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L’idée selon laquelle le conflit syrien serait le tombeau de l’ordre dit de « Sykes-Picot » au Moyen-Orient est largement partagée par les observateurs de la région et relève presque du lieu commun. Il est certain que les frontières officielles des Etats moyen-orientaux - formés sur la base des territoires alloués par la Société des Nations à l’exercice des mandats britanniques et français sur les anciennes provinces arabes de l’Empire ottoman - sont de plus en plus impropres à figurer l’inscription territoriale des rapports de forces entres les acteurs de la région.
Entretenue par transformation du pays en terrain d’affrontement entre un axe pro-iranien et un axe « pro-sunnite », la confessionnalisation du conflit syrien a affecté à des degrés divers les Etats voisins déjà marqués par des antagonismes à caractère confessionnel. C’est ainsi que le conflit syrien a pu déborder des frontières de la Syrie pour s’exporter au Liban et en Irak ainsi que, dans une bien moindre mesure, en Turquie. Dans un mouvement simultané, des acteurs extérieurs à la Syrie ont pu trouver dans la guerre que se livrent le régime de Bachar el-Assad et les rebelles syriens, l’occasion d’y porter leurs combats propres, entrainant une « transhumance combattante [1] » à l’échelle de toute la région. Cependant et comme l’indique régulièrement Joseph Bahout dans ses prises positions sur la question, la question de la remise en cause des frontières étatiques telles qu’elles existent depuis le partage de la région entre les puissances mandataires ne doit pas masquer la formation de nouvelles ruptures territoriales, de nouvelles frontières, de nouveaux espaces affrontés et définis dans la plupart des cas par le facteur confessionnel.
Les flux de réfugiés constituent le premier aspect des dynamiques transfrontalières impliquées par le conflit syrien. Fin 2013, le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés dénombrait près de 2,5 millions de réfugiés syriens, un chiffre qui selon les prévisions de ce même organisme pourrait doubler au cours de l’année 2014. Le pays frontalier qui doit faire face à l’afflux le plus massif est le Liban qui a accueilli sur son territoire depuis le début du conflit l’équivalent d’un cinquième, voire d’un quart de sa population. Cet état de fait entretient des tensions - encore limitées - entre citoyens libanais et réfugiés du fait de la pression qu’exerce cet accroissement rapide de la population sur les infrastructures et sur le marché du travail. Pays également peu peuplé, confronté à une situation économique difficile, la Jordanie éprouve également des difficultés à accueillir les réfugiés syriens du fait d’infrastructures également insuffisantes. En Turquie, l’accueil des réfugiés ne constitue pas en soi un sujet de controverse. Cependant, l’épanchement des tensions confessionnelles que nous allons évoquer plus bas connaît des traductions dans les camps de réfugiés. La Turquie compte en effet une population arabe alaouite établie historiquement dans les zones frontalières de la Syrie, au sud-ouest de la Turquie. Partageant la confession de Bachar el-Assad et singulièrement hostile pour des raisons évidentes aux extrémistes sunnites, ces populations n’entretiennent pas les meilleurs rapports avec les réfugiés sunnites installés dans la région. Par ailleurs, les autorités turques ont été contraintes de procéder à une séparation confessionnelle entre réfugiés syriens alaouites et sunnites afin d’éviter les tensions entre ces deux populations. Par ailleurs, en accueillant l’essentiel des réfugiés kurdes syriens, le Kurdistan d’Irak a renforcé son rôle de « foyer national » pour les Kurdes de la région et a accru par là même son influence transfrontalière auprès des populations kurdes de la région.
Au delà de la question des réfugiés, le conflit syrien a contribué à structurer les clivages politiques sur des lignes confessionnelles. L’antagonisme entre les partisans et les opposants au régime de Bachar el-Assad s’est progressivement transformé en un antagonisme entre partisans de l’Iran et partisans des puissances du Golfe au premier rang desquelles l’Arabie saoudite, ce clivage structurant par ailleurs un clivage confessionnel traversant l’ensemble de la région.
