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Yves Brillet est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, agrégé d’Anglais et docteur en études anglophones. Sa thèse, sous la direction de Jean- François Gournay (Lille 3), a porté sur L’élaboration de la politique étrangère britannique au Proche et Moyen-Orient à la fin du XIX siècle et au début du XXème.
– Les missions de St John Philby auprès d’Ibn Saoud : janvier 1917- octobre 1918 (1/4)
– Les missions de St John Philby auprès d’Ibn Saoud : janvier 1917- octobre 1918 (2/4)
– Les missions de St John Philby auprès d’Ibn Saoud : janvier 1917- octobre 1918 (3/4)
Le 26 mars, Philby reçut de Cox la confirmation que les propositions du 9 mars 1918 avaient été acceptées et qu’il était autorisé à se rendre dans le Nedjd pour informer l’émir de Riad des décisions prises par Londres (1). Lors de leur rencontre le 11 avril, Philby, interprétant librement les consignes de Cox, fit savoir à Ibn Saoud qu’une offensive contre Hail constituait le seul moyen de s’assurer un prestige égal à celui dont jouissait Hussein en raison de sa campagne contre les Turcs dans le Hedjaz. Afin de permettre la préparation d’une opération contre Hail, Philby, de sa propre initiative et sans en référer à ses supérieurs, lui consentit un prêt de 20.0000 livres sur des fonds mis à sa disposition (2).
Pour les autorités britanniques, rien ne justifiait cependant de modifier les instructions données en mars. Cox télégraphia à Bahreïn le 10 mai afin que l’Agent politique en poste rappelle à Philby qu’une expédition contre Hail n’était pas souhaitée par le gouvernement et ne devait être approuvée que s’il considérait qu’elle avait toutes les chances d’aboutir. Philby devait faire comprendre à Ibn Saoud qu’il ne devait en tout état de compte rien entreprendre avant d’avoir reçu les armes qui lui avaient été promises mais qu’il pouvait se rendre utile en continuant de contrôler le district de Qasim et en bloquant les trafics de contrebande (3). Cette politique visant à contrôler Ibn Saoud et à le cantonner à des actions de simple police fut confirmée lorsque Le Caire avertit Londres qu’en raison des revers subis par les Turcs, Ibn Rashid était susceptible de faire des ouvertures en direction des forces britanniques. Wingate expliqua dans un télégramme daté du 21 mai qu’il lui semblait souhaitable d’éviter que l’émir de Hail ne fasse sa soumission au Chérif et qu’il préférait que les contacts soient pris directement via Le Caire ou Bagdad. Afin de ne pas froisser Hussein, il estimait qu’Ibn Saoud devait être maintenu en dehors de la négociation (4). Le 24 mai, Bagdad demanda à Bahreïn d’en informer Philby (5).
