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Dominique Trimbur est historien des relations germano-israéliennes et de la présence européenne en Palestine-Israël, et chercheur associé au Centre de Recherche Français à Jérusalem.
La question des relations germano-israéliennes s’accompagne forcément du problème de la gestion de la mémoire, de la Shoah. Les années passant, le poids du passé se maintient, prenant des tournures différentes en parallèle à la normalisation du statut de l’Allemagne, et partant de ses relations avec Israël. L’année 2006 en a apporté une illustration éloquente. A l’issue de l’opération « Raisins de la colère », l’attaque israélienne contre le Hezbollah, la flotte allemande a été désignée pour surveiller les côtes du Liban. Avancée supplémentaire du processus de normalisation de l’Allemagne, impliquée en dehors du théâtre européen, elle comporte des risques : autorisée à faire usage de la force, la marine allemande peut-elle ouvrir le feu sur un appareil israélien ? Un soldat allemand peut-il prendre pour cible un Juif ? Par ailleurs, la « révélation » de l’arsenal nucléaire israélien par Ehud Olmert a été faite lors d’un séjour en RFA, en décembre. Cette déclaration revêt une dimension particulière lorsque l’arme nucléaire est envisagée comme la réplique à la volonté affichée du président iranien de détruire l’État hébreu, comme un lointain écho à la Shoah ; lorsque cette éventualité est exprimée dans un pays, la RFA, qui a pour credo d’assurer la sécurité et la survie de l’État juif, au nom du passé et des relations très spécifiques qui le lient à Israël.
Après la Deuxième Guerre mondiale, les relations entre l’Allemagne et le monde juif reflètent les déclarations de Leo Baeck, survivant et ancien responsable de la communauté juive allemande : un gouffre insurmontable sépare l’Allemagne et le judaïsme. En parallèle à la révélation de la Shoah, personnalités et organisations juives, notamment américaines, exigent de l’Allemagne des réparations ; demandes reprises par Israël, en vue d’obtenir des compensations sans entrer en contact avec les Allemands. Ces exigences, fondées d’un point de vue moral, ne reposent pas sur une assise juridique solide, car l’Etat d’Israël n’existait pas au moment des faits. De plus, l’Etat hébreu s’adresse aux Puissances d’occupation et non pas aux Allemands. En dépit de ces obstacles, les deux parties engagent des négociations ; mais Israël veut obtenir gain de cause, puis rompre tout lien avec l’Allemagne. La conclusion de l’accord de réparations, le 10 septembre 1952, reflète cette préoccupation : il crée une représentation israélienne en RFA, délégation commerciale et non pas ambassade, avec des compétences limitées à l’application de l’accord. Il ne s’agit pas de l’instauration de relations classiques, la mission de Cologne – et non pas de Bonn – ayant une durée de vie limitée à celle de l’accord, soit 12 ans : période au cours de laquelle la RFA livre à Israël pour 2,5 milliards de dollars de marchandises en parallèle aux réparations individuelles gérées par le consortium d’organisations juives créé à cet effet, la Claims Conference.
L’obligation liée au passé tragique se retrouve à Bonn, et au grand étonnement de Tel Aviv, l’accord y est scrupuleusement appliqué. Les livraisons de marchandises se poursuivent même lors de l’affaire de Suez, alors que les Etats-Unis décrètent l’embargo d’Israël : où Adenauer, respectueux de son engagement, souhaite aussi conserver les faveurs du « lobby juif » de Washington. Israël, dont l’économie chancelante est littéralement sauvée par les réparations ouest-allemandes, peut envisager une pérennisation de cette assistance : face à une série d’incidents antisémites consécutive à la profanation de la synagogue de Cologne, à Noël 1959, la vague de protestations qui s’ensuit conduit à l’engagement conclu entre Adenauer et Ben Gourion, qui se rencontrent pour la première fois à New York, le 14 mars 1960. Au nom du passé, le Chancelier fédéral s’engage sur le long terme. Cela passe par le renforcement de l’aide économique ouest-allemande : en prévision de l’échéance de l’accord de réparations, Adenauer promet une assistance d’ampleur au-delà de 1965. Cela passe également par un renforcement de la coopération militaire : existant depuis le milieu des années 1950 de manière relativement limitée, elle prend une ampleur considérable, mais secrète. Le pari de Ben Gourion de « s’entendre avec le diable » réussit, le rapprochement avec la RFA, sur la base de et en dépit du passé, lui accorde un partenaire de poids sur la scène internationale.
