Accueil / Actualités / Analyses de l’actualité
La situation humanitaire ne s’améliore pas en Syrie : après la pandémie de COVID-19 qui n’a pas épargné la population et l’économie syriennes, le conflit en Ukraine est venu aggraver encore l’approvisionnement du pays en diverses denrées, empirant ainsi une économie déjà particulièrement branlante. Selon le Programme alimentaire mondial, 90% de la population syrienne vit ainsi sous le seuil de pauvreté, et plus de 80% se trouve en situation d’insécurité alimentaire [1]. Si une partie de la population druze a manifesté en début d’année 2022 afin de protester contre cette situation (I), d’autres continuent de subir le siège des forces syriennes à Idlib (II) tandis que les réfugiés subissent l’hostilité croissante de leurs hôtes, tant en Turquie (III) qu’au Liban (IV).
Une illustration éloquente de l’aggravation de cette situation est la série de manifestations organisées à Souweidah, ville du sud de la Syrie peuplée majoritairement de Druzes, au cours du mois de février 2022. A partir du 6 février, des centaines d’habitants viendront en effet manifester afin de protester contre la corruption et l’aggravation de leurs conditions de vie [2], à la suite notamment de la cessation, par le gouvernement syrien, d’un programme d’aides [3] pour l’achat de certains produits essentiels comme le pain, le diesel, le gaz de cuisson et l’essence mis en place en mai 2021.
L’envoi par Damas de plusieurs bataillons de soldats mettra un terme aux manifestations qui, de par leur caractère relativement inédit en plein territoire tenu par le régime, ont tout de même envoyé un message à ce dernier quant au caractère critique de la situation. Damas a toutefois tenu à imposer une forme de blocus économique à la région en guise de sanction, accroissant l’inflation et rendant plus difficiles pour les familles de s’approvisionner en produits alimentaires, le prix d’un kilo de tomates pouvant parfois atteindre 5 000 livres syriennes (environ 2€) [4]. Dans un souci de démontrer aux Syriens qu’ils n’étaient pas entièrement éclipsés par le conflit en Ukraine, la conférence annuelle des donateurs pour la Syrie organisée à Bruxelles, qui rassemblait 55 pays et 22 organisations de solidarité internationale afin de financer des programmes d’aide à la population syrienne, parviendra à collecter 6,7 milliards de dollars pour les Syriens [5], contre 6,4 milliards l’année dernière [6].
Critique, la situation l’est également dans les territoires tenus par l’insurrection, notamment la poche insurgée d’Idlib [7], dans le nord-ouest syrien ; encerclée par l’armée syrienne qui lui impose un embargo sans compromis, la population se trouvant dans l’enclave voit sa situation se dégrader de jour en jour. Indicateur tristement évocateur, le nombre de suicides serait ainsi en nette augmentation selon l’ONG syrienne Response Coordination Group qui comptait 33 suicides ou tentatives de suicide dans les six premiers mois de l’année 2022, contre 22 pour l’intégralité de l’année 2021 [8].
L’approvisionnement de la région insurgée d’Idlib reste par ailleurs toujours soumise aux grandes puissances, notamment de la Russie, qui en font un levier de chantage diplomatique : comme l’année dernière, Moscou a menacé d’utiliser son veto à l’encontre du renouvellement au Conseil de Sécurité de l’ouverture du point de passage transfrontalier de Bab al-Hawa [9], seul couloir par lequel l’aide humanitaire est autorisée à atteindre la population piégée au sein de la poche insurgée. Finalement, le 12 juillet, après de longues semaines d’inquiétudes pour la population d’Idlib [10], Moscou cédera et le poste-frontière sera maintenu ouvert [11].
