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Le 29 décembre 2019, une séquence de frappes aériennes américaines cible des positions de la milice chiite Ka’taib Hezbollah en Irak, tuant 25 de ses combattants et détruisant de nombreux équipements militaires. « Notre combat contre l’Amérique et ses mercenaires est maintenant ouvert à toutes les possibilités ! », déclare dans la foulée la force paramilitaire (1). Alors que l’Iran déplore cet acte de « terrorisme », le grand Ayatollah chiite irakien Ali al-Sistani condamne « l’atroce agression » américaine. Trois jours plus tard, le général iranien Ghassem Soleimani, parrain des milices chiites, est tué dans une frappe aérienne américaine à Bagdad aux côtés d’Abou Mehdi al-Mouhandis, homme fort des Forces de mobilisation populaire (PMF), provoquant une véritable mobilisation anti-américaine au sein des milices chiites au Levant (2).
De fait, depuis l’intervention militaire d’Israël au Liban le 6 juin 1982, Téhéran s’emploie à recruter, former et équiper des combattants étrangers venant d’horizons très variés (Liban, Irak, Syrie, Yémen, Afghanistan et Pakistan notamment), dont le dénominateur commun est celui de leur foi chiite et de leur loyauté vis-à-vis de l’Iran. Ces combattants ont, au fil des années, fortement accru leurs capacités opérationnelles, leur équipement et leur expertise militaire, au point d’accroître régulièrement l’attention - et la tension - des Etats-Unis et de ses alliés, notamment des Israéliens.
Qui sont ces milices chiites ? Pourquoi (et comment) se retrouvent-elles à ce point corrélées à l’Iran ? Quel est leur poids dans la balance géopolitique aujourd’hui ? C’est à ces questions que cet article s’attachera à répondre, en reconstituant la sociogenèse des milices chiites au Liban et en Syrie (première partie) ainsi qu’en Irak (deuxième partie) et partant, leur valeur dans l’équation sécuritaire et diplomatique moyen-orientale aujourd’hui.
Les guerres en Syrie et en Irak ont donné à l’Iran l’opportunité de formaliser et d’étendre les réseaux de ses milices chiites à travers le Moyen-Orient. De vastes unités paramilitaires constituées d’Irakiens, de Syriens, de Libanais, d’Afghans ou encore de Pakistanais opèrent en effet actuellement dans les différents théâtres d’opérations au sein desquels l’Iran se trouve impliqué, directement ou indirectement. Ce programme a été en très grande partie dynamisé, piloté et supervisé par Ghassem Soleimani, général de la force al-Quods du Corps des gardiens de la révolution islamique assassiné le 2 janvier par les Etats-Unis.
Ce réseau de combattants chiites n’est toutefois pas un phénomène nouveau. En effet, afin de comprendre la situation actuelle et les tenants et aboutissants des milices chiites au Levant, il est nécessaire de revenir sur les liens entre l’Iran et le Hezbollah libanais, actuellement reconnu comme organisation terroriste par les Etats-Unis, Israël, la Ligue arabe et d’autres pays (3). Cette proximité entre la République islamique et l’organisation libanaise date de l’intervention militaire israélienne au Liban le 6 juin 1982 qui mènera à la formation officielle du Hezbollah le 16 février 1985 - l’organisation, diffuse mais réelle, existait officieusement depuis le début des années 1980 sous l’aspect d’un conglomérat de combattants chiites ayant quitté les rangs du Parti islamique Dawa et du Mouvement chiite Amal.
