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Les mouvements féminins kurdes, un puissant vecteur d’influence pour le PKK

Par Emile Bouvier
Publié le 07/09/2020 • modifié le 07/09/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

A picture taken on August 21, 2014 shows women Kurdistan Workers Party (PKK) patrolling on the front line in the Makhmur area, near Mosul, during the ongoing conflict against Islamic State (IS) jihadists. Some 50 women are among the fighters from the PKK on mount Makhmur who say they are fighting IS not only because the group has posed such a direct threat to the Kurds, but also because the group "is against womens’ liberation."

AHMAD AL-RUBAYE / AFP

En effet, le mouvement kurde né en Turquie a très tôt [4] incorporé les problématiques de genre et de sexe dans son idéologie ; au fil des années, concomitamment à l’émergence d’un féminisme de plus en plus structuré, politisé et médiatisé, les cadres exécutifs du PKK, sous l’égide du fondateur et leader spirituel du PKK Abdullah Öcalan, ont accru la place du féminisme dans le dispositif idéologique du mouvement révolutionnaire.

Aujourd’hui, le PKK est cité en exemple par de nombreux mouvements féministes à travers le monde [5] ; fort de ce succès, des relais de l’idéologie pékakiste organisent en Europe, en Amérique du nord et en Amérique du Sud, des ateliers de formation au féminisme selon les préceptes du PKK [6], qu’Abdullah Öcalan a baptisé la « Jineolojî » - littéralement « la science de la femme » [7].

Cet article expose la place singulière que la femme occupe dans le PKK et son caractère inédit dans une région où les hommes possèdent, très majoritairement, la réalité du pouvoir et le quasi-monopole des domaines jugés valorisants (combat, religion, etc.) [8] : chiites comme sunnites, Arabes comme Turkmènes, djihadistes comme nationalistes, presqu’aucun mouvement ne semble avoir laissé, officiellement, une place aussi importante à la femme que ne l’ont fait les organisations kurdes et, plus particulièrement encore, celle du PKK. Ainsi, après avoir exposé l’historique de la place de la femme dans la structure idéologique du mouvement d’Abdullah Öcalan (I), la place féminine dans le dispositif militaire et militant du mouvement sera traitée (II).

I. Le PKK, un mouvement précurseur en matière de féminisme au Moyen-Orient

S’inscrivant dans la continuité des grands mouvements kurdes nationalistes du XXème siècle [9], dont l’une des priorités consubstantielles à leur survie était l’adhésion du peuple kurde à leur projet politique, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) s’est employé dès sa création le 27 novembre 1978 à encadrer politiquement ses militants et les populations sous son contrôle.

Des sections consacrées aux jeunes et aux femmes, créées notamment sous l’impulsion de la cofondatrice du PKK Sakîne Cansiz ont ainsi été formées dès les premières années du mouvement kurde ; en 1987, l’Union des femmes patriotes du Kurdistan (YJWK – Yekîtiya Jinên Welatparêzen Kurdistan), première organisation féminine du PKK, voyait le jour. Le féminisme est partie intégrante du projet politique révolutionnaire porté par le mouvement, et trouve un écho certain parmi les populations kurdes dans desquelles les femmes jouissent, historiquement et culturellement, de libertés bien plus étendues que leurs consœurs non-kurdes à travers le Moyen-Orient [10].

Au fil des années, les mouvements féminins au sein du PKK évoluent, se structurent et montent en puissance ; représentant 1% des effectifs militaires du PKK en 1987, la part des femmes dans les unités combattantes évoluera à 10% en 1993, 30% en 1999, et 40% aujourd’hui selon diverses estimations [11].

Les mouvements féminins s’avèrent, aujourd’hui, incontournables dans le dispositif politico-militaire du mouvement révolutionnaire, qui s’est fait un point d’honneur à ce que les postes à responsabilité soient occupés systématiquement, officiellement du moins, par un homme et une femme. L’Union des communautés du Kurdistan (KCK), entité faîtière de nombreux partis et associations liés au PKK au Moyen-Orient [12], est ainsi dirigée à la fois par Cemil Bayik - par ailleurs l’un des co-fondateurs et membre du comité exécutif du PKK - et par Hülya Oran, militante historique du mouvement révolutionnaire kurde et membre du comité exécutif du PKK [13].