Pour leur part, la situation des réfugiés reste difficile : alors qu’en Jordanie le camp de réfugiés syriens de Za’atari - plus grand camp du monde avec ses 80 000 habitants [12] - fête ses 10 ans, les tensions croissent entre réfugiés syriens et Turcs, confrontés à une crise économique particulièrement brutale [13]. Les discours politiques à l’encontre des réfugiés se multiplient [14], à l’instar du responsable du Parti de la Victoire (Zafer partisi) Ümit Özdağ qui déclarait en avril que « tout citoyen turc se déclarant favorable au maintien des réfugiés en Turquie est un traître » [15]. Une enquête conduite par l’institut de sondage ankariote ORC en juillet établira qu’au sein de l’échantillon de Turcs interrogés, 54% déclaraient que les réfugiés posaient un problème dans leur quartier, un chiffre grimpant à 60% pour la région de Marmara où se trouve Istanbul [16].
Kemal Kılıçdaroğlu, leader du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP, Cumhuriyet Halk Partisi), appellera quant à lui le 10 juillet à renvoyer en Syrie les 700 000 nourrissons syriens nés sur le sol turc depuis le début de la guerre, expliquant que « la plus grande richesse d’un pays, ce sont ses bébés. Ces bébés sont la richesse de la Syrie dilapidée. Pour que la Syrie croisse à nouveau, ses enfants doivent retrouver leur patrie » [17]. Son alliée Meral Akşener, leader du Bon parti (İyi parti), déclarait quant à elle quelques semaines plus tôt, le 11 mai, qu’elle souhaitait « aller en Syrie pour serrer la main de Bachar el-Assad » et discuter du rapatriement des réfugiés syriens dans leur pays d’origine [18].
Face aux discours appelant les réfugiés à quitter la Turquie - les élections présidentielles et législatives turques se tenant l’année prochaine, en 2023 -, Recep Tayyip Erdoğan prendra la parole afin d’assurer aux 3,6 millions de réfugiés syriens qu’il ne les forcerait pas à retourner dans leur pays, déclarant que « nous protégerons jusqu’à la fin nos frères qui fuient la guerre et trouvent refuge dans notre pays, quoi qu’en dise le leader du CHP » [19].
La Turquie n’est pas le seul pays au sein duquel le renvoi des réfugiés en Syrie est évoqué de plus en plus sérieusement : le Liban, qui accueille 1,5 million de réfugiés syriens [20] (soit pratiquement un quart de la population libanaise [21]), a annoncé le 20 juin 2022 étudier la possibilité de renvoyer les réfugiés syriens dans leur pays d’origine si la communauté internationale ne le faisait pas elle-même. Le Premier ministre libanais Najib Mikati, faisant valoir le coût substantiel que les réfugiés syriens représentaient pour un Liban frappé par la pire crise économique de son histoire [22], déclarait ainsi « appeler la communauté internationale à travailler avec le Liban afin de sécuriser le retour des réfugiés syriens dans leur pays, sinon le Liban s’emploiera […] à les renvoyer à travers des moyens légaux et avec la plus ferme application de la loi libanaise » [23]. Si le ministre des Déplacés Issam Charafeddine déclarait le 6 juillet que « nous sommes sérieux au sujet de l’implémentation de ce plan et nous espérons le faire dans les mois à venir » [24], les autorités libanaises ne semblent pas avoir fait de nouvelles déclarations à ce sujet ces dernières semaines.
A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Point de situation à Idlib : vers la bataille finale de l’insurrection en Syrie ?