L’assistance de l’Iran auprès du Hezbollah prend forme, dès le début du conflit libano-israélien, par l’arrivée de 1 500 membres de la force al-Quods dans la région de la Bekaa, à Brital, Babisheet et Ba’albek, afin d’apporter un soutien matériel aux combattants chiites libanais et les former dans le domaine du recrutement, de l’idéologique et de l’entraînement militaire (4) ; preuve de l’intérêt particulièrement appuyé de l’Iran pour le Hezbollah, les 1 500 soldats d’élite envoyés par Téhéran au Liban avaient dû être prélevés du front irakien, où l’Iran et l’Irak s’affrontaient depuis plusieurs années maintenant dans un conflit (22 septembre 1980-20 août 1988) particulièrement brutal. La relation entre l’Iran et le Hezbollah s’avérera si « intime » à partir de ce moment que certains chercheurs (5) sont allés jusqu’à catégoriser le Hezbollah comme étant un « partenaire sur un pied d’égalité avec l’Iran plutôt qu’un proxy ».
La formation dispensée par les Gardiens de la Révolution incluait également l’acquisition de compétences spécifiques visant à conduire à bien des missions de reconnaissance, de collecte de renseignement et de mise en œuvre de plans dont l’usage des kamikazes était la clé de voûte (6). Dans ce cadre, l’entraînement dispensé par l’Iran au profit du Hezbollah a drastiquement accru les capacités opérationnelles du groupe, mais il a également doté l’organisation libanaise d’une expertise dont il a pu faire bénéficier d’autres groupes, à l’instar du Hamas ou du Djihad islamique palestinien. Ce modèle de « formation du formateur » est aujourd’hui à l’œuvre en Syrie, où le Hezbollah, en collaboration étroite avec les Gardiens de la révolution, s’est employé à entraîner des combattants étrangers pro-régime dans les domaines de la guérilla et de la guerre asymétrique. Les meilleurs stagiaires étaient ensuite sélectionnés pour suivre un entraînement plus poussé encore afin de produire des unités d’élites hybrides, capables de combattre avec efficacité et de façon indifférenciée des acteurs étatiques comme non-étatiques. C’est ainsi que naîtra en 2012 par exemple la milice Liwa al-Imam al-Baqir, active principalement dans la province d’Alep et le sud de la région de Palmyre (7).
Engagé avec intensité sur de nombreux fronts en raison de sa grande efficacité, le Hezbollah a subi de lourdes pertes au combat (environ 1 600 entre 2011 et 2019 selon l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme (8)), tant contre les groupes djihadistes que contre les mouvements rebelles syriens, jouant un rôle notable dans la défense des zones alaouites syriennes ainsi que dans celle des villes et axes stratégiques. Afin de soulager la pression sur ses effectifs, l’organisation libanaise s’est employée à recruter un nombre significatif de combattants d’origine syrienne, formant par la même occasion le « Hezbollah syrien » (9).
Plusieurs milices chiites irakiennes ont également été amenées à prendre part aux combats en Syrie, notamment dans la région frontalière entre l’Irak et la Syrie que délimitent les villes d’Abou Kamal et Al Qaïm dans la moyenne vallée de l’Euphrate ; c’est le cas, en particulier, de la milice Harakat al-Abdal ou encore des Kata’ib al-Imam Ali.
En dépit de certains signes ayant pu laisser penser, au fil du temps, que certaines dissensions pouvaient être à l’œuvre au sein des différents commandants des milices chiites (10), ces groupes ont poursuivi leur expansion et continué à coopérer étroitement entre eux, comme cela a pu se voir notamment en Syrie. Par exemple, au début de l’année 2013, la scission opérée par la milice chiite Kata’ib Sayyid al-Shuhada au détriment du Kata’ib Hezbollah (le « Hezbollah irakien »), tout comme celle opérée par le Harakat Hezbollah al-Nujaba au détriment du Asa’ib Ahl al-Haq, n’empêchera pas ces groupes de continuer à coopérer et à combattre ensemble en Syrie afin de défendre le régime de Bachar al-Assad.
En Syrie, la Liwa Abu Fadl al-Abbas a quant à elle constitué la première tentative majeure du régime de Damas de créer sa propre milice chiite, essentiellement basée sur le modèle du Hezbollah libanais, dont il a d’ailleurs reçu une assistance substantielle dans ce but. D’autres groupes chiites syriens, à l’instar de la Liwa al-Imam al-Baqir, ont également été formés avec l’appui du Hezbollah (11), et se sont battus aux côtés de milices chiites soutenues par l’Iran.