Les efforts déployés pour dissuader Ibn Saoud de mener des actions contraires aux décisions de l’Eastern Committee furent contrariés par la détérioration des relations entre La Mecque et Riad à partir de la seconde moitié du mois de mai 1918. Craignant que la rivalité entre l’émir wahhabite et le Chérif pour le contrôle du district du Wadi el Khurma situé à 170 kilomètres au nord-est de Taif ne débouche sur un conflit ouvert et dans le but d’éviter une confrontation entre les forces du Hedjaz et les partisans d’Ibn Saoud, le Caire demanda à ce que Philby soit averti des mesures défensives prises par Hussein (6). Le 9 juillet, Wingate avait souhaité depuis Ramallah qu’un message d’avertissement soit envoyé aux deux parties. Le 15, il reçut en copie le télégramme adressé par Londres à Bagdad insistant pour que tout soit fait pour faire baisser les tensions entre Riad et La Mecque. Le 22 juillet, l’India Office informa le vice-roi que la situation était devenue trop critique pour attendre le rapport de Philby et qu’il était nécessaire de mettre en garde Ibn Saoud contre toute initiative indésirable (7). Shuckburgh nota le 24 qu’après avoir autorisé l’envoi d’une mise en garde formelle à Hussein et à Ibn Saoud, le War Office, le Foreign Office et l’India Office devaient décider de la conduite à tenir pour éviter une rupture entre le Hedjaz et le Nedjd, dissuader Hussein d’envoyer des renforts à Khurma et convaincre Ibn Saoud de freiner l’ardeur de ses troupes (8). Le 2 août, Montagu fit savoir au Government of India que Londres ne désirait pas faire obstacle aux réclamations d’Ibn Saoud mais que ce dernier devait prendre conscience que les services qu’il avait pu rendre ne pouvaient se comparer à ceux rendus par Hussein, et qu’il ne pouvait pas remettre en cause sa future relation avec la Grande-Bretagne en mettant en danger la stratégie britannique par des actions inopportunes. En raison de la gravité de la situation, l’India Office demandait au vice-roi (ou à Cox) de proposer des solutions de diversion ou de compensation en direction d’Ibn Saoud, éventuellement sous la forme de propriétés foncières en Mésopotamie. Le Secrétaire pour l’Inde ajoutait que le gouvernement étudierait toutes les propositions qui lui sembleraient raisonnables (9). Le successeur de Cox à Bagdad, Arnold Talbot Wilson, appuya les propositions transmises par Philby au nom d’Ibn Saoud ; ce dernier demandait que soit appliqué l’article 2 du traité de 1915 lui garantissant le soutien de la Grande-Bretagne en cas d’agression par le Chérif ou les Ajman ainsi que la modification des conditions de l’embargo (10).
De son côté, Wingate, confronté à la menace d’abdication d’Hussein, informa Londres qu’il ne partageait pas l’opinion de Wilson et qu’il était urgent d’inviter Ibn Saoud à ordonner la suspension des opérations contre Khurma (11). Shurkburgh résuma la position de l’India Office en soulignant qu’il était nécessaire de maintenir l’équilibre entre Hussein et Ibn Saoud, mais que le Cherif ayant rendu d’éminents services aux forces britanniques, Londres serait conduit vraisemblablement à lui accorder la priorité s’il fallait choisir entre les deux protagonistes. Le service politique de l’India Office indiquait néanmoins qu’il ne fallait pas négliger les relations entre la Grande-Bretagne et Ibn Saoud en raison de la présence de ce dernier dans la zone côtière du Hasa. En dernier lieu, il n’excluait pas qu’une action contre Hail, considérée par Wilson comme la seule option susceptible de constituer une diversion pour Ibn Saoud, puisse être envisagée, remarquant cependant qu’une victoire sur Ibn Rashid pourrait raviver les tensions entre Hussein et Riad (12). Le 12 août, Wingate rappela la position du Haut-Commissariat en Egypte pour lequel la priorité devait être donnée à Hussein, sans préjudice des droits territoriaux des autres pouvoirs locaux. Tout en critiquant l’attitude de Philby jugée trop partiale et favorable à Ibn Saoud, il estimait qu’il était nécessaire de renforcer la position d’Hussein tout en maintenant les liens avec Ibn Saoud. Enfin, il reconnaissait l’utilité d’accorder une aide financière à Riad tout en limitant de façon drastique la fourniture d’armes (13).
