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Les nouveaux territoires de la contestation islamiste au Caire

Par Roman Stadnicki
Publié le 24/09/2013 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Roman Stadnicki

Au Caire, les Frères musulmans tentent de se réorganiser suite au départ du président Mohamed Morsi en juillet 2013, dû à un coup d’état militaire soutenu par une large majorité de la population. Depuis leur évacuation du centre-ville par les forces de l’ordre en août dernier, ils cherchent à se redéployer dans les périphéries et les quartiers populaires de l’agglomération. Conquête de nouveaux espaces de contestation ou repli et retour à la dissidence urbaine ? Analyse de la stratégie territoriale des islamistes dans la capitale égyptienne.

Lutte des places

Le 14 août 2013, les forces de l’ordre ont évacué les partisans de Mohamed Morsi des deux places du Caire qu’ils occupaient depuis la destitution de celui-ci un mois et demi plus tôt, Rabiya al-Adawiya et Nahda. Situées dans une zone que l’on pourrait qualifier de péricentrale, dans le quartier Nasr City au nord-est de la ville pour la première, et dans le gouvernorat de Giza (rive gauche du Nil), à quelques mètres seulement de l’université du Caire pour la seconde, ces places ont incarné la contestation islamiste en Égypte pendant tout l’été. Leur évacuation a par ailleurs mis un terme à une sorte de « lutte des places » qui opposait les pro-Morsi aux supporters de Tamarod (le mouvement de rébellion qui fut à l’origine des manifestations sans précédent du 30 juin 2013) rassemblés sur les places Tahrîr et Ittihadiya. Les premiers ne souhaitaient visiblement pas laisser aux seconds le monopole de l’occupation de l’espace public. Modus operandi faisant l’unanimité depuis la révolution du 25 janvier 2011, la reconquête et l’appropriation de l’espace public urbain revêtent une importance capitale dans le déroulement des mobilisations sociales au Caire.

Essoufflement de la mobilisation

Depuis le 16 août, date des dernières manifestations de grande ampleur des Frères musulmans, les islamistes ne parviennent plus vraiment à mobiliser dans la capitale égyptienne. Quelles sont les causes de cet essoufflement ? D’abord, le mouvement a été considérablement affaibli par la mort de près d’un millier de manifestants lors des affrontements du mois d’août, mais aussi par l’arrestation de plusieurs centaines de cadres dirigeants des Frères musulmans, dont le guide suprême Mohamed Badie et le secrétaire général Mohamed al-Baltagy. De même, les menaces de dissolution et d’interdiction des partis politiques à base religieuse qui pèsent sur la Confrérie et le Parti de la Liberté et de la Justice affectent leur stratégie à court et moyen terme.

Par ailleurs, la ville du Caire n’est pas un foyer historique des Frères musulmans, comme en attestent à la fois le nombre très important de manifestants venus y défier le gouvernement Morsi le 30 juin 2013 et les résultats des élections de 2012 – second tour de la présidentielle et référendum pour le projet de constitution –, majoritairement défavorables aux islamistes dans les gouvernorats du Caire et de Qalyoubiya (nord de l’agglomération). Enfin, l’armée semble aujourd’hui contrôler la quasi-totalité de la ville. Outre les murs de béton construits entre 2011 et 2012 pour fermer l’accès au centre-ville, l’instauration de l’état d’urgence et du couvre-feu à la mi-août 2013, la présence de barrages sur les grands axes routiers et la limitation du trafic ferroviaire et du métro entravent la mobilité des pro-Morsi cairotes. Ces mesures sécuritaires interdisent également à ceux qui résident dans les provinces traditionnellement plus favorables aux Frères musulmans, telles que le Fayoum, la Haute-Egypte ou le gouvernorat d’Alexandrie, de venir gonfler les rangs des manifestations.

Nouvelle stratégie territoriale ?

C’est dans ce contexte que les islamistes sont amenés à adopter un nouveau mode d’occupation de l’espace cairote. Les appels à manifester lancés par l’Alliance pour le soutien de la légitimité – organisation regroupant les pro-Morsi –, invitent désormais à abandonner les rassemblements massifs dans les hauts-lieux de la ville au profit de petites manifestations plus diffuses organisées dans les cœurs du tissu urbain.