– La population syrienne, au cœur d’une crise humanitaire de plus en plus critique
– Point de situation sur les réfugiés en Turquie, leitmotiv diplomatique du Président turc
– Les réfugiés syriens en Jordanie (2/2) : le camp de Zaatari
Sitographie :
– Hunger, poverty and rising prices : How one family in Syria bears the burden of 11 years of conflict, Relief Web, 15/03/2022
https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/hunger-poverty-and-rising-prices-how-one-family-syria-bears-burden-11
– Syria : Sweida protesters decry corruption, poor living standards, Al Jazeera, 11/02/2022
https://www.aljazeera.com/news/2022/2/11/syria-sweida-protesters-decry-corruption-poor-living-standards
– Expelled from the Support System : Austerity Deepens in Syria, EUI, 15/02/2022
https://blogs.eui.eu/medirections/expelled-from-the-support-system-austerity-deepens-in-syria/
– ‘Economic blockade’ : Syrian city punished for anti-govt protests, Al Jazeera, 21/04/2022
https://www.aljazeera.com/features/2022/4/21/economic-blockade-syrian-city-punished-anti-govt-protests
– Brussels conference : Donors pledge $6.7bn in aid for Syrians, Al Jazeera, 10/05/2022
https://www.aljazeera.com/news/2022/5/10/4-3-billion-pledged-for-syrians-in-2022-at-brussels-conference
– UN raises $6.4bn for Syrians as humanitarian needs soar, Al Jazeera, 30/04/2021
https://www.aljazeera.com/news/2021/3/30/un-raises-6-4bn-for-syrians-as-humanitarian-needs-soar
– “The Bare Minimum” : UN Security Council Reauthorizes Syria Border Aid Crossing for a Mere Six Months, Leaving Millions of Syrians in Limbo : PHR, Relief Web, 13/07/2022
https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/bare-minimum-un-security-council-reauthorizes-syria-border-aid-crossing-mere-six-months-leaving-millions-syrians-limbo-phr
– Since UN vote, aid still sparse in northwest Syria, Al Monitor, 13/08/2022
https://www.al-monitor.com/originals/2022/08/un-vote-aid-still-sparse-northwest-syria
– Turkey’s Defenseless Lira Slides to Weakest Since 2021 Crisis, Bloomberg, 24/05/2022
https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-05-24/turkish-lira-weakens-to-lowest-since-2021-currency-meltdown
– Turkish politician vows planting mines to hinder Syrians from entering Turkey, North Press Agency, 27/06/2022
https://npasyria.com/en/79606/
– Life in Za’atari, the largest Syrian refugee camp in the world, OXFAM, date non-indiquéee
https://www.oxfam.org/en/life-zaatari-largest-syrian-refugee-camp-world
– Rising anti-refugee sentiment leads to debate in Turkey, Al Jazeera, 27/07/2022
https://www.aljazeera.com/news/2022/7/27/rising-anti-refugee-sentiment-leads-debate-turkey
– CHP leader vows to send Türkiye-born Syrian kids back to Syria, Hürriyet Daily News, 11/07/2022
https://www.hurriyetdailynews.com/chp-leader-vows-to-send-turkiye-born-syrian-kids-back-to-syria-175268
– İYİ Parti lideri Akşener, Suriyelilerin geri gönderilmesi için devletten görev istedi, Euronews, 11/05/2022
https://tr.euronews.com/2022/05/11/iyi-parti-lideri-aksener-suriyelilerin-geri-gonderilmesi-icin-devletten-gorev-istedi
– Lebanon : $3.2 billion plan launched to support local families and refugees, United Nations, 20/06/2022
https://news.un.org/en/story/2022/06/1120812
– President Erdogan pledges Turkey will ‘not expel’ Syrian refugees, Al Jazeera, 09/05/2022
https://www.aljazeera.com/news/2022/5/9/president-erdogan-pledges-turkey-will-not-expel-syrian-refugees
– Lebanon threatens to expel Syrian refugees, The New Arab, 20/06/2022
https://english.alaraby.co.uk/news/lebanon-threatens-expel-syrian-refugees
– Lebanon plans Syrian refugee repatriation within months : Minister, Al Jazeera, 06/07/2022
https://www.aljazeera.com/news/2022/7/6/lebanon-plans-syrian-refugee-repatriation-within-months-minister
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[1] https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/hunger-poverty-and-rising-prices-how-one-family-syria-bears-burden-11
[2] https://www.aljazeera.com/news/2022/2/11/syria-sweida-protesters-decry-corruption-poor-living-standards
[4] https://www.aljazeera.com/features/2022/4/21/economic-blockade-syrian-city-punished-anti-govt-protests
[5] https://www.aljazeera.com/news/2022/5/10/4-3-billion-pledged-for-syrians-in-2022-at-brussels-conference
[7] Une poche rebelle subsiste dans le sud syrien, à l’intersection des frontières syro-irako-jordaniennes, et gravite autour de la localité d’At Tanf, où les Américains ont déployé des forces spéciales en 2016 afin d’y former des insurgés. Aujourd’hui isolés, le détachement américain et les insurgés font office de base avancée américaine dans le pays et d’obstacle à un couloir iranien qui relierait Téhéran à la Méditerranée.
