la plaine de Ninive. Les souvenirs traumatiques de l’arrivée soudaine et brutale de Daech dans le gouvernorat, ainsi que les exactions qui s’en sont suivies, amènent un grand nombre des Shabaks interrogés à considérer cette période comme celle d’une trahison de la part de leurs anciens voisins sunnites. Un responsable shabak interrogé déclarait ainsi, à cet égard : « Il est très difficile d’imaginer vivre à nouveau avec les Arabes sunnites après tout ce qu’il s’est passé. Ils nous ont poignardé dans le dos. Hier, nous étions voisins et, aujourd’hui, nous sommes ennemis. Il va être difficile de vivre avec eux à l’avenir ».

Ainsi, l’absence de confiance intercommunautaire, couplée à l’absence de sécurité et de maintien de l’ordre, laisse un grand nombre de déplacés shabaks circonspects face à un potentiel retour dans leurs anciens foyers. Beaucoup déplorent l’émergence d’une « loi de la jungle » où les individus et les groupes armés gèrent eux-mêmes les différends, et se montrent sceptiques quant à la capacité de l’appareil judiciaire irakien à faire face aux défis à venir, notamment satisfaire les nombreuses revendications des victimes. La principale raison de ce manque de confiance reste la corruption : le clientélisme, omniprésent dans la bureaucratie irakienne grève l’action gouvernementale et l’ensemble de l’appareil judiciaire du pays [16].

Une certaine méfiance règne même, aujourd’hui, au sein de la communauté shabak quant au rôle que chacun de ses membres a pu jouer durant le conflit. Tirant parti de leur foi sunnite, certains Shabaks sunnites seraient ainsi restés dans les territoires tenus par Daech, attirant les suspicions d’une potentielle collaboration entre ces Shabaks et les militants de l’organisation terroriste [17].

4. … mais aussi des hôtes chrétiens

Les flux migratoires résultant des déplacements de population shabak ont également conduit à des tensions avec les autres minorités, en particulier les chrétiens vivant dans le district de Hamdaniya. L’arrivée de larges contingents de Shabaks au sein des dernières zones peuplées majoritairement de chrétiens en Irak a conduit ces derniers à s’inquiéter pour l’avenir de leur identité et celles de leurs villes et villages [18], déjà fortement mis en péril par les persécutions de groupes comme l’Etat islamique.

Selon l’étude de l’ONG MERI citée précédemment, la perception parmi les Shabaks de leurs relations avec les chrétiens se montre moins négative qu’à l’égard des Arabes sunnites. Toutefois, en dépit d’une coexistence pluricentenaire, les tensions et la défiance n’ont fait que croître ces dernières années entre les deux communautés. Malgré la violence de l’insurrection sunnite, toujours très en dépit de la défaite territoriale de Daech forte, les Shabaks ont commencé à réintégrer la plaine de Ninive, essentiellement dans les villages et quartiers chrétiens, où ils y ont ouvert des commerces, acheté des terres et des logements.

Dans des villes comme Hamdaniya et Bartella, le régime de Saddam Hussein avait, de fait, alloué des lopins de terre aux citoyens favorables au régime, notamment les familles des soldats tués durant la guerre Iran-Irak. A la chute du régime en 2003, les Shabaks achèteront une partie de ces propriétés [19] et s’y installeront, créant chez les chrétiens la crainte de voir leur culture et mode de vie modifiés par l’arrivée de ces nouveaux résidants dans leur zone d’habitat historique ; certains chrétiens y verront même la main de Bagdad ou Téhéran, qui auraient cherché par là à faire disparaitre progressivement les chrétiens d’Orient.

Les autorités chrétiennes en Irak s’emploient ainsi à freiner l’arrivée de nouveaux habitants shabaks dans les villes et village chrétiens. A Bartella par exemple, un vaste projet immobilier comprenant des zones d’habitation, un centre commercial et un centre sportif, demeure à l’abandon : « le projet a été arrêté par l’église […]. Les gens des autres régions vont venir acheter ces maisons, cela créé un changement démographique », selon le témoignage d’un prêtre interrogé par le New York Times lors de la visite du Pape François en Irak au mois de mars 2021. « Le principal problème, ce sont les responsables shabaks […], ils sont en train de changer l’identité de Bartella », renchérit un autre prêtre [20].

Les Shabaks constatent et regrettent ces obstacles mis en travers de leur installation par les autorités chrétiennes. Ali Iskender par exemple, le maire shabak de Bartella, affirme que les autorités chrétiennes interdisent aux femmes shabaks de donner naissance à l’hôpital auquel Bartella est rattaché, afin que les enfants ne soient pas désignés administrativement comme habitants de la ville [21]. Si les relations entre les deux communautés ne s’avèrent pas belliqueuses pour le moment, elles n’encouragent pas une véritable cohabitation.

Bibliographie :
 Abdullah, Sarwar, Tim Gray, and Emily Clough. "Clientelism : factionalism in the allocation of public resources in Iraq after 2003." Middle Eastern Studies 54, no. 4 (2018) : 665-682.
 Hammurabi Human Rights Organisation (2014) In 60 Days : Second Report for the Period from 10/08/2014 up to 10/10/2014. Baghdad, Iraq.
 Hanish, Shak. "The Islamic State Effect on Minorities in Iraq." Review of Arts and Humanities 4, no. 1 (2015) : 7-11.
 Human Rights Watch (2009) On Vulnerable Ground – Violence Against Minority Communities in Nineveh
 Katzman, Kenneth. Kurds in Post-Saddam Iraq. Diane Publishing, 2010.
 Knights, Michael. "The JRTN Movement and Iraq’s Next Insurgency." CTC Sentinel 4, no. 7 (2011) : 1-6.
 Leezenberg, Micheel. "The Shabak : Between secular nationalisms and Sectarian violence." In Beyond ISIS : History and Future of Religious Minorities in Iraq, pp. 197-206. Transnational Press London, 2019.
 Minority Rights Group (2014). From Crisis to Catastrophe – The situation of Minorities in Iraq. Minority Rights Group International. London, United Kingdom.
 U.N. Office of the High Commissioner for Human Rights. (2014). Report on the protection of civilians in armed conflict of Iraq – 6th July – 10th September.
 Van ZOONEN Dave, WIRYA Khogir, The Shabaks : Perceptions of Reconciliation and Conflict, Middle East Research Institute, Erbil, 2017.

Publié le 02/07/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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