Le Quwet al-Shahid Muhammad Baqir al-Sadr (nom de guerre du corps expéditionnaire envoyé par l’Organisation Badr en Syrie), constitué d’Irakiens chiites, s’est quant à lui déployé à travers la Syrie afin de prêter main-forte au régime mais, surtout, mettre sur pied de nouvelles milices chiites syriennes ressemblant en tous points au Hezbollah libanais dans leur façon de fonctionner. Plusieurs milices naîtront, de fait, de cette initiative, et seront utilisées comme des forces de réaction rapide ; la Liwa al-Imam al-Hussein en est un exemple.
Le conflit en Syrie a forcé le régime d’Assad et de Téhéran à envisager le recrutement de miliciens chiites au-delà de la simple région moyen-orientale : l’Asie, et notamment le Pakistan et l’Afghanistan, ont ainsi très vite attiré l’attention en raison des fortes communautés chiites y vivant (environ 7 millions en 2017 en Afghanistan et 30 millions au Pakistan en 2018 (12)). Les autorités iraniennes en savent quelque chose : près de 3 millions d’Afghans vivent en Iran, dont environ 950 000 qui y sont officiellement réfugiés (13). Cette implantation d’une forte communauté afghane sur le sol iranien a grandement facilité le recrutement de nouveaux combattants pour le front levantin.
De fait, au-delà des Libanais, des Syriens et des Irakiens, les milices chiites comptent également en leur sein de nombreux effectifs en provenance d’Afghanistan et du Pakistan. Les combattants afghans rassemblés sous la bannière de la Liwa Fatemiyoun seraient ainsi entre 10 000 et 12 000 (14). Ils auraient été envoyés sur les fronts les plus violents, à l’instar de celui d’Alep, de Dera’a, de Damas, de Lattakié ou des monts Qalamoun. Certains rapports indiquent que la Liwa Fatemiyoun aurait subi de substantielles pertes, dont le chiffre précis n’est pas connu mais représenterait plusieurs centaines de combattants (15). Ces combattants afghans, Hazaras (16) pour la plupart, sont motivés par une combinaison d’appât financier et de mobilisation religieuse ; un grand nombre a ainsi été harangué par le discours sur la protection des lieux saints du chiisme en Syrie, comme la mosquée de Sayyidah Zaynab à Damas. D’autres études (17) montrent quant à elles que les combattants afghans ont été nombreux à être recrutés directement au sein des camps de réfugiés en Iran, où on leur promettait des documents d’identité iraniens légaux pour les membres de leur famille s’ils acceptaient d’aller en Syrie pour s’y battre.
Les Pakistanais ont quant à eux leur propre milice depuis janvier 2015, la Liwa Zaynabiyoun. Avant que cette dernière ne soit créée, les combattants pakistanais étaient intégrés, sans coordination particulière, entre les différentes milices chiites. Les premiers contingents pakistanais ont pris pied en Syrie au début de l’année 2013 et étaient originaires de la tribu chiite Turi, dans la région de Kurram, ainsi que de l’ethnie des Hazaras, dans la région de Quetta.
Des sites Internet ainsi que des pages rédigées en ourdou sur les réseaux sociaux ont été abondamment employés par la Liwa Fatemiyoun et la Liwa Zaynabiyoun afin de recruter des combattants pakistanais et prendre part au conflit en Syrie, essentiellement contre l’Etat islamique et les autres groupes extrémistes sunnites. Certains éléments prendront toutefois part à la bataille de Khasham contre les Etats-Unis et les Kurdes, le 7 février 2018, au cours de laquelle des milices chiites lanceront une attaque soudaine contre les forces spéciales américaines et les Forces démocratiques syriennes (FDS) près de la ville de Khasam, dans la région de Deir ez Zor. La riposte américaine conduira à la mort de 68 combattants chiites, selon l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme (18).