Au cours des jours qui suivirent, les télégrammes continuèrent d’être échangés entre Londres, Le Caire, Bagdad et Delhi, sans que la situation n’évolue. Philby continua de tenir Bagdad au courant de ses activités auprès d’Ibn Saoud et de sa détermination à mettre en œuvre les instructions données par Cox en mars 1918. De son côté, suivant les injonctions de Philby et après de longs préparatifs, l’émir de Riad lança son offensive contre Hail le 5 août. Ce ne fut le 9 septembre cependant qu’il quitta en personne Riad pour rejoindre ses troupes dans le Qasim (14). Entre temps, le commandement britannique au Caire avait avisé le War Office qu’il considérait que la Grande-Bretagne ne pouvait pas, au regard des informations disponibles, empêcher Hussein de reprendre le contrôle de Khurma et qu’en conséquence, Ibn Saoud devait être invité à retirer ses troupes. En outre, les autorités militaires en Egypte considéraient qu’il n’y avait aucun intérêt à inciter Riad à attaquer Ibn Rashid et que ce dernier ne représentait plus aucune menace. En conclusion, Le Caire ajoutait que les problèmes de la Grande-Bretagne en Arabie centrale seraient aggravés par la prise de Hail en raison d’une probable réaction négative d’Hussein (15).
C’est dans ce contexte que l’India Office fit connaitre sa décision de ne pas encourager la campagne d’Ibn Saoud contre son rival du Jebel Shammar. Le vice-roi fut informé que Londres approuvait les conclusions des autorités militaires de ne pas accroitre le potentiel militaire de Riad et de dissuader toute velléité d’Ibn Saoud de passer à l’action (16). La situation évolua rapidement après cette communication au Government of India. Le 15 septembre, A.T. Wilson télégraphia depuis Bagdad qu’il prenait acte des dernières instructions reçues qui impliquaient une révision « substantielle » de la politique définie dans le télégramme de Cox du 9 mars approuvé par le Secrétaire d’Etat le 20 mars ; il estimait en outre que la teneur des communications de Philby indiquait qu’il ne partageait plus les options de ses supérieurs. En conséquence, considérant que Philby était absent depuis près d’une année et que sa mission était close, il proposait qu’il soit relevé de ses fonctions et mis en congé. Pour le remplacer, A.T. Wilson avançait le nom de Leachman, qui après approbation du Haut-Commissariat au Caire, serait placé auprès d’Ibn Saoud avec le grade de général de brigade à titre provisoire (17).
Dans le mémoire préparatif à la réunion de l’Eastern Committee prévue le 24 septembre, Schuckburgh nota que le gouvernement s’était prononcé contre le renforcement du potentiel militaire d’Ibn Saoud, passant ainsi d’un soutien mesuré à une action menée contre Ibn Rashid à une opposition déterminée contre une offensive contre Hail. S’agissant des rapports avec Ibn Saoud et de la politique conduite par la Grande-Bretagne en Arabie, il ajoutait en reprenant les arguments avancés par Wilson dans son télégramme du 15 septembre qu’il était nécessaire de bien établir que, même si les relations avec Riad continuaient d’être gérées depuis Bagdad, il était indispensable que les officiers chargés des contacts avec Ibn Saoud soient choisis et approuvés par Le Caire et qu’il rendent compte au Haut-Commissariat (18). Shuckburgh pour l’India Office approuvait les mesures proposées, soulignant le besoin de synchronisation des politiques par la nomination d’un nouvel agent mieux placé que Philby pour appliquer les nouvelles consignes. La Grande-Bretagne devait faire comprendre à Hussein et à Ibn Saoud que sa politique était univoque et que les succès d’Allenby en Palestine avec la contribution des troupes chérifiennes auraient un effet modérateur sur la relation entre Riad et La Mecque (19). En raison de la lenteur des communications entre Bagdad et le Nedjd, les décisions de Londres ne parvinrent pas à Philby avant le déclenchement de l’offensive contre Hail. Le 2 octobre cependant, il reçut la notification que sa mission était terminée (20).
