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Les Turkmènes irako-syriens, témoignage vivant des siècles de domination ottomane sur le Levant (1/5). Des guerriers turciques aux administrateurs ottomans

Par Emile Bouvier
Publié le 29/09/2021 • modifié le 29/09/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

Si les « Turkmènes d’Irak », en dépit de leur nom, n’ont qu’un rapport très lointain avec les Turkmènes du Turkménistan, cette singularité n’ôte rien à leur place tout à fait notable dans la fresque ethnique et l’échiquier politique de l’Irak. En effet, le territoire des Turkmènes, le « Türkmeneli », s’étend sur une bande territoriale large d’une cinquantaine de kilomètres de part et d’autre du Tigre, en Irak, en partant des confins septentrionaux du pays jusqu’à la frontière iranienne en englobant les villes de Mossoul, Tall Afar, Kirkouk, Baiji, Tozkhurmato, Khanaqin et Baqubah. En tout, ce sont ainsi près de trois millions de Turcomans qui y vivraient, constituant le troisième groupe ethnique le plus important en Irak après les Arabes et les Kurdes. En Syrie, l’ampleur exacte de la communauté turkmène n’est pas connue mais oscille entre 800 000 et trois millions et demi de personnes, faisant d’elle, là aussi, la troisième plus grande ethnie syrienne après les Arabes et les Kurdes.

Les Turcomans [3] irako-syriens, ou Turkmènes d’Irak ou de Syrie, s’avèrent pourtant relativement discrets dans l’actualité des deux pays et de celle moyen-orientale de manière générale : a contrario des Kurdes d’Irak qui bâtissent une région autonome depuis maintenant une trentaine d’années ou de diverses autres minorité irakiennes - à l’instar des Yézidis, des Shabaks ou des Yarsanes - ayant subi les persécutions de divers gouvernements ou groupes islamistes, les Turcomans se distinguent, en comparaison, par leur effacement et leur relative réserve médiatique.

Pour autant, malgré cette discrétion, la politique turcomane se montre riche et sa place dans l’échiquier géopolitique, tant local et régional, s’avère peu anodine : en octobre 2016 par exemple, plusieurs mouvements politiques turkmènes revendiquaient leur droit à une province de Nineveh autonome, semblable à celle du Kurdistan d’Irak [4], tandis que l’année suivante, en 2017, la Turquie menaçait à plusieurs reprises Bagdad d’intervenir militairement sur son sol si la libération de la ville à majorité turkmène de Tall Afar, alors sous le contrôle de Daech, était menée par des milices chiites et non des forces sunnites [5].

Leur répartition géographique, autant que leurs singularités sociologiques et historiques, placent ainsi les Turcomans au cœur de problématiques régionales allant de l’expansion de l’influence iranienne au nationalisme conquérant turc, en passant par la prolifération des milices chiites, ou encore à la résurgence de Daech.

Le présent article entend ainsi exposer l’histoire des Turkmènes d’Irak - ces derniers n’ayant rien à voir, ou presque, avec le Turkménistan d’Asie Centrale - depuis le VIIème siècle (première partie) avant de présenter les discriminations et persécutions auxquelles les Turkmènes ont dû faire face et qui constituent, à bien des égards, un fort vecteur identitaire au sein de la communauté (deuxième partie). Les caractéristiques démographiques et ethnolinguistiques des Turkmènes aujourd’hui seront ensuite détaillées, avec un accent tout particulier sur le langage, enjeu là aussi identitaire et fortement politique s’il en est (troisième partie). Les Turkmènes d’Irak, en raison de leurs poids démographique et de leurs liens incontestables avec la Turquie contemporaine, sont au centre de problématiques politiques et géopolitiques qui seront présentées en synthèse, sans omettre les relations parfois complexes avec les minorités voisines (quatrième partie).
En raison de la plus faible ampleur démographique et politique des Turkmènes syriens, et d’un contexte géopolitique différent de celui de leurs pairs irakiens malgré des tendances historiques similaires, nous avons décidé de les traiter séparément afin de ne pas compliquer la compréhension des parties précédentes : un exposé distinct et intégralement consacré à l’histoire et aux enjeux géopolitiques actuels des Turkmènes en Syrie (cinquième partie) clôturera ce dossier.

Première partie : des guerriers turciques aux administrateurs ottomans

Les Turkmènes d’Irak sont les descendants de plusieurs vagues d’immigration turcique en provenance de la Mésopotamie initiées au début du VIIème siècle et qui s’étaleront jusqu’au démantèlement de l’Empire ottoman, en 1920.

La première vague d’immigration remonte au VIIème siècle, suivie par plusieurs autres durant l’Empire seldjoukide (1037-1194), avant d’être complétées par de nouvelles à l’occasion de la fuite des Oghouzes durant la destruction de l’Empire khwarezmien par les Mongoles au XIIIème siècle et, pour finir, la plus grande migration, organisée et institutionnalisée durant l’ère ottomane, du XVIème au XXème siècle [6]. Celle-ci s’articulera notamment autour de la conquête de l’Irak par Soliman le Magnifique en 1534, puis celle de Bagdad par Sultan Murad IV en 1638. De grandes vagues d’immigration turque, notamment issues d’Anatolie, iront ainsi s’installer en Irak au fil des siècles. La plupart des actuels Turkmènes irakiens sont donc des descendants de soldats, de commerçants et de fonctionnaires ottomans, amenés progressivement en Irak durant les conquêtes et l’administration ottomanes du pays, en particulier dans le nord du pays [7].

