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Les Taliban prendront-ils Kaboul ? (1/2)

Par Gabriel Romanche
Publié le 19/07/2021 • modifié le 30/09/2021 • Durée de lecture : 7 minutes

Afghan National Army stand guard at a checkpoint on the road near to the Bagram airfield in Kabul, Afghanistan, July 03, 2021. 

Haroon Sabawoon / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Volonté de conquête militaire

Depuis le 14 avril, les Taliban ont presque triplé le nombre de districts qu’ils contrôlent en Afghanistan [3]. A ce stade, cette notion de contrôle est à relativiser dans la mesure où il est encore trop tôt pour discerner une réelle capacité de gouvernance de ces territoires. Toutefois la liberté de manœuvre des insurgés dans les centres administratifs, et le départ des unités gouvernementales permet de chiffrer de façon cohérente à environ 229 le nombre de districts sous contrôle de l’EIA, dont 197 capturés depuis le 1er mai 2021 [4]. Seules les provinces de Kabul, Panshir, Kunar et Daikundi échappent totalement à la mainmise des insurgés. Ces districts sous contrôle taliban sont à ce stade principalement des zones rurales qui pour beaucoup étaient déjà contestées avant le 1er mai. Toutefois l’ampleur de la progression des unités de l’EIA leur permet à ce stade de menacer directement 16 des 34 capitales provinciales [5]. En outre, la dégradation de la situation depuis janvier 2021 a provoqué le déplacement d’environ 270 000 Afghans au sein du territoire [6], souvent depuis les zones rurales vers les frontières ou les zones urbaines aujourd’hui particulièrement sous pression des insurgés.

Attention toutefois à ne pas sous-estimer la capacité de défense ferme des forces de sécurité afghanes (ANSF) concentrées sur des positions solidement tenues. Malgré le fort impact moral des récents événements, ces unités bénéficient toujours d’un avantage numérique significatif, d’une supériorité technologique certes secondaire mais bien réelle, et d’une capacité d’appui aérien ponctuel. Lors de la retraite de l’Armée Rouge en mars 1989, nombre d’analyse s’accordaient à prévoir une chute du régime communiste de Najibullah en quelques semaines. Il a pourtant fallu attendre 1992 pour que les mudjahidin prennent la ville de Kaboul et déposent le président. La rapidité de l’avancée talibane correspond également, dans une certaine mesure, à un mouvement de retraite stratégique des unités ANSF qui concentrent leurs moyens sur les sites stratégiques qu’ils souhaitent défendre.

Le tableau général de la situation posé, il est intéressant de décomposer l’action stratégique menée par l’EIA depuis le 1er mai. On observe rapidement trois éléments majeurs dans la progression des unités talibanes : l’effort rapide vers les provinces du nord, le contrôle des axes et points d’intérêts économiques, et l’absence de poussée vers les provinces de l’est.

Provinces du nord : isoler les élites

Dès le lancement de l’offensive au début du mois de mai, les Taliban ont concentré leurs efforts militaires sur la conquête des provinces de Takhar et de Badakhshan au nord-est de l’Afghanistan. La province de Kunduz, déjà sous forte pression a rapidement été débordée. La rapidité de cette prise de position dans une région où la présence des insurgés étaient jusque là bien plus anecdotique que dans d’autres secteurs du pays s’explique par la volonté de prévenir une nouvelle coalition dans le nord du pays. Ces provinces ont été le bastion farouchement défendu de l’Alliance du Nord dans les années 1990 et le point de départ de la reconquête lors de la chute de l’EIA en 2001. En contrôlant aujourd’hui 26 des 28 districts de la province de Badakhshan et 14 des 17 districts de la province de Takhar [7], l’EIA se met en capacité de saisir les capitales provinciales de Faizabad et Taloqan et de priver les élites gouvernementales afghanes de leur assise territoriale traditionnelle. La rapidité de ces captures et le fait que nombre de ces districts aient été saisis sans qu’il y ait eu de velléité défensive de la part des unités afghanes souligne la fulgurance de l’action et l’impact direct sur le moral de ces unités. 2 400 soldats afghans auraient ainsi fui vers le Tadjikistan voisin [8].

Axes et points d’intérêts économiques : asphyxier le gouvernement

Second axe d’effort militaire de l’EIA, la prise de contrôle de portions stratégiques du réseau routier et de postes frontaliers essentiels au fonctionnement économique du pays. Ce faisant, les insurgés privent le gouvernement de sa liberté de mouvement sur le territoire, et de ses moyens économiques. La Ring Road (RR), principal axe routier du pays qui relie Herat à Mazar-e-Sharif en passant par Kaboul et en contournant l’Hindu Kush est la cible de toutes les attentions. Les Taliban ont pris le contrôle de plusieurs segments entre Mazar-e-Sharif et Dushi (Baghlan) au nord et de la quasi-totalité des districts par lesquels passe la RR entre la ville de Qalat Ghilji (Zabul) et Hérat. Au-delà de l’évidente restriction de l’action militaire du gouvernement, privé de l’ancienne Main Supply Road (MSR) de la coalition, le contrôle de cet axe permet la mise en place de check-points et l’asphyxie progressive des grandes villes par la réduction des flux économiques entrant.

