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Les organisations révolutionnaires d’extrême-gauche en Turquie : une histoire particulièrement riche et encore vivace aujourd’hui (1/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 23/10/2020 • modifié le 06/07/2023 • Durée de lecture : 9 minutes

Turkish leftists chant slogans as they hold pictures of late head of the outlawed Revolutionary People’s Liberation Party-Front (DHKP-C) Dursun Karatas, during his funeral commemoration in Istanbul on August 15, 2008.

AFP PHOTO/SAYGIN SERDAROGLU

L’actualité insurrectionnelle de la Turquie étant particulièrement concentrée autour du PKK et des actions armées et politiques que le groupe mène dans le pays et au Moyen-Orient depuis 1978, cette omniprésence du mouvement kurde contraint les organisations d’extrême-gauche turques à ne bénéficier que d’une médiatisation très limitée.

Pourtant, comme évoqué précédemment, leur dynamisme est indubitable : le 19 mars 2020, les forces de police grecques arrêtaient vingt membres du « Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple » (DHKP-C) à Athènes et saisissaient d’importants stocks d’armes et de munitions, dont deux lance-roquettes antichar, dissimulés dans une galerie de tunnels creusés à dessein [4]. Le DHKP-C est l’un des groupes clandestins d’extrême-gauche les plus actifs en Turquie et revendiquaient encore, le 21 janvier 2017, une attaque à la roquette et à l’arme légère contre le siège stambouliote de l’AKP (Parti de la justice et du développement, actuellement au pouvoir) [5].

Cet article établit un historique des mouvements révolutionnaires en Turquie depuis l’avènement de la République turque le 29 octobre 1923 jusqu’au début des années 1970, période pendant laquelle les organisations révolutionnaires turques s’organisent et montent en puissance avant de passer à une lutte armée de plus en plus active et violente contre les autorités turques de 1970 jusqu’au coup d’Etat de 1980 (première partie) ; de 1980 au milieu des années 1990, les mouvements révolutionnaires connaissent une certaine renaissance et se réorganisent à nouveau ; puis, du milieu des années 1990 à nos jours, l’épopée des mouvements révolutionnaires turcs se caractérise par l’émergence d’un nouveau groupe encore très actif aujourd’hui - le DHKP-C - et par le succès croissant du PKK, au détriment des autres mouvements révolutionnaires plus « traditionnels » (deuxième partie).

A noter que cet article ne traitera ici que des partis révolutionnaires turcs, et non ceux à dominante kurde nés en Turquie (à l’instar notamment du PKK et de ses ancêtres).

I. De 1923 à 1970 : un communisme turc tardif mais particulièrement actif

Les premières années de la jeune République turque, fondée en octobre 1923, seront marquées par le contexte d’une propagation de l’idéologie communiste depuis l’URSS, fondée officiellement le 30 décembre 1922. Le rapport au communisme de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur et premier Président de la République, sera quelque chois ambigüe, comme Les Clés du Moyen-Orient l’ont détaillé dans un précédent article ; toutefois, le communisme ne trouvera que peu sa place dans la Turquie de l’entre-deux-guerres : le Parti communiste de Turquie (TKP), fondé en 1920, sera rapidement banni et évoluera par la suite dans la clandestinité [6]. Mustafa Kemal Atatürk créera, sous ses ordres, un autre Parti communiste turc (TKF) la même année, afin de contrer l’influence du TKP qui, de toute manière, ne se montrera que peu actif pendant l’entre-deux-guerres [7].

Le « mouvement de libération » d’Atatürk, présenté comme celui de tous les Turcs et notamment des classes inférieures, sera perçu de différentes manières par les premiers communistes turcs. Pour certains, il s’agissait d’une véritable révolution dont il fallait accroître davantage la dynamique ; pour d’autres, la République turque portait en elle toutes les promesses d’une révolution qu’elle finira par décevoir en se tournant vers le capitalisme ; pour les plus extrêmes, le kémalisme s’apparentait à du fascisme dont bénéficient seules les classes supérieures de la société et non les classes inférieures [8]. Cette dernière position sera celle des communistes de l’après-guerre, qui consolideront davantage leur argumentaire au fil des années 1930-1940, pendant lesquelles la Turquie s’orientera résolument vers l’Europe capitaliste avec qui elle s’alliera et en qui elle trouvera un modèle à suivre [9].

Les mouvements d’extrême-gauche turcs commenceront réellement à se coordonner et à prendre forme le 13 février 1961 avec la création du Parti des Travailleurs de Turquie (TIP), fruit d’une coalition de plusieurs intellectuels et de syndicats d’extrême-gauche. A contrario des partis communistes créés à travers le monde, celui-ci ne s’adresse pas aux classes inférieures paysannes et ouvrières mais davantage aux milieux urbains (intellectuels, journalistes, enseignants…) [10]. En 1965, les élections législatives consacrent l’entrée du TIP à la Grande assemblée nationale : avec 2,97% de voix et 15 députés, ces élections s’apparentent à une forte victoire pour les communistes turcs [11]. Cette surprise politique, qui permet à des socialistes d’entrer pour la première fois au Parlement turc, sera également à l’origine de la décision d’intégrer la règle du barrage électoral lors des prochaines élections [12] : en-dessous de 10% des suffrages recueillis, il ne sera plus possible pour un parti turc d’entrer au Parlement.

