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Les dilemmes de l’Etat israélien face à sa communauté ultra-orthodoxe

Par Amicie Duplaquet
Publié le 09/10/2015 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Israeli policemen stand guard as hundreds protesters demonstrate in the west Jerusalem ultra-Orthodox neighbourhood of Mea Shearim against the opening of a car park on the Sabbath outside the walls of the Old City on August 1, 2009. Some 700 ultra-Orthodox Jews blocked the entrance to the controversial Carta parking lot, while another group of about 200 Jews held a peaceful protest in Mea Shearim to protest against the parking’s opening on the sabbath. Protests have been held regularly over the past six weeks as the ultra-Orthodox consider that opening the car park as "profaning" the Sabbath and fear it will encourage more traffic and lead to the opening of Jewish stores on the holy day of rest.

AFP PHOTO/AHMAD GHARABLI

Le fonctionnement en autarcie de la communauté ultra-orthodoxe

Présente à Jérusalem avant la création de l’Etat d’Israël, la communauté ultra-orthodoxe se différencie du reste de la population par sa perpétuation d’un mode de vie ancestral. Alors que l’idéologie sioniste du XXème siècle a permis l’émergence de « juifs laïcs », qui ont su adapter leurs croyances religieuses à la modernité sociale, économique et technologique d’un Etat démocratique, les ultra-orthodoxes conservent un mode de vie uniformément dicté par les préceptes de la Torah. Aussi appelés haredim, littéralement « ceux qui craignent Dieu », ils perpétuent une existence entièrement tournée vers la religion. Les hommes consacrent leur journée à l’étude des textes religieux tandis que les femmes s’occupent des familles, souvent nombreuses.

Ce mode de vie se caractérise par un large refus de tous les éléments de la modernité qui s’observe à tous les niveaux de leur quotidien. Un code vestimentaire strict est par exemple à respecter. Les femmes haredi doivent couvrir leurs cheveux, leurs bras jusqu’aux poignets et leurs jambes jusqu’aux chevilles. Elles ne peuvent ni porter de pantalon, ni de chaussures ouvertes. Pour les hommes, le caftan noir est obligatoire. C’est l’habit traditionnel des juifs ultra-orthodoxes d’avant 1948. Par souci de morale religieuse, les haredim vivent pour la plupart à l’écart du reste de la société israélienne, à l’intérieur de quartiers circonscrits dans lesquels ils peuvent appliquer leurs codes sociaux. Le reste de la population n’est à ce titre accepté à l’intérieur de ces quartiers que si elle y applique le code vestimentaire haredi, rappelé par des panneaux postés à chaque entrée.

Cette communauté est aussi connue pour appliquer un strict séparatisme social. La femme haredi doit toujours être sous une autorité masculine : son père avant son mariage, puis son mari. Une fois mariée, tout contact physique avec un homme qui n’est pas son mari lui est interdit. Ainsi, l’ensemble de l’espace social à l’intérieur des quartiers haredi a été aménagé de manière à restreindre au maximum tout contact entre les deux sexes. Dès les années 1980, des passages piétons séparés pour les hommes et les femmes ont été créés, afin d’éviter tout frôlements involontaires aux heures de pointes. A partir de 2001, des lignes de bus privées (1) ségrégant les femmes, qui doivent se tenir debout à l’arrière tandis que les hommes occupent les places assises à l’avant, ont été mises en services dans plusieurs quartiers ultra-orthodoxes de Jérusalem. Cette volonté de contrôle social n’est évidemment possible à mettre en œuvre qu’à l’intérieur des quartiers haredi, ce qui explique l’isolement volontaire de la communauté.