1. Les armées arabes et seldjoukides, instigatrices des premières vagues migratoires

La présence de peuples turciques dans l’Irak d’aujourd’hui commence dès le VIIème siècle, avec le recrutement d’un nombre estimé entre 2000 à 5000 Turcs oghouzes par les armées musulmanes d’Ubayd-Allah ibn Ziyad en 674 [8]. Les Turcs oghouzes désignent, essentiellement, les populations turciques originaires des régions de la mer d’Aral et de la mer Caspienne installés peu ou prou en actuelle Turquie ; ils sont considérés comme les ancêtres des peuples turciques actuels : Turcs, Azéris, Turkmènes, ou encore Qashqais [9].

Aussitôt recrutés par les forces omeyyades, les guerriers turkmènes participent à la conquête de Bassorah. La plupart d’entre eux s’installe progressivement, de la fin du VIIème siècle au début du VIIIème siècle, dans les villes de Bukhara à Bassorah, en passant par Bagdad. Durant l’ère abbasside (de 750 à 1517), des milliers de combattants turkmènes continueront d’être recrutés et utilisés en Irak ; toutefois, le nombre de Turkmènes installé en Irak ne croîtra guère davantage et ces premières vagues migratoires s’assimileront rapidement à la population arabe locale [10].

Les migrations opérées durant l’Empire seldjoukide initieront, elles, l’installation véritable des Turkmènes en Irak. Le Grand Empire seldjoukide, pour le moins actif militairement, recrute en effet en 1055 de larges contingents de guerriers turcomans, et pour cause : le sultan Tuğrul Bey, deuxième dirigeant de la dynastie seldjoukide, ambitionne de recréer la route sainte de La Mecque [11]. Au fil des conquêtes seldjoukides, sur une durée d’environ un siècle et demi, les Turkmènes seront progressivement positionnés le long des routes stratégiques d’Irak afin d’en assurer le contrôle ; c’est ainsi que des villes comme Tall Afar, Erbil, Kirkouk ou encore Mandali voient leur population turcomane croître fortement [12] et se « turkménise » au fil des siècles : aujourd’hui encore, ces villes figurent parmi les plus notables du « Türkmeneli » et abritent parmi les plus fortes communautés turkmènes d’Irak. En-dehors de l’aspect démographique, les Turkmènes gagnent également en importance politiquement et militairement. Plusieurs « colons » turkmènes auraient ainsi occupé des positions de choix dans l’administration et l’armée seldjoukides [13].

2. L’ère ottomane, l’âge d’or des Turkmènes en Irak

La troisième et plus grande vague migratoire de Turkmènes en Irak se produit durant les quatre siècles d’administration de l’Irak par l’Empire ottoman (1535-1920). A la fin de la première moitié du XVIème siècle, les Ottomans commencent en effet leur expansion en Irak, menant la guerre contre leur rival le plus redouté, les Perses safavides. En 1534, sous le règne de Soliman le Magnifique, la ville de Mossoul et sa région sont assez sécurisées au sein du territoire nouvellement conquis par les Ottomans pour devenir la capitale de la province responsable de tous les autres districts administratifs de la région [14].

Les Ottomans encouragent ainsi l’établissement de Turcs, notamment anatoliens, dans le nord de l’Irak ; des responsables religieux y sont également amenés afin de prêcher l’islam sunnite hanafite. Ainsi flanqués de loyaux sujets dans la région, les Ottomans sont désormais en mesure de garder opérationnelles - et sécurisées - les voies de communication entre les territoires turcs au nord et les provinces mésopotamiennes méridionales [15]. Avec la conquête de l’Irak par Soliman le Magnifique en 1534, suivie de la capture de Bagdad par Sultan Murad en 1638 (l’actuelle capitale irakienne tombera en effet aux mains d’Abbas le Grand en 1624 avant qu’une large force ottomane menée par Sultan Murad ne l’en déloge [16]), de larges contingents de Turcs viennent s’installer en Irak. Le traité de Zuhab [17], qui met un terme au conflit entre les Empires ottoman et safavide, donne le plein contrôle de l’Irak à Sultan Murad [18]. Le pays des deux fleuves connaît alors un nouvel élan migratoire turkmène, qui ne se cantonne plus seulement à des soldats mais également à des commerçants et des fonctionnaires dont certains deviendront des figures ottomanes notables [19].

La fin de l’Empire ottoman marque celle de l’âge d’or des Turkmènes irakiens : au lendemain de la Première Guerre mondiale, les flux migratoires turkmènes entre la Turquie et l’Irak cessent en effet quasi-complétement. Le pays est désormais placé sous le mandat des Britanniques, comme énoncé lors de la conférence de San Remo en avril 1920, et l’Empire ottoman n’a désormais plus aucune prétention gouvernementale sur l’Irak [20].

Toutefois, l’établissement de la République de Turquie en octobre 1923 sous l’impulsion de Mustafa Kemak Atatürk consacre une nouvelle relation entre les autorités turques et l’héritage ottoman incarné par les Turkmènes en Irak : les autorités revendiqueront en effet avec force, mais en vain, le rattachement, entre autres choses, du vilayet de Mossoul à la Turquie [21] ; une volonté partagée, pour une large part, par les Turkmènes dans la région [22]. Si la motivation d’Ankara tenait en des considérations pétrolières, son intérêt pour les populations turciques habitant le nord de l’Irak était tout aussi réel. La Turquie échouera toutefois à récupérer ces terres irrédentes et les Turkmènes resteront sous la présence des Britanniques, puis des autorités irakiennes.

Sitographie :
 Iraqi Turkmen Front reproaches to Kurd government, World Bulletin, 27/08/2021
https://worldbulletin.dunyabulteni.net/iraq/iraqi-turkmen-front-reproaches-to-kurd-government-h116159.html
 Iraq’s Turkmens call for independent province, Al Monitor, 14/10/2016
https://www.al-monitor.com/originals/2016/10/turkmens-iraq-mosul-tal-afar.html

Publié le 29/09/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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