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Les Turkmènes irako-syriens, témoignage vivant des siècles de domination ottomane sur le Levant (3/5). Une communauté aux liens toujours étroits avec la Turquie

Par Emile Bouvier
Publié le 08/10/2021 • modifié le 08/10/2021 • Durée de lecture : 9 minutes

Lire les parties 1 et 2

1. Des enjeux démographiques loin d’être anodins

L’ampleur exacte de la population turkmène en Irak aujourd’hui est sujette à de nombreux débats. Le chiffre le plus régulièrement avancé par les milieux universitaires - et politiques - turkmènes et turcs est celui de 2,5 millions à 3 millions de Turkmènes, soit 8 à 10% de la population totale irakienne : Mahmut Çelebi, président de la Fondation turkmène İhsan Doğramacı, affirmait en 2012 qu’ils étaient ainsi 3,5 millions [1] tandis qu’Erşat Hürmüzlü, conseiller spécial de l’ancien Président turc Abdullah Gül, avançait plutôt le chiffre de 2,5 millions en 2015 [2].

Les sources occidentales se montrent moins ambitieuses : le département d’Etat américain indiquait le 6 février 2012 que les Turkmènes ne représentaient tout au plus qu’1,5 million d’individus [3] ; un chiffre peu ou prou partagé par le chercheur britannique Stefan Wollf qui estimait, en 2011, la population turkmène à 1,2 million [4]. Son compatriote Brendan O’Leary, quant à lui, indiquait même en 2009 que les Turkmènes irakiens ne devaient guère dépasser les 300 000 [5] ; un chiffre paraissant toutefois excessivement faible comparé à l’ensemble des autres estimations, même parmi les plus pessimistes.

La « bataille pour les chiffres » de la population turkmène n’est pas anodine : les Turcs et responsables de la communauté ont en effet tout intérêt à avancer des chiffres élevés afin de donner davantage de poids à cette minorité ; les Kurdes ou le gouvernement irakien gagneront davantage, de leur côté, à en minimiser l’importance.

La fourchette démographique oscillant entre 2 et 3 millions d’individus semble toutefois la plus retenue. Outre les chiffres exposés précédemment par les milieux turcs et turkmènes, le directeur du groupe de travail du Congrès américain sur le terrorisme et la guerre asymétrique, Yosef Bodansky, avançait en 2004 le chiffre de 2,5 millions de Turkmènes [6]. La même année, le chercheur américain Scott Taylor affirmait que la population turkmène s’établissait à 2 080 000 [7] sur les 25 millions d’habitants que comptait alors le pays, tandis que « l’Organisation des peuples et nations non-représentées » adoptait elle aussi le chiffre des trois millions en 2015 [8]. Si aucun chiffre définitif ne peut donc être avancé avec certitude, le chiffre d’un peu plus de deux millions de Turkmènes semble raisonnable à adopter, tandis que le rang de troisième plus importante ethnie en Irak - devant les Arabes et les Kurdes - apparaît, quant à elle, comme faisant l’unanimité.

En matière religieuse, les chiffres sont là aussi relativement aléatoires. Toutefois, il semblerait d’une part que la majorité des Turkmènes soit musulmane et que, d’autre part, elle se trouve être essentiellement sunnite [9]. Il existerait toutefois de nombreux foyers chiites et mêmes quelques catholiques, dans une bien moindre mesure [10]. Hélas seule source disponible en la matière, le chercheur irakien Raber Tal’at Jawhar, politiste à l’Institut irakien pour les Etudes stratégiques, avance les chiffres de 60% de Turkmènes sunnites pour 40% de Turkmènes chiites [11]. La pratique religieuse des Turkmènes resterait principalement séculaire, ces derniers ayant retranscrit en Irak l’interprétation séculariste des rapports entre l’Etat et la religion appliquée pars la République turque depuis sa fondation en 1923 [12].