La mission de Philby dans le Nedjd illustre la détermination constante de la Grande-Bretagne à tenter de concilier les ambitions et les intérêts des deux principaux acteurs en Arabie centrale depuis le déclenchement des hostilités avec la Turquie en 1914 jusqu’à l’effondrement des armées turques et la victoire finale d’Allenby à Damas. Dans un article du Historical Journal, Gary Troeller (21) fait remarquer que des voix s’étaient élevées, à la lumière des événements ultérieurs qui virent le succès final d’Ibn Saoud sur ses deux rivaux, pour critiquer la décision de privilégier Hussein au détriment de l’émir de Riad. L’analyse des archives montre qu’en raison de la position excentrée qu’il occupait vis-à-vis du théâtre principal des opérations, Ibn Saoud ne pouvait qu’apporter une contribution mineure à l’effort de guerre britannique. En second lieu, l’absence de ressources propres et la fragilité de son emprise sur les tribus réfractaires à son pouvoir ne lui permirent pas de développer une stratégie suffisamment offensive pour s’imposer comme le partenaire principal de la Grande-Bretagne. Il n’en reste pas moins que les dynamiques enclenchées ne pouvaient se contenter d’un statu quo et que la lutte pour la domination de l’Arabie centrale ne faisait que commencer.
Les rapports entre Philby et les autorités britanniques continuèrent d’être difficiles. Après être retourné à Bagdad où ses relations avec des personnalités aussi flamboyantes que celle de Gertrude Bell furent marquées du sceau de l’exaspération réciproque et un passage controversé comme représentant britannique dans le nouvel émirat de Transjordanie, il démissionna pour retourner auprès d’Ibn Saoud et devenir l’un des grands explorateurs de l’intérieur de l’Arabie dans la première partie du XXème siècle.
Notes :
(1) Report on Najd Mission, IOR/R/15/1/741.
(2) Philby, The Heart of Arabia, p. 310.
(3) File E-9, Philby’s Mission to Najd, Telegram from Cox to Political Agent, Bahrein, 10thMay 1918.
(4) File 2182/1913/pt. 7, Telegram from Wingate n°848, Ramleh, 21stMay 1918.
(5) File E-9, Telegram R., Confidential, to Political, Bahrein from Political, Baghdad, 24th May 1918.
(6) Ibid., Telegram P. Very Confidential. From Political, Baghdad, to Political, Bahrein. Following for Philby from Arbur, Cairo, 11thMay 1918.
(7) File 2182/1913, pt. 7, Draft Telegram, Secretary of State to Viceroy, 22nd July 1918.
(8) Ibid., Reg. 3219, Minute, Shuckburgh, 24th July 1918.
(9) Ibid., Secretary of State to Viceroy, 2nd Aug. 1918.
(10) File 2182/1913, pt. 8, Minute, Shuckburgh, 7th Aug. 1918.
(11) File 2182/1913, pt 7, Telegram from Wingate, 30thJuly 1918.
(12) Ibid.
(13) File 2182/1913, pt.8, Telegram from Wingate, 12th Aug. 1918.
(14) Philby, Report on Najd Mission.
(15) File 2182/1913, pt. 8, General Officer Commanding, Egypt, to War Office, 16th Aug. 1918.
(16) Ibid. Secretary of State to Viceroy, Draft Telegram, 13th Sept. 1918.
(17) Ibid, From Chief Political Officer, Baghdad, 15th Sept. 1918.
(18) File 2182/1913, pt. 8, Middle East Committee, Note prepared by Political Department, I.O., 22nd Sept. 1918.
(19) Ibid.
(20) Philby, Mission to Najd.
(21) Troeller, Gary, Ibn Sa’ud and Sharif Husain : A Comparison in Importance in the Early Years of the First World War, The Historical Journal, vol. 14, n°3 (1971), pp.627-633.
Yves Brillet
Yves Brillet est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, agrégé d’Anglais et docteur en études anglophones. Sa thèse, sous la direction de Jean- François Gournay (Lille 3), a porté sur L’élaboration de la politique étrangère britannique au Proche et Moyen-Orient à la fin du XIX siècle et au début du XXème.
Il a obtenu la qualification aux fonctions de Maître de Conférence, CNU 11 section, a été membre du Jury du CAPES d’anglais (2004-2007). Il enseigne l’anglais dans les classes post-bac du Lycée Blaringhem à Béthune.
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