Le succès du TIP enthousiasme de larges pans de la jeunesse turque, qui créé dans les universités des associations étudiantes et clubs de réflexion d’obédience communiste qui se regrouperont, le 12 novembre 1965, dans la « Fédération des clubs d’idées » (FKF). La FKF devient rapidement un creuset de réflexion bouillonnant où toutes les idéologies de l’époque se côtoient et s’affirme, en peu de temps, comme le foyer de la pensée révolutionnaire en Turquie [13].

Le 10 octobre 1969, prenant ses distances du TIP, la FKF se transforme en une vaste coalition de mouvements de jeunesse révolutionnaires qui prend le nom de « Jeunesse révolutionnaire » (« Devrimci Gençlik », surnommé plus couramment « Dev Genç »). Un an plus tard, le 23 novembre 1970, deux mouvances de Dev Genç annoncent abandonner la lutte politique et passer à la lutte armée en s’inspirant des différentes guérillas alors en cours en Amérique latine [14]. Ils prennent le contrôle de Dev Genç, forçant au départ les partisans de Mao Zedong qui forment de leur côté le « Parti révolutionnaire ouvrier-paysan de Turquie » (TIIKP). La nouvelle direction de Dev Genç adopte la stratégie dite de la « révolution démocratique et nationale » (MDD), consistant à nier le caractère démocratique de la Turquie et à en souligner, au contraire, le caractère selon eux féodal [15]. Cette fois-ci, ces révolutionnaires s’adressent à l’ensemble de la nation kurde et notamment aux paysans et ouvriers, espérant provoquer un élan révolutionnaire populaire.

II. De 1970 à 1980 : radicalisation et intensification du conflit entre mouvements révolutionnaires turcs et Ankara

Dans la perspective de la lutte armée, Dev Genç fonde le 22 décembre 1970 son bras armé, « l’Armée nationale de libération du peuple de Turquie (THKO) ». A sa tête de trouve Deniz Gezmiş, alors âgé de 23 ans, et qui s’imposera comme l’un des chefs de file de la guérilla communiste en Turquie ; à cet égard, certains verront en lui le « Che Guevara turc » [16]. De fait, la THKO prend la révolution cubaine comme modèle : l’idée est de fonder, comme à Cuba, une vaste armée populaire capable de transcender les différends idéologiques afin de renverser le pouvoir en place. Le coup d’Etat du 12 mars 1971 viendra mettre un terme prématuré à la THKO : quatre cents membres de Dev Genç seront jugés par des tribunaux militaires dans les semaines qui suivront le putsch, mettant fin, au moins opérationnellement, à l’organisation révolutionnaire. Deniz Gezmiş est condamné à mort et exécuté le 6 mai 1972.

Peu de temps après la disparition de la THKO, un autre groupe prend le relais : le « Parti-Front de libération des peuples de Turquie » (THKP-C), créé en décembre 1970 par Mahir Çayan. Le groupe se fait alors très rapidement remarquer par ses actions violentes et spectaculaires : le 17 mai 1971 par exemple, ses membres parviennent à enlever le consul israélien Ephraïm Elrom, qu’ils tuent cinq jours plus tard [17] ; le 29 novembre 1971, trois membres du THKP-C détenus à la prison de Kartal Maltepe parviennent à s’évader et libèrent avec eux deux détenus de la THKO [18]. Les forces de sécurité turques lancent alors de vastes opérations contre le THKP-C de la mi 1971 au 30 mars 1972, date à laquelle Mahir Çayan et plusieurs de ses compagnons sont tués lors d’affrontements avec les forces turques. Le mouvement révolutionnaire disparaît, peu ou prou, avec son fondateur - au moins temporairement.

Le 24 avril 1972, une nouvelle organisation clandestine armée est créée pour combler le vide laissé par le THKP-C : le « Parti communiste de Turquie/marxiste-léniniste) (TKP/ML). Il est créé par İbrahim Kaypakkaya, un ancien de la FIK qui emmène avec lui de nombreux militants du TIIKP. Il fonde également une branchée armée, la TIKKO (« Armée de libération des ouvriers et paysans de Turquie »). Fervent maoïste, İbrahim Kaypakkaya concentre son effort militant et militaire dans les campagnes ; la TIKKO s’impose rapidement comme le mouvement insurrectionnel de référence en Turquie et mène de nombreuses actions victorieuses de guérilla à l’encontre des forces de sécurité turques et autres cibles d’intérêt.