2. Un territoire bien défini

Comme évoqué précédemment, les zones de peuplement historiques des Turkmènes irakiens s’étirent le long d’un territoire appelé le « Türkmeneli », qui s’étend des régions arabes du sud de l’Irak aux provinces kurdes, au nord [13]. Tant pour des raisons historiques que démographiques, les Turkmènes considèrent Kirkouk comme leur capitale. Toutefois, si cette dernière apparaît comme la plus grande ville turkmène d’Irak¸ les Turcomans doivent en partager la revendication avec de nombreux autres acteurs, au premier rang desquels les Kurdes – rappelons à cet égard l’un des surnoms de Kirkouk, quelquefois appelée « la Jérusalem des Kurdes » [14]. La ville de Tall Afar, toutefois, apparaît comme celle où la proportion de Turkmènes semble la plus forte [15] ; si aucune statistique fiable n’existe en la matière, le caractère quasi-exclusivement turkmène de la ville est notoire et la présente d’autres ethnies très faible [16].

Les villes de la province de Diyala, à l’instar de Kifri, autrefois fortement turkmènes, le sont désormais bien moins en raison des campagnes intensives d’arabisation menées par le régime baathiste [17]. Toutefois, certaines villes gardent la trace de leur passé turkmène par la présence toujours forte de la communauté éponyme, à l’instar de Mendeli, Karatepe, ou encore Tuz Khurmatu [18]. En-dehors du Türkmeneli, une importante communauté turcomane réside à Bagdad en raison des hautes positions socioéconomiques qu’ont pu occuper les Turkmènes durant l’ère ottomane.

3. La langue turkmène d’Irak, simple variante du turc ?

Le dialecte des Turkmènes d’Irak appartient à la branche oghouze des langues turciques et, en raison de ses liens historiques avec la Turquie, est souvent désigné sous l’appellation de « turc d’Irak » [19]. Les langues oghouzes, parlées par plus de 140 millions de personnes dans le monde, s’articulent autour de trois groupes principaux : celui des langues Azéries (dont fait partie le Turkmène d’Irak), celui du turc (qui inclus le turc de Turquie mais aussi de Chypre ou encore des Balkans) et celui du turkmène, parlé en Asie centrale et dans le nord-est de l’Iran, notamment dans la province du Khorassan.

Si la langue turkmène irakienne possède ses propres caractéristiques, elle garde néanmoins de profondes influences ottomanes et certains standards du turc d’alors, le turc ayant été la langue officielle de l’administration ottomane et la lingua franca irakienne de 1534 jusqu’à la chute de l’Empire ottoman [20]. Le turc d’Istanbul, langue de prestige par excellence, a également exercé une influence encore présente aujourd’hui dans leur dialecte ; ainsi, la syntaxe du turc d’Irak diffère très fortement des variétés irano-turciques voisines. Les modalités du « turc d’Irak » s’avèrent par exemple très proches des dialectes turcs parlés dans les Balkans ou à Chypre et utilisent l’alphabet adopté par la République turque le 1er novembre 1928 [21].

Toutefois, en raison des différentes vagues de migration turciques étalées sur plusieurs siècles, les variétés dialectales turkmènes apparaissent hétérogènes et répondent à diverses dynamiques régionales. Les dialectes turkmènes de Tal Afar, Altun Kupri, Tuz Khurmatu, Kifri, Bashir et Amirli s’avéreraient ainsi relativement proches du dialecte anatolien d’Urfa [22], qui emprunterait davantage de mots persans que le turc stambouliote [23] ; les dialectes parlés à Kirkouk, Erbil, Dohuk, Mandali et Khanaqin montreraient quant à eux une proximité avec certains dialectes turciques comme l’afchar [24]. Certaines poches dialectales de Kirkouk montrent également des similitudes avec le dialecte anatolien d’Urfa [25] ; à ce sujet, selon un sondage réalisé en 2011 à Kirkouk [26], 21,4% des habitants déclaraient le turc irakien comme leur langue maternelle, prouvant là encore le caractère fortement turkmène de la ville. A Erbil, certains dialectes montrent quant à eux des similitudes avec d’autres observés au Kosovo, à Rize, Erzurum et Malaty [27]. Enfin, une certaine diglossie avec le turc stambouliote semble prévaloir dans les milieux éduqués turkmènes, notamment à Kirkouk [28].