Dans la même idée, les Taliban se sont attachés à prendre le contrôle d’un maximum de points de franchissement des frontières internationales par lesquels transitent ces flux. Au nord ce sont les passages vers le Tadjikistan à Eshkashem (Badakhshan) et Sher Khan Bandar (Kunduz), vers l’Ouzbékistan à Hairatan (Balkh), et vers le Turkménistan à Aqina (Faryab) et Torghundi (Herat). À l’ouest vers l’Iran, les postes frontières d’Islam Qala (Herat) et de Sheikh Abu Nasr Farahi (Farah) sont tenus par les insurgés. Enfin à l’est et au sud vers le Pakistan ce sont les emblématiques sites frontaliers de Spin Boldak (Kandahar) et de Jaji Aryub (Paktya) qui sont passés entre les mains de l’EIA. L’ensemble de ces postes frontières représente un manque à gagner significatif pour le gouvernement qui prélève près de 4 millions de US$ par jour de taxes douanières [9]. L’asphyxie économique de l’administration afghane semble être le but poursuivi par l’EIA dont la propagande ne tardera probablement pas à exploiter les pénuries dans les zones gouvernementales en mettant en avant la corruption notoire des élites afghanes.

Les provinces de l’est : priorisation et gestion du tempo

Il peut paraitre étrange dans un premier temps de constater que les provinces de l’est afghan sont relativement épargnées par l’avancée des insurgés. Ainsi la situation dans les provinces de Paktika, Khost, Nangarhar, Kunar et Nuristan semble relativement stable. Cet apparent désintérêt pour les zones frontalières des zones tribales pakistanaises peut être interprété de trois manières. D’une part il est plausible que le Pakistan par la voix de son service de renseignement militaire, l’Inter Service Intelligence, ait poussé les Taliban à limiter la déstabilisation de ces provinces pour ne pas créer d’effet d’entrainement dans les zones tribales pachtounes et d’importants mouvements de population. D’autre part, les forces gouvernementales et les milices locales d’autoprotection sont à ce jour particulièrement bien implantées dans ces régions du fait de la récente lutte contre l’enclave territoriale de l’EIK qui a concentré les efforts de l’ensemble des acteurs sécuritaires afghans. Enfin, ces provinces sont peuplées de population qui, pour une large part, ne sont pas parmi les plus hostiles aux Taliban. Il est probable que les stratèges de l’EIA aient choisi de prioriser leurs objectifs stratégiques afin de limiter les risques militaires et politiques dans des régions dont le soutien parait plus aisément acquis.

Négociations à Doha : postures et absence de compromis

Les négociations à Doha reprennent dans le plus mauvais contexte possible pour le gouvernement afghan. Apparemment totalement débordé sur le plan militaire, la délégation de Kaboul n’est pas aujourd’hui en mesure d’exiger quoi que ce soit de la part des Taliban. Le gouvernement continue à communiquer sur sa capacité à tenir le terrain, à mettre en avant les rares reconquêtes que les unités ANSF ont pu réussir (9 districts depuis le 1er mai), voire à diffuser les images d’anciens succès sur les réseaux sociaux pour tenter de remobiliser le moral des troupes [10]. Dans le même temps, les officiels du gouvernement fustigent le Pakistan pour le soutien qu’il apporte aux Taliban et maintiennent leurs positions face à la délégation des Taliban.

Ces derniers quant à eux appellent au succès des négociations sans pour autant accepter de consentir à assouplir leurs positions. Le fait même de négocier en étant dans une forte dynamique de gain militaire n’étant probablement à ce stade qu’un moyen politique d’affichage servant avant tout des objectifs de communication à destination de l’étranger.

Conclusion

Le choix rigoureux et méthodique des objectifs poursuivi, la logique stratégique qui se dessine dans les récentes offensives des Taliban et l’absence d’action majeure dans les provinces de l’est illustrent une chose tout à fait singulière quant à l’organisation du mouvement, sa centralisation. Loin de se limiter à une insurrection fondée sur l’agrégat de groupes restreints aux ordres de chefs locaux obéissant à des intérêts limités à une zone géographique circonscrite, les Taliban démontrent leur capacité de prioriser militairement leurs objectifs et de mettre en œuvre une stratégie à l’échelle de l’ensemble du territoire afghan. La capacité à coordonner une action militaire de grande ampleur souligne les progrès militaires réalisés par le mouvement depuis sa chute en 2001.

L’encerclement et le siège des principaux centres urbains du pays ne laisse que peu de marge de manœuvre au gouvernement et aux unités ANSF pour faire face à l’offensive des Taliban. Si celle-ci risque de ralentir rapidement en atteignant ces zones de défense plus ferme, il parait toutefois peu probable à ce jour que l’issue du conflit soit favorable au gouvernement afghan. Le scénario de 1989-1992 est dans tous les esprits et c’est d’ailleurs probablement à cet espoir que s’accrochent les responsables afghans qui appellent de leurs vœux un réinvestissement étranger face à la prise de pouvoir inéluctable des Taliban. La question qui reste en suspens n’est donc plus de savoir si les Taliban prendront Kaboul, mais plutôt celle de savoir s’ils parviendront à y tenir et à se faire reconnaitre à l’échelle nationale, et internationale.

Publié le 19/07/2021


Gabriel Romanche est diplômé du master de Relations internationales et action à l’étranger (MRIAE) de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il traite régulièrement de la géopolitique de la zone afghano-pakistanaise et des questions de terrorisme et de radicalisation.


 


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