Partant de cette nouvelle injonction défiant le dispositif de surveillance militaire, les Frères musulmans s’orientent vers une double stratégie territoriale. Dans un premier temps, ils peuvent être tentés de se rassembler dans les premiers grands faubourgs informels du Caire. Illustrant les défaillances des politiques publiques en matière de planification urbaine depuis les années 1970, certains de ces quartiers ont déjà constitué par le passé des terres de prédilection pour les musulmans radicaux réprimés au temps de Moubarak. La « République islamiste d’Imbaba », du nom d’un quartier situé sur la rive gauche du Nil, fonctionnait ainsi comme un territoire autonome et contrôlé par des fondamentalistes jusque dans les années 1990. Ce réinvestissement par les islamistes des quartiers dans lesquels ils ont construit leurs réseaux d’influence accrédite la thèse de leur retour, à plus long terme, à la dissidence urbaine et à la clandestinité. Cette nouvelle orientation stratégique leur permettrait ainsi de ne pas totalement disparaitre des quartiers centraux et péricentraux du Caire après leur évacuation des places Rabiya al-Adawiya et Nahda.

Mais l’Alliance pour le soutien de la légitimité cherche également à déployer ses forces dans les nouvelles périphéries urbaines. Au cours des manifestations du mois de septembre, des marches sont parties des quartiers Al-Marg, Ain Shams, Shubra al-Khaima, Zeitoun et Matariya. Autant de quartiers appartenant à cette frange périurbaine du nord de l’agglomération qui a connu un très fort développement au cours des dernières années, malgré le manque d’encadrement des pouvoirs publics. D’autres manifestations ont par ailleurs eu lieu dans les banlieues industrielles plus lointaines de Helwan et Kerdasa, respectivement situées au sud et à l’ouest de la ville. En quelques semaines, des islamistes sont parvenus à exercer sur ces banlieues un très fort contrôle territorial poussant l’armée à lancer de nouveaux assauts, comme à Kerdasa le 19 août où plus de 50 Frères musulmans ont été arrêtés.

Cet élargissement territorial, qui marque un léger sursaut de la contestation islamiste, ouvre un enjeu majeur pour la continuité de ce mouvement. Tandis que l’Alliance des pro-Morsi cherche aujourd’hui à fédérer au-delà du spectre islamiste en développant de nouveaux signes de ralliement et des slogans axés sur la défense de la démocratie et la dénonciation de la répression, on peut s’interroger sur sa capacité à renouer réellement avec l’échelle des quartiers populaires. Sous la présidence de Mohammed Morsi, l’annulation des élections locales, pourtant promises au cours de sa campagne électorale, ainsi que la multiplication des décisions coercitives prises à l’encontre des habitants des quartiers informels, qui rassemblent plus de 60% de la population cairote, ont mis à mal le soutien des classes populaires à la politique des Frères musulmans. Et pourtant, privée de ses renforts provinciaux, la contestation islamiste au Caire doit pouvoir aujourd’hui compter sur le soutien des périphéries délaissées par les gouvernements urbains successifs si elle veut tenir sur la durée.

Publié le 24/09/2013


Roman Stadnicki, docteur en géographie, est chercheur au Centre d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales (CEDEJ, MAEE/CNRS), Le Caire.
Il s’est intéressé aux dynamiques socio-spatiales et économiques des marges urbaines au Yémen et dans le Golfe arabo-persique. En Égypte, il analyse les effets de la transition politique sur l’urbanisation : développement de l’urbanisme informel, émergence de l’activisme urbain, réécriture des politiques urbaines, etc.
Il a récemment publié : « De l’activisme urbain en Égypte : émergence et stratégies depuis la révolution de 2011 », Echogéo, n° 25, 2013 (à paraître) ; « Enquête aux marges des villes du Golfe Arabique… Ou comment dépasser la critique », Carnets de géographes, n° 4, 2012 ; « Le Yémen vers la transition urbaine », in L. Bonnefoy, F. Mermier, M. Poirier (dir.), Yémen. Le tournant révolutionnaire, Paris/Sanaa : Karthala/CEFAS, 2012.


 


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