Cette réalité est particulièrement sensible au Liban qui n’est jamais véritablement sorti de l’orbite syrien depuis la fin de la Guerre civile (1975-1990). Depuis 2005 et l’assassinat de Rafic Hariri, la classe politique libanaise est structurée par un clivage fondamental, celui qui oppose les partisans de Bachar el-Assad, Hezbollah en tête, et qui sont soutenus par l’Iran aux opposants au régime de Damas, dominés par le Courant du futur, de coloration sunnite et soutenu par l’Arabie saoudite. La dimension confessionnelle de ce clivage est sous-jacente mais évidente. Le débordement du conflit syrien a commencé de manière précoce dans la ville de Tripoli avec des affrontements répétés entre habitants alaouites et sunnites. Il s’est encore renforcée par la présence de radicaux salafistes qui prennent un poids croissant au sein du camp sunnite et portent la guerre sur le territoire libanais. C’est à des groupes relevant de cette mouvance que l’ont peut attribuer les attentats de la fin de l’année 2013, notamment celui qui a frappé l’ambassade iranienne à Beyrouth en novembre et ceux du mois de janvier 2014. C’est cependant le rôle déterminant joué par le Hezbollah en Syrie en soutien aux troupes de Bachar el-Assad qui inscrit le Liban et les acteurs libanais dans la continuité de la crise syrienne.
Le continuum conflictuel formé par les territoires libanais et syrien s’étend également à l’Irak. C’est en Irak qu’à partir de 2003, le clivage entre sunnites et chiites s’est recomposé, s’est reconstruit à la faveur de la crainte des puissances sunnites vis-à-vis de la puissance iranienne. La guerre civile irakienne des années 2006-2007 a contribué à structurer dans ce pays des identités confessionnelles que le conflit syrien n’a fait qu’exacerber. La contestation sunnite contre le pouvoir du Premier ministre chiite, allié à l’Iran, Nouri al-Maliki s’est trouvé dans une posture de solidarité avec les rebelles syriens de plus en plus identifiés en fonction de leur appartenance confessionnelle et eux-mêmes en lutte contre un régime également allié de Téhéran. Par ailleurs, les groupes radicaux sunnites présents en Irak ont opéré une jonction avec les éléments les plus extrémistes de l’opposition armée au Bachar-el Assad avec la création de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) crée sur la base de la branche irakienne d’al-Qaïda. Début 2014, EIIL s’est ainsi imposé au cœur de la contestation sunnite irakienne par sa présence militaire dans les villes de Ramadi et de Falludja insurgées contre le gouvernement de Bagdad, contribuant encore à la militarisation et à la confessionnalisation des rapports de force politiques. Par ailleurs, la participation de membres de milices chiites irakiennes au conflit syrien du côté des forces du régime et du Hezbollah doit également être notée.
Bien que se trouvant dans une situation différente du fait de la puissance de ses institutions étatiques, la Turquie n’est pas totalement hermétiques aux débordements du conflit syrien. L’engagement volontariste d’Ankara en faveur de l’opposition dès les premiers moments de la révolution a très tôt constitué un point de contention entre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan et l’opposition turque, le CHP (kémaliste) notamment. Alors même que les relations diplomatiques étaient coupées entre la Turquie et la Syrie, les responsables de ce parti politique ont pu se rendre à Damas pour faire preuve de leur opposition à la politique du gouvernement turc sur le dossier syrien. Par ailleurs, avec le repli identitaire sunnite qui a marqué la politique et les discours de l’AKP au pouvoir, les prises de position du gouvernement sur la Syrie ont tendu à être envisagées de manière sous-jacente comme de nature confessionnelle. En conséquence, la coloration aléviste prise progressivement par le mouvement de protestation initié en juin 2013 contre le gouvernement doit également être envisagée avec le conflit syrien en arrière plan. Il se trouve en effet que les alévis de Turquie (à ne pas confondre avec les alaouites de Turquie), qui ont beaucoup à craindre d’une politique pro-sunnite de la part d’Ankara, forment une composante substantielle de l’électorat du CHP et de manière générale se trouve dans un secteur de l’opinion publique hostile à l’AKP. Par ailleurs, et la question des réfugiés mise à part, le soutien de la Turquie à l’opposition armée au régime de Damas a rendu sa frontière avec la Syrie extrêmement poreuse. Les allers et venues de rebelles syriens, dont des groupes djihadistes dans les zones frontalières, entre les zones de combats situées en Syrie et le côté turcs où ces derniers pouvaient accéder à des soins et à des ravitaillements en vivres et en armes, se sont révélées être un facteur d’instabilité.