Lire la partie 2
Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
– Etude : l’élimination du général Soleimani : exorciser 1979 ? Divorce irakien ?
– Le Corps des Gardiens de la révolution islamique iranienne
– Le Hezbollah en pleine mutation : d’un mouvement de libération nationale à une alliance stratégique régionale avec l’Iran (1/2) : l’ascension du Hezbollah au sein du régime libanais
– Le Hezbollah, en pleine mutation : d’un mouvement de libération nationale à une alliance stratégique régionale avec l’Iran (2/2) : stratégie régionale et internationale du Hezbollah
– Le Hezbollah, de la défense du territoire libanais à la défense de ses intérêts régionaux
– Le Hezbollah dans ses relations avec l’Iran et la Syrie
– L’appareil social du Hezbollah et ses enjeux de 1990 à nos jours : l’expression d’une « libanisation » en trompe-l’œil ? (1/2)
– L’appareil social du Hezbollah et ses enjeux de 1990 à nos jours : l’expression d’une « libanisation » en trompe-l’œil ? (2/2)
Notes :
(1) https://www.nytimes.com/2019/12/29/world/middleeast/us-airstrikes-iran-iraq-syria.html
(2) https://www.theguardian.com/world/2020/jan/03/baghdad-airport-iraq-attack-deaths-iran-us-tensions
(3) A l’instar du Canada, de l’Argentine, du Paraguay, de la Grande-Bretagne, des Pays-Bas, de l’Australie, du Venezuela, du Honduras, de la Colombie ou encore du Conseil de coopération du Golfe.
(4) Magnus Ranstorp, “The Hezbollah Training Camps of Lebanon,” in James JF Forest, The Making of a Terrorist, Volume II : Training (Westport, CT : Praeger, 2006), p. 244. See also Wehrey et al.
(5) A l’instar du chercheur autrichien Walter Posch.
(6) Nour Samaha, “Hezbollah’s Crucible of War,” Foreign Policy, July 17, 2016.
(7) CLARKE, Colin et SMYTH, Phillip. The Implications of Iran’s Expanding Shia Foreign Fighter Network. CTC Sentinel, 2017, vol. 10, no 10, p. 14-18.
(8) https://aawsat.com/english/home/article/1542841/exclusive-hezbollah%E2%80%99s-gains-syria-war-equal-its-losses
(9) SLIM, Randa. Hezbollah and Syria : From regime proxy to regime savior. Insight Turkey, 2014, vol. 16, no 2, p. 61.
(10) “The Defection of the Secretary General of Hezbollah Iraq and the Formation of ’Sayyid al-Shuhada,” Al-Masala, 10 mars 2016.
(11) SELIKTAR, Ofira et REZAEI, Farhad. Rescuing the Assad Regime and Turning Syria into a Client State. In : Iran, Revolution, and Proxy Wars. Palgrave Macmillan, Cham, 2020. p. 167-201.
(12) Selon des données basées sur les informations fournies par la Banque mondiale : https://data.worldbank.org/country/afghanistan
(13) Selon des chiffres du UNHCR en date de 2016 : https://www.unhcr.org/protection/operations/50002081d/iran-fact-sheet.html
(14) https://www.liberation.fr/planete/2019/04/10/les-afghans-chair-a-canon-de-l-iran-en-syrie_1720605
(15) Christoph Reuter, “Murad’s War : An Afghan Face to the Syrian Conflict,” Afghanistan Analysts Network, June 26, 2015.
(16) Les Hazaras constituent un peuple d’Afghanistan, également présent dans une moindre mesure au Pakistan, en Iran et au Tadjikistan. Chiites duodécimains, les Hazaras parlent le persan et subissent, à ces titres, des discriminations dans les pays à majorité sunnite au sein desquels ils vivent.
(17) Cf. par exemple AREFI Armin, Un Printemps à Téhéran, Broché, 2019.
(18) http://www.syriahr.com/en/?p=84814
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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