Le procès Eichmann signifie la prise de conscience de l’ampleur exacte des crimes nazis, aussi bien en RFA avec fin du refoulement, qu’en Israël avec insertion de la Shoah dans la conscience nationale. Il est, de façon surprenante, synonyme de rapprochement entre les deux pays : accordant une assistance juridique particulièrement active de la RFA à Israël, Adenauer déclare que ce soutien est fondé sur des obligations morales, et que l’aide doit se poursuivre même après la fin des réparations. En parallèle, on assiste en RFA à l’engagement de procédures judiciaires qui marquent une nouvelle réflexion sur la Shoah, avec une situation inconfortable pour Bonn lorsqu’est révélée la présence en Égypte d’experts allemands, qui aideraient Nasser à édifier des armes de destruction massive visant l’État hébreu. S’exerce alors une pression israélienne pour que soit décidé leur rapatriement : ces Allemands ne sont-ils pas en train de poursuivre l’entreprise nazie ? Au nom des mêmes engagements moraux, cette période est celle de la naissance et du fort développement de relations de facto (culturelles et scientifiques, échanges de jeunes, jumelages de villes…) ; comme du début de l’aide ouest-allemande à un rapprochement entre Israël et la CEE, faisant de la RFA la porte d’accès aux marchés européens : l’importance en est fondamentale pour une agriculture et une industrie israéliennes confrontées à la fermeture des marchés environnants.
Quels sont les motifs qui fondent une telle relation ? Pour Adenauer, l’action en faveur d’Israël traduit sa forte conviction catholique, obligeant à réparation ; elle illustre également sa foi en la toute puissance des Juifs, dont il croit qu’en contrepartie ils peuvent aider à la réintégration internationale de l’Allemagne. Les livraisons militaires que le Chancelier autorise vers Israël indiquent qu’il s’engage à assurer la sécurité du pays d’accueil de nombre de survivants de la Shoah : de bonnes actions envers Israël doivent éviter toute assimilation entre la « nouvelle Allemagne » et l’Allemagne nazie. En ceci, Bonn profite de l’aide de Ben Gourion, qui veut éviter que sa propre politique très pragmatique, fondée justement sur sa foi en une « autre Allemagne », soit mise à mal par des révélations dérangeantes sur certains de ses interlocuteurs.
Sous ces auspices, les relations germano-israéliennes esquissent une tournure inimaginable peu auparavant. Cela est dû au souci de temporiser de Ben Gourion : comme l’assènent nombre de ses déclarations depuis 1954, on est en présence d’une « autre Allemagne ». Sa conviction découle de l’application exacte de l’accord de réparations par la RFA. Elle s’appuie sur son grand respect envers Adenauer, dont il sait qu’il a subi la persécution nazie et dont il admire le rôle politique. Ce volontarisme illustre enfin le souci de se rapprocher de l’un des rares pays qui aident concrètement Israël. C’est ce qui conduit à la proposition de Tel Aviv de janvier 1956, demandant la formalisation des relations germano-israéliennes.
Face à cette surprenante proposition israélienne, émanant des victimes et de leurs héritiers, représentant une véritable main tendue en direction des bourreaux et de leurs descendants, la réponse ouest-allemande est indépendante de toute considération liée au passé. Elle est soumise au contexte de la Guerre froide : Bonn accorde des réparations à Israël, mais peut-on risquer de pérenniser la division de l’Allemagne ? Car les États arabes menacent de reconnaître la RDA si la RFA devait officialiser ses relations avec l’État hébreu ; et Bonn répondrait à ce geste en rompant avec eux, en vertu de la « doctrine Hallstein » qui doit conduire la RFA à cesser toute relation avec un pays qui aurait reconnu Berlin-Est. Dans ces conditions, on observe un traitement négligent d’Israël de la part de la RFA : l’État juif ne vaut pas forcément qu’on lui consacre une attention particulière et que l’on se mette à mal avec d’autres partenaires. D’où le refus de la RFA de formaliser ses relations avec Israël : Bonn est favorable sur le principe, mais le moment ne paraît pas opportun.