II. Les femmes, une partie intégrante du dispositif politico-militaire du PKK

D’un point de vue organisationnel, chaque unité combattante du PKK dispose de son pendant féminin. En Turquie et dans le nord de l’Irak, les Forces de défense du peuple - HPG sont épaulées par les YJA-STAR [14] (« les Unités des femmes libres »). En Syrie, les Unités de protection du peuple - YPG côtoient les YPJ (« Unités de protection de la femme »), rendues célèbres par leur forte médiatisation internationale durant leur lutte contre l’Etat islamique. En Iran, les Unités du Kurdistan oriental – YRK combattent aux côtés des HPJ (« Forces de défense des femmes »). Enfin, sur le mont Sinjar (Irak), haut-lieu du yézidisme et des massacres perpétrés par Daech en 2013-2014 contre les populations locales, les Unités de résistance de Sinjar – YBŞ agissent de concert avec les YJŞ (« Unités de protection des femmes de Sinjar »).

Politiquement, un système organisationnel féminin quasi-parallèle à celui du PKK, à qui il reste toutefois subordonné, diffuse les préceptes féministes de l’idéologie du mouvement kurde et, partant, propage concomitamment les autres aspects politiques de la pensée pékakiste, au premier rang desquels le confédéralisme démocratique, clé de voûte de son projet sociétal.

L’organisation féminine faîtière du PKK s’appelle, aujourd’hui, le Congrès confédéral des femmes (KJB - Koma Jinên Bilind). A l’instar de l’Union des communautés du Kurdistan (KCK – Koma Civakên Kurdistan) précédemment cité, qui coordonne les organisations liées au PKK afin de garantir l’implémentation du projet confédéraliste démocratique, le KJB supervise les entités féminines politiques et militaires du PKK.

La principale d’entre elles est le Parti des femmes libres du Kurdistan (PAJK - Partiya Azadiya Jinên Kurdistan), qui tient le rôle de branche politique du KJB ; le PAJK est responsable de la pensée idéologique du mouvement féminin au sein du PKK et de sa diffusion, à travers notamment des sous-sections regroupées sous la bannière de l’Union de la femme libre (YJA - Yekîtiya Jinen Azad). Les YJA dispose d’une branche militaire (ou plutôt « d’unités de légitime défense » [15], selon la terminologie du parti) qu’incarnent les Unités de la femme libre – STAR (YJA-STAR - Yekîteneyên Jinen Azad ên Star).

Le KJB, enfin, est dotée d’une branche jeunesse dans laquelle les jeunes filles kurdes bénéficient d’un enseignement idéologique et apprendraient, en certaines occasions, à manier des armements légers [16] ; il s’agit des Jeunes femmes libres (JCA - Jinên Ciwanên ên Azad). Malgré les nombreux dossiers à charge dont le PKK a pu faire l’objet en raison de son recrutement de combattants trop jeunes pour aller au front [17], le mouvement révolutionnaire ne semble pas avoir cessé cette pratique, comme le montre un rapport de mai 2020 de l’ONG Human Rights Watch [18].

Enfin, les mouvements féminins kurdes du PKK s’emploient désormais à brasser bien au-delà de leur auditoire kurde traditionnel. Des camps de « Jineolojî » sont organisés régulièrement en Europe et attirent un nombre croissant de femmes non-kurdes, comme le montre l’organisation de plusieurs de ces camps dans des pays où la diaspora kurde est pourtant très réduite (Portugal [19], Espagne [20] ou encore Italie [21] par exemple). Ces formations, dont la durée moyenne est d’environ une semaine, sont l’occasion pour des groupes d’une vingtaine de femmes de bénéficier de cours sur la Jineoloji, le confédéralisme démocratique et le combat des Kurdes au Moyen-Orient de manière générale [22]. Ces camps servent ainsi de vecteur de diffusion idéologique pour le PKK, accroissant de fait son influence et sa base de soutiens à travers le monde.