Aujourd’hui, la surpopulation de ces quartiers les pousse parfois à migrer dans d’autres secteurs historiquement laïcs de Jérusalem. Leur arrivée est souvent source de tension avec le reste de la société car ils tentent d’y imposer leurs exigences vestimentaires et religieuses. Le célèbre marché de Mahane Yehuda à Jérusalem est bon exemple des tensions quotidiennes qui peuvent exister entre les ultra-orthodoxes et le reste des Israéliens. Situé dans un quartier de laïc de Jérusalem à proximité de la vieille ville, beaucoup de vendeurs ne ferment pas leurs stands pendant le shabbat, notamment à cause de l’affluence de nombreux touristes. Face à cela, des groupes de haredim arpentent chaque rue du marché tous les vendredis pour forcer les réfractaires à fermer boutique, en restant aussi longtemps que nécessaire devant leurs stands en récitant des prières de shabbat et en faisant fuir les potentiels clients. Il n’est alors pas rare que les esprits s’échauffent. De même, il est courant que des pierres soient lancées sur les voitures circulant pendant le shabbat si elles s’approchent trop des quartiers haredi. En 2009, d’importantes émeutes avaient même éclaté entre les hommes haredi et la police israélienne (2), alors que la municipalité de Jérusalem avait tenté de laisser un parking ouvert pendant le shabbat à Méa shéarim, l’un des plus anciens quartiers haredi.

Ces événements s’incarnent parfois de façon plus violente. A l’image de Yishai Schlissel, le tueur de la Gay Pride, certains haredim portent directement atteinte à la vie de leurs concitoyens israéliens pour exprimer leur désaccord politique. Les motivations de ces actes s’expliquent en partie par l’appréhension très particulière que font les ultra-orthodoxes de l’Etat dans lequel ils résident.

Les difficiles relations de la communauté haredi avec l’Etat israélien

Malgré leur présence en « Terre Sainte », les haredim portent une aversion profonde à l’égard des courants sionistes et de l’ensemble de leurs réalisations, le plus important d’entre eux étant la création de l’Etat juif. En 1882, date de la première vague d’immigration sioniste en Palestine ottomane, quelques 26 000 juifs résidaient alors dans cette province, dont une partie importante de haredim ashkénazes ayant émigré au court des XVIIème et XVIIIème siècles (3). Cette communauté, qui vivait alors au rythme du calendrier hébraïque, recluse dans la vieille ville de Jérusalem ainsi que dans les villes saintes de Hebron et de Safed, réserva un accueil très mitigé aux premiers migrants sionistes. Il est nécessaire de préciser à ce titre que la communauté ultra-orthodoxe de l’époque ne revendiquait aucune forme de souveraineté concomitante à sa présence en Eretz Israël, mais s’inscrivait toujours dans le registre du culturel dans ses rapports avec les autorités locales (4). L’arrivée des premiers sionistes et leur volonté d’émancipation politique reçu donc un accueil majoritairement défavorable de la part des haredim, qui craignaient notamment des représailles de la part des Arabes.

C’est toutefois sur le terrain des idées que le fossé entre les deux parties fut le plus virulent. En effet, la position laïque et marxiste partagée par la majorité des sionistes de l’époque était en opposition flagrante avec le mode de vie haredi, basé sur une stricte application de principes religieux. Selon l’idéologie de la communauté ultra-orthodoxe, la Torah doit être l’unique source de législation et la loi juive, la halakha, est la seule à pouvoir être appliquée. La volonté des nouveaux migrants sionistes de créer un Etat qui outrepasserait ces lois religieuses fut donc très mal perçue par les haredim présents en Palestine avant 1948. Ils furent d’ailleurs unanimement absents du processus d’émancipation politique incarné par les différentes organisations juives qui travaillèrent à créer les bases du futur Etat.

Après 1948, l’opposition des haredim à l’Etat hébreu s’étaya autour des mêmes points de discordes. Le refus du nouvel Etat de reconnaître la suprématie de la loi religieuse sur la loi civile resta la principale grande incompatibilité entre les deux parties. Ce désaccord fut aussi renforcé par une certaine aversion envers le système démocratique, qui fait passer la volonté de la majorité avant la volonté de Dieu.