[9] https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/sauvons-le-dernier-couloir-humanitaire-en-syrie-20220707_3IKYFTIFHNBRRCY4XCOPPVLFIQ/
[10] https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/bare-minimum-un-security-council-reauthorizes-syria-border-aid-crossing-mere-six-months-leaving-millions-syrians-limbo-phr
[13] https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-05-24/turkish-lira-weakens-to-lowest-since-2021-currency-meltdown
[17] https://www.hurriyetdailynews.com/chp-leader-vows-to-send-turkiye-born-syrian-kids-back-to-syria-175268
[18] https://tr.euronews.com/2022/05/11/iyi-parti-lideri-aksener-suriyelilerin-geri-gonderilmesi-icin-devletten-gorev-istedi
[19] https://www.aljazeera.com/news/2022/5/9/president-erdogan-pledges-turkey-will-not-expel-syrian-refugees
[21] https://www.unhcr.org/news/latest/2014/4/533c1d5b9/number-syrian-refugees-lebanon-passes-1-million-mark.html
Autres articles sur le même sujet
par Analyses de l’actualité,
Politique, Société, Diplomatie •
15/02/2023 • 5 min
,
dans
Le 6 février 2023, deux séismes de magnitude 7,8 et 7,6 sur l’échelle de Richter - plus puissants, autrement dit, que le séisme de Haïti en 2010 - accompagnés de plus de quatre cents répliques , ont ravagé en quelques heures le sud de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie, causant la mort d’au moins (...)
par Analyses de l’actualité,
Économie, Politique, Société, Diplomatie •
14/02/2023 • 7 min
,
dans
Il y a un an, Les clés du Moyen-Orient réalisaient un article sur la situation en Syrie, à l’époque totalement éclipsée par le retrait soudain et chaotique des Etats-Unis d’Afghanistan ; aujourd’hui, c’est le conflit en Ukraine qui retient l’attention de la communauté internationale et plonge à nouveau (...)
par Analyses de l’actualité,
Politique, Société, Diplomatie •
07/10/2022 • 5 min
,
dans
Si chaque offensive majeure en Syrie et ses conséquences dramatiques pour la population locale a pu être couverte abondamment par les médias du monde entier, comme lors du siège d’Alep en décembre 2016, la crise quotidienne que vivent les Syriens est, elle, bien moins médiatisée.
Celle-ci ne (...)
par Analyses de l’actualité,
Politique, Société, Zones de guerre •
08/12/2021 • 7 min
,
dans
Poursuivre votre lecture
Diplomatie
Syrie
Politique
« L’axe du mal » : l’expression de l’ancien président américain Georges Bush pour désigner l’alliance, selon lui, de l’Iran, de l’Irak et de la Corée du Nord contre Washington avait fait date . Aujourd’hui, des experts américains en sécurité internationale parlent d’un « axe du bouleversement » , voire d’un (...)
par Analyses de l’actualité,
Diplomatie •
11/10/2024 • 10 min
,
dans
Lire la partie 1 Actuellement, le régime syrien entame progressivement son retour sur la scène régionale, notamment depuis sa réintégration dans la (...)
par Entretiens,
Politique •
19/07/2024 • 11 min
,
,
dans
14/05/2021 • 7 min
13/05/2021 • 5 min
11/05/2021 • 6 min
15/03/2021 • 13 min