Les mouvements féminins du PKK occupent ainsi une place prépondérante, ou en tous cas inédite, dans le dispositif idéologique, militaire et militant de l’organisation révolutionnaire kurde. Structurés, hiérarchisés et institutionnalisés au sein du PKK, ces mouvements féminins constituent un puissant vecteur d’influence pour le mouvement kurde et s’affirment comme les garants d’une base militante loyale et investie. La structure idéologique et doctrinale du PKK, en mutation permanente et à l’écoute des évolutions sociétales, devrait, à n’en pas douter, laisser une place croissante aux femmes dans l’organisation révolutionnaire dans les années à venir.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Du séparatisme au « confédéralisme démocratique » : évolution des revendications du PKK de 1978 à aujourd’hui
 Le PKK, un mouvement résolument transfrontalier. Partie 1 : l’Irak, une base arrière majeure pour le PKK
 Présence militaire turque au Levant : le leitmotiv kurdePrésence militaire turque au Levant : le leitmotiv kurde
 Quel devenir pour les Kurdes de Syrie huit ans après la révolution syrienne ?
 Le PKK prochainement retiré de la liste des organisations terroristes de l’Union européenne ?

Sitographie :
 Meet the Women Fighting ISIS in Syria, Global Citizen, 25/07/2017
https://www.globalcitizen.org/fr/content/meet-the-women-fighting-isis-in-syria/
 These Remarkable Women Are Fighting ISIS. It’s Time You Know Who They Are, 04/10/2014
https://www.institutkurde.org/info/theseremarkable-women-are-fighting-isis-it-s-time-you-know-whothey-are-1232550804.html
 Sixth Jineoloji Camp held in Italy, ANF News, 27/08/2019
https://anfenglish.com/women/sixth-jineoloji-camp-held-in-italy-37212
 What is Jineolojî ?, Jineoloji, 2014
https://jineoloji.org/en/2018/12/14/what-is-jineoloji/
 KCK co-chairs respond to women’s letter on Zînî Wertê, ANF News, 29/05/2020
https://anfenglishmobile.com/news/kck-co-chairs-respond-to-women-s-letter-on-zini-werte-44105
 Iraq : Armed Groups Using Child Soldiers, Human Rights Watch, 22/12/2016
https://www.hrw.org/news/2016/12/22/iraq-armed-groups-using-child-soldiers-0
 Children and armed conflict in the Syrian Arab Republic, ONU, 30/10/2018
https://undocs.org/s/2018/969
 PKK/YPG terrorists admit to recruiting child soldiers, Anadolu Ajansi, 02/07/2019
https://www.aa.com.tr/en/politics/pkk-ypg-terrorists-admit-to-recruiting-child-soldiers/1521384
 First Jineology Camp held in Portugal, ANF News, 02/05/2019
https://anfenglish.com/women/first-jineology-camp-held-in-portugal-34695
 Jineology camp in Barcelona, ANF News, 09/07/2019
https://anfenglish.com/women/jineology-camp-in-barcelona-36152
 Sixth Jineoloji Camp held in Italy, ANF News, 27/08/2019
https://anfenglish.com/women/sixth-jineoloji-camp-held-in-italy-37212

Bibliographie :
 Guillemet, Sarah. « S’organiser au maquis comme à la ville. Les femmes kurdes au Comité des révolutionnaires du Kurdistan Iranien (Komala) et au Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) », Confluences Méditerranée, vol. 103, no. 4, 2017, pp. 65-79.
 Haner, Murat & Cullen, Francis & Benson, Michael. (2019). Women and the PKK : Ideology, Gender, and Terrorism. International Criminal Justice Review. 105756771982663. 10.1177/1057567719826632.
 Novellis, Andrea. "The Rise of Feminism in the PKK : Ideology or Strategy ?" Zanj : The Journal of Critical Global South Studies 2, no. 1 (2018) : 115-33. Accessed June 11, 2020
 Joseph, Suad, and Susan Slyomovics, eds. Women and power in the Middle East. University of Pennsylvania Press, 2011.
 Bengio, Ofra. "Game Changers : Kurdish Women in Peace and War." Middle East Journal 70, no. 1 (2016) : 30-46. Accessed June 11, 2020.
 Grojean Olivier, Théorie et construction des rapports de genre dans la guérilla kurde de Turquie », in Critique Internationale, vol. 60, no. 3, 2013, pp. 21-35
 Saeed, Seevan. “The Kurdish national movement in Turkey : from the PKK to the KCK.” (2014).
 Unal, Mustafa Cosar. Counterterrorism in Turkey : Policy choices and policy effects toward the Kurdistan workers’ party (PKK). Routledge, 2012.

Publié le 07/09/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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