La présence culturelle turque, très forte dans le nord de l’Irak, accroît par ailleurs la diglossie : les séries télévisées turques sont en effet parmi les plus courues au Moyen-Orient [29], tandis qu’Ankara finance des écoles privées enseignant le turc stambouliote aux Turkmènes [30]. En 2004, une chaîne de télévision turkmène, « Türkmeneli TV », a par exemple été lancée à Kirkouk, diffusant autant de programmes en turc qu’en arabe [31]. Forte de son succès, la chaîne a désormais ouvert des bureaux à Bagdad et à Ankara, et établi des partenariats avec des chaînes turques parmi les plus regardées comme TRT, TGRT ou encore ATV [32]. Les liens culturels croissants tissés par la Turquie conduit, actuellement, à une standardisation du dialecte turkmène vers le turc stambouliote, notamment au sein de la jeunesse [33].

4. Statut officiel du turc irakien

La langue turque irakienne connaîtra de nombreuses péripéties juridiques, concomitantes à celles, politiques, de la communauté turkmène. Le turc sera en effet reconnu comme langue de minorité à Kirkouk et Kifri en 1931 par les autorités britanniques, à travers l’article 5 du « Language Act » adopté la même année. L’article 6 permettait par ailleurs aux étudiants de choisir leur langue d’enseignement dans les écoles, tandis que les articles 2 et 4 donnaient aux citoyens irakiens le droit de bénéficier de traductions en arabe, kurde ou turc des décisions de justice [34].

Ce libre usage du turkmène prospérera jusqu’en en 1972 : cette année-là, le gouvernement irakien bannit la langue turque ; son usage par les médias est interdit et son enseignement dans les écoles strictement prohibé [35]. Trois ans plus tard, les journaux en provenance de Turquie sont également interdits de vente et d’importation en Irak, afin de décourager davantage encore l’usage du turc dans le pays [36]. La répression croîtra encore dans les années 1980 lorsque le régime baathiste interdira l’usage, en public, du turc irakien.

En 1997, le Congrès turkmène irakien adopte une « Déclaration de Principes », dont l’article 3 établit que « le langage écrit officiel des Turkmènes est le turc stambouliote, et son alphabet le nouvel alphabet latin » [37]. Ce n’est que le 15 octobre 2005 - suivi d’un amendement le 8 janvier 2014 [38] - que le dialecte turkmène est finalement reconnu par la Constitution irakienne. Elle reconnait le turkmène - ainsi que le syriaque - comme une langue officielle de minorité dans les « unités administratives au sein desquelles elle constitue une population dense » [39].

Afin de permettre l’apprentissage du turc avec l’alphabet latin, rendu difficile par des décennies d’arabisation forcée par le régime baathiste, des cours de turc à destination de l’intégralité de la population seront organisés au sein du Türkmeneli après 2005 ; la société civile turkmène se mobilisera fortement en ce sens [40]. De nombreux responsables turkmènes s’investiront également fortement au profit d’un réapprentissage et d’une réappropriation du turc, à l’instar du conseiller turcoman auprès du Ministère de l’Education dans la province de Nineveh qui appelait par exemple en 2016 la Mission d’Assistance des Nations unies pour l’Irak (MANUI) à financer des cours de turc pour les parents turkmènes afin que ces derniers puissent l’apprendre à leurs enfants [41]. De nombreuses écoles assurent aujourd’hui un enseignement en turc [42] et de nombreux médias turcophones à destination de la communauté turkmène ont vu le jour, à l’instar de « Türkmeneli TV » évoqué précédemment mais aussi de « Türkmeneli Haber » ou encore « Kerkuk Gazetesi ».

Bibliographie :
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 Anderson, Liam ; Stansfield, Gareth (2011), Crisis in Kirkuk : The Ethnopolitics of Conflict and Compromise, University of Pennsylvania Press, p. 43, ISBN 978-0812206043
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 Çelebi Mahmut, interview by ORSAM (Orta Doğu Stratejik Araştırmalar Merkezi [Center for Middle Eastern Strategic Studies]), Ortadoğu Analiz4.48 (2012), 116
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Publié le 08/10/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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