Plus de soixante ans après la création d’Israël, l’appréhension ultra-orthodoxe de l’Etat a toutefois quelque peu évolué et il convient désormais de distinguer plusieurs courants de pensées. Une partie d’entre eux rejette toujours radicalement le sionisme et l’exprime parfois de manière violente. Le groupe Neturei Karta (5) en est une illustration. Il appelle à la destruction d’Israël et la création d’un Etat palestinien, de la Méditerranée au Jourdain. L’attaque de Yishai Schlissel lors de la Gay Pride est un autre exemple de ce que le gouvernement de Netanyahou qualifie désormais de « crimes de haine » menaçant « le droit des Israéliens à vivre en paix » (6), au sein même de leur société. Il convient cependant de rappeler que malgré leur opposition aux institutions israéliennes, seule une minorité des ultra-orthodoxes se livre des actes similaires, la plupart des rabbins interdisant l’usage de la violence. Sans aller aussi loin, la majorité d’entre eux affiche donc son opposition à l’Etat hébreu et à son idéologie à travers un isolement volontaire dans les quartiers haredi, où ils vivent indépendamment des lois civiles.

A cet extrême inverse, se trouve une minorité de hareditzioni qui se veut à la fois ultra-orthodoxe et sioniste. Ils se caractérisent par leurs positions ultra-nationalistes et endossent les positions les plus extrêmes du sionisme. Ils constituent la base électorale de différents partis nationaliste, tels que le Likoud de Benjamin Netanyahou, Israel Beitenu, littéralement « Israël notre maison », d’Avigdor Lieberman, le Foyer Juif de Naftali Bennett, ou encore le Shass, parti historiquement ultra-orthodoxe séfarade qui a annoncé son ralliement officiel au sionisme en 2010 (7). Cette large représentation politique révèle un certain paradoxe de la communauté ultra-orthodoxe qui, malgré un désintérêt pour les institutions politiques israéliennes, s’y est rapidement implanté. C’est finalement cette action politique qui fut tout autant promoteur que révélateur des tensions entre cette communauté et le reste de la société israélienne.

Une action politique révélatrice : à l’origine de tensions sociales/communautaires

En effet, et en dépit de sa réserve, la communauté haredi a été politiquement représentée en Israël dès 1948, avec l’objectif affiché de défendre et de maintenir ses intérêts. En 1912, Agoudat Israel, littéralement « Union d’Israël », fut le premier parti à être créé par et pour des ultra-orthodoxes polonais. L’objectif du parti était alors d’organiser les haredim d’Europe orientale autour de leurs communautés afin de lutter contre les modernistes du judaïsme, notamment les sionistes et les socialistes. Pourtant, et malgré son hostilité au sionisme, Agoudat Israel participe dès 1948 aux coalitions gouvernementales du nouvel Etat hébreu, notamment au côté du parti travailliste Mapaï. C’est grâce à leurs élus que les étudiants des yeshivot obtiennent, dès 1950, d’être exemptés de service militaire. Dans toutes les coalitions où ils furent présents, les élus Agoudat Israel ont milité pour obtenir un respect des lois juives. On leur doit notamment l’absence de mariage civil.

Agoudat Israel restera l’unique parti politique représentant les ultra-orthodoxes jusque dans les années 1980, où il connait deux scissions, concomitantes à une vague d’immigration de juifs séfarades qui créèrent le Shass en 1984, poussant ainsi les ashkénazes à créer leur propre parti, Degel Ha Torah, en 1988. Malgré ces scissions, les différents partis ultra-orthodoxes unissent leur électorat dans la majorité des scrutins sous le parti de Yahadut Ha Torah, littéralement « Judaïsme unifié de la Torah ». Aux dernières élections législatives de 2015, Yahadut Ha Torah, Israel Beitenu, le Foyer Juif et le Shass ont par exemple obtenu à eux quatre 27 sièges sur les 120 que comptent la Knesset, ce qui, allié aux 30 sièges du Likoud, offre une relative marge de manœuvre aux sensibilités ultra-orthodoxes.