En effet, non seulement les populations locales ont-elles pu manifester leur agacement devant la transformation de leurs zones d’habitation en base de repli d’un conflit auxquelles elles ne voulaient être associés mais la Turquie a du faire face à de véritables débordements sécuritaires qui ont mis en danger la vie de ses citoyens, les effets collatéraux des combats touchant le côté turc de la frontière. Par ailleurs, la Turquie a été visée par des actes terroristes en lien direct avec la crise syrienne, avec notamment l’attentat meurtrier de Reyhanli de mai 2013. Bien que cet attentat ait été attribué à des groupes d’extrême gauche de coloration alévie/alaouite, les responsabilités réelles sont moins claires et des acteurs islamistes sunnites pourraient en fait être impliqués. C’est cependant le dossier kurde qui illustre le mieux les interdépendances qui existent entre des évolutions relevant de la politique intérieure turque et certaines dimensions du conflit syrien. En effet, malgré le processus de paix lancé en 2013 entre l’Etat turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ces deux acteurs qui sortent de près de trente ans de guerre restent dans une situation de rapport de force qui intègre l’alliance stratégique du PKK avec le régime syrien et la consolidation de l’emprise de ce mouvement dans les régions kurdes de Syrie, frontalière de la Turquie. Hégémoniques dans ces zones du fait de ses victoires contre les groupes djihadistes qui opèrent au nord du pays et de leur répression des autres groupes kurdes, les alliés du PKK fournissent au mouvement une territorialité qui renforce son statut d’acteur régional, faisant ainsi pression sur Ankara dans le cadre d’un processus de paix qui relève d’abord du rapport de force et qui ne pourra reprendre qu’une fois passées les élections municipales turques du mois de mars 2014.
Ces évolutions interviennent au moment même où l’alliance stratégique entre le Gouvernement régional kurde (GRK) d’Irak, autonome de Bagdad, et la Turquie donnent ses premiers résultats concrets avec la construction d’un pipeline contrôlé par les autorités kurdes d’Irak et leur permettant d’exporter directement leur pétrole en Turquie sans avoir besoin de l’aval de l’Etat central irakien. La Turquie se trouve donc dans son étranger proche face à deux entités autonomes. L’une reste leur allié le plus fidèle dans la région tandis que l’autre est un instrument dans le rapport de force qui oppose Ankara au PKK. Simultanément, l’espace kurde se structure autour d’une opposition entre le PKK et le GRK que la crise syrienne a contribué à accentuer. Ces deux entités kurdes relèvent de moins en mois d’une logique respectivement syrienne et irakienne. Leur évolution intègre en fait une dynamique centrée sur la Turquie. La visite de Massoud Barzani à Diyarbakir, la plus grande ville kurde de Turquie et sa rencontre publique avec Recep Tayyip Erdogan, rencontre au cours de laquelle il a pu manifester son soutien au processus de paix est à cet égard symptomatique.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Hervé Amiot
Hervé Amiot est Docteur en géographie, agrégé et ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm). Après s’être intéressé aux dynamiques politiques du Moyen-Orient au cours de sa formation initiale, il s’est ensuite spécialisé sur l’espace postsoviétique, et en particulier l’Ukraine, sujet de ses recherches doctorales.
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