Finalement, après plusieurs mois de combat et de clandestinité, İbrahim Kaypakkaya est gravement blessé lors d’un accrochage avec l’armée le 24 janvier 1973 dans les montagnes de Tunceli. Laissé pour mort par les soldats turcs, Kaypakkaya parvient finalement à trouver refuge dans un village, où les habitants l’enferment avant de le dénoncer aux autorités turques. Détenu à la prison de Diyarbakır, il y sera torturé pendant quatre mois avant d’être exécuté le 18 mai 1973, à l’âge de 24 ans. Dans un rapport déclassifié du MIT (les services de renseignement turcs) en 2000, les autorités turques affirment que Kaypakkaya était considéré à l’époque comme le révolutionnaire le plus dangereux de sa génération [19]. Il figure aujourd’hui encore comme un modèle politique et militant pour l’extrême-gauche turque, qui commémore chaque année l’anniversaire de sa mort.

La fin brutale du TKP/ML suspend en grande partie l’activité militante et militaire des mouvements armés d’extrême-gauche turcs. Le traumatisme de l’échec successif des trois guérillas de la THKO, du THKP-C et de la TIKKO démotive une grande part des militants et des organisations politiques, qui entrent alors dans un vaste processus de reconstruction et de restructuration.

En 1974, les autorités turques annoncent une amnistie générale pour les prisonniers révolutionnaires. Un grand nombre de militants du THKP-C sortent ainsi de prison et investissent à nouveau le champ révolutionnaire. Ils reprennent le nom de Dev Genç le 1er novembre 1975 et s’affirment comme les héritiers des martyrs de la cause communiste que sont devenus Ibrahim Kaypakkaya, Mahir Çayan et Deniz Gezmiş.

Naît alors une génération particulièrement plurielle de militants appelés « aciliciler » (« les urgentistes »), qui estiment « urgent » le renversement d’un pouvoir qu’ils jugent fasciste en Turquie. De 1975 à 1976, plusieurs nouvelles organisations armées voient ainsi le jour, à l’instar de la « Ligue Marxiste-Léniniste de Propagande Armée » (MLSPB) en 1975 ou encore, en 1976, le » THKP-C/Avant-garde Révolutionnaire du Peuple » (THKP-C/HDÖ). Le TKP-ML se reconstitue également, tandis que plusieurs associations de jeunesse révolutionnaire forment le 9 août 1976 la « Fédération des associations de la jeunesse révolutionnaire » (TDGDF).

Ces nouveaux groupes se montrent très actifs et mènent de nombreuses attaques et sabotages sur le territoire turc. Toutefois, quelques mois après la formation de la TDGDF, des dissensions internes [20] à la fédération révolutionnaire aboutissent à la création, fin 1976, du mouvement « Sentier révolutionnaire » (Devrimci Yol, plus couramment appelé « Dev Yol »). Cette nouvelle organisation, qui rejetait ostensiblement les modèles maoïstes et soviétiques au profit d’un modèle davantage turc et qui se revendiquait dans la continuité idéologique de Mahir Çayan (fondateur du THKP-C, pour rappel), attire rapidement à elle un grand nombre de militants communistes turcs mais aussi de sympathisants, séduits par la popularisation du communisme que promeut le mouvement.

Le 1er mai 1977, fête du Travail et traditionnel rendez-vous de la gauche, les mouvements d’extrême-gauche turcs parviennent à rassembler plus d’un million de personnes sur la place Taskim à Istanbul [21]. Face à l’ampleur de cette mobilisation, des milices d’extrême-droite (les « Loups Gris » notamment) s’en prennent aux manifestants tandis que la police turque disperse avec violence le rassemblement : tués par balle, écrasés par des véhicules blindés de la police ou par les mouvements de foule, trente-huit manifestants perdent la vie au cours de ce qui est connu, aujourd’hui en Turquie, sous le nom de « 1er mai sanglant » [22].

A la suite des événements du 1er mai 1977, et d’une répression policière et militaire toujours plus accrue, les militants révolutionnaires turcs voient leurs rangs gonfler et leur radicalité s’accroître. En novembre 1978, Dursun Karataş, un militant révolutionnaire d’origine kurde membre de Dev Yol, estime que le parti ne se montre pas assez offensif : faisant sécession, il fonde le mouvement « Gauche révolutionnaire » (« Devrimci Sol », plus couramment appelé « Dev Sol »), en appelant tous les partisans désireux d’intensifier la révolution de le rejoindre [23]. Ce mouvement, qui ne cache pas ses projets insurrectionnels, se revendique l’héritier direct du THKP-C de Mahir Çayan et attire rapidement à lui de larges pans des révolutionnaires turcs.

Pendant plusieurs mois, Dev Sol commettra de nombreux attentats en Turquie, tant à l’encontre des forces de sécurité que des civils accusés de « collaboration » avec le régime ; le 18 juillet 1980 par exemple, des militants de Dev Sol abattent Nihat Erim [24], Premier ministre turc de 1971 à 1972 et responsable, entre autres choses, des procès militaires et condamnations de centaines de membres de la THKO de Deniz Gezmiş.

Publié le 23/10/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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