C’est par ce type d’investissement politique que les haredim ont réussi à s’exempter du service militaire pendant plus de six décennies, dès lors qu’ils étaient inscrits dans une yeshiva jusque l’âge de 28 ans. L’aversion de la majorité des ultra-orthodoxes pour cette institution tient en son côté violent, nationaliste et mixte. Si cette situation était socialement acceptable en 1950, elle l’était beaucoup moins soixante ans plus tard, alors que les haredim représentaient environ 10% de la population israélienne. De plus, dans une société où les années de service militaire constituent un socle de socialisation et d’intégration de valeurs nationalistes, la mise à l’écart des ultra-orthodoxes renforçait encore un peu plus leur marginalisation au sein de la société. Consciente des tensions que cela pouvait susciter, la Knesset a adopté l’an dernier une loi obligeant les haredim à effectuer leur service militaire, suscitant ainsi la colère de nombre d’entre eux (8).

La conscription n’est qu’un exemple parmi d’autre des points de discorde existants entre la communauté haredi et le reste des Israéliens, qui montrent de plus en plus d’incompréhension face à ce qui peut être interprété comme un régime préférentiel, particulièrement à un moment où le pays se trouve dans une situation économique délicate. En effet, sur les 10% d’ultra-orthodoxes qui composent la société israélienne, 60% d’entre eux n’exercent aucun emploi (9) afin de pouvoir se consacrer pleinement à l’étude des textes religieux. Malgré leur réserve pour l’Etat, la plupart d’entre eux acceptent différentes aides qu’il propose pour les aider à subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. Or, d’ici à 2050, la communauté ultra-orthodoxe devrait représenter 25% de la population israélienne, selon les estimations du FMI (10). Le défi représenté par les haredim pour la société israélienne n’est donc pas seulement social et sécuritaire, il est aussi économique et c’est peut-être en ce sens qu’il menace le plus la cohésion de la société israélienne.

Les défis posés à Israël par la communauté haredi s’illustrent donc dans différents domaines, tous autant décisifs pour le futur de l’État. Pourtant, les coalitions gouvernementales successives du Likoud ont longtemps minimisé l’enjeu ultra-orthodoxe, pour mettre l’accent sur des menaces extérieures, telles que le Hamas ou l’Iran. C’est la cohésion sociale israélienne, déjà fragmentée, qui pâti aujourd’hui de cette situation qui nécessite une réelle réponse politique.

Notes :
(1) http://www.haaretz.com/print-edition/features/a-bus-named-mehadrin-1.102008
(2) http://www.theguardian.com/world/2009/jul/24/orthodox-jews-riots-jerusalem-streets
(3) Frédéric Encel, Géopolitique du sionisme. Stratégie d’Israël, Armand Colin, Paris, 2009
(4) Ibid.
(5) http://www.nationalpost.com/news/story.html?id=fed5e36a-b237-4a23-9c1b-29bac5314de9
(6) http://www.nytimes.com/2015/07/31/world/middleeast/man-attacks-gay-pride-marchers-in-jerusalem-for-second-time-police-say.html
(7) http://www.jpost.com/Israel/Consternation-surrounds-Shas-joining-Zionist-group
(8) http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/03/02/a-jerusalem-les-ultra-religieux-manifestent-contre-la-conscription_4376277_3218.html
(9) http://www.bloomberg.com/news/articles/2010-08-01/israel-prosperity-seen-unsustainable-as-haredim-refusal-to-work-takes-toll
(10) http://www.thestar.com/news/world/2012/12/01/forget_hamas_and_iran_this_may_be_israels_most_pressing_problem.html

Publié le 09/10/2015


Amicie Duplaquet est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, en Master Coopération et développement au Maghreb et Moyen-Orient. Après avoir suivi des cours de sciences politiques à l’université de Birzeit, en Cisjordanie, elle a réalisé un mémoire sur les conséquences du printemps arabe sur la stratégie israélienne et prépare une thèse sur le même sujet à l’Institut Français de Géopolitique. 


 


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