Cette position s’impose jusqu’à ce qu’elle ne soit plus tenable. En 1963-64, la révélation de livraisons massives d’armes ouest-allemandes à Israël illustre l’ambiguïté : agir en faveur d’Israël, mais seulement en confidence. Pour sa part, l’État hébreu, déçu par la réponse ouest-allemande, s’en accommode rapidement : des armes ouest-allemandes sont plus efficaces pour défendre des frontières que des diplomates. Confrontée à ses propres contradictions, soumise à la pression opposée des États arabes comme à celle d’Israël, la RFA se propose d’interrompre ses livraisons d’armes à l’État hébreu. Croyant atténuer leur vindicte, elle ne fait qu’encourager les Arabes à abuser. Poussant plus loin la provocation, Nasser lance une invitation officielle à Walter Ulbricht, chef de l’État est-allemand ; ce qui équivaut à une reconnaissance de la RDA et constitue un défi lancé à la RFA. Finalement, au mois de mai 1965, Erhard qui a succédé à Adenauer en octobre 1963, propose à Israël des relations diplomatiques. Conforté dans ses propres vues, obtenant d’être reconnu par une RFA qui compte de plus en plus en Europe et dans le monde, l’État hébreu accepte et en août 1965 les ambassadeurs respectifs rejoignent leurs postes.
Dans la foulée est signé en 1966 un accord économique très favorable à Israël : officialisation des promesses non-écrites d’Adenauer à New York, six ans plus tôt, et continuation de la générosité liées aux circonstances spécifiques des réparations. Le passé et les responsabilités qui en découlent pour l’Allemagne de l’Ouest s’imposent au moment de la guerre des Six jours. Face à sa victoire éclair, l’opinion publique ouest-allemande est très majoritairement en faveur d’Israël. Si le gouvernement est quelque peu gêné par l’offensive israélienne, il poursuit son engagement. Les accords économiques sont régulièrement renouvelés, et Bonn poursuit sa médiation bienveillante entre l’État hébreu et la CEE : suite à une visite d’Abba Eban à Bonn, la RFA permet la conclusion d’un accord commercial préférentiel en 1970, reconduit en 1975. La solidarité germano-israélienne est affirmée au moment des Jeux Olympiques de Munich (1972), après le fiasco des forces de sécurité ouest-allemandes, incapables de sauver les athlètes israéliens otages de terroristes palestiniens. En 1975 la RFA s’oppose à la résolution de l’ONU assimilant le sionisme à un racisme.
De part et d’autre, le personnel politique a son rôle dans le maintien du poids du passé. Du côté ouest-allemand, ce sont les Chanceliers : Kurt-Georg Kiesinger (1966-1969) placé sous observation pour avoir appartenu au parti national-socialiste ; Willy Brandt (1969-1974), incarnation de l’Allemagne résistante, qui s’agenouille devant le monument aux morts du ghetto de Varsovie (1970) et est le premier Chancelier fédéral à visiter officiellement Israël en 1973, séjour au cours duquel il qualifie les rapports germano-israéliens de « relations normales au caractère particulier » ; Helmut Schmidt (1974-1981) représente une Allemagne fédérale décomplexée ; homme des livraisons d’armes à l’Arabie saoudite, il condamne l’indifférence israélienne à l’égard des massacres de Sabra et Shatila en 1982 mais il intègre pleinement la relation particulière de la RFA envers l’État hébreu. Du côté israélien on trouve deux personnages soucieux de marquer de manière immuable du sceau du passé ces relations. Golda Meïr, Premier ministre à partir de 1968, incarne la frange travailliste la plus dure en politique extérieure : renforcée dans ces convictions au moment de Munich, ses réflexions conduisent à l’intervention des forces spéciales israéliennes sur l’aéroport d’Entebbe (1976), pour libérer des otages israéliens livrés entre autres à des terroristes ouest-allemands opérant la sélection entre passagers juifs et non-juifs. Menahem Begin, au pouvoir à partir de 1977, est l’homme qui en 1952 a initié des manifestations violentes contre l’accord de réparations et qui conserve une attitude très ferme à l’égard de la RFA : il proteste contre la perspective de livraison d’armements lourds ouest-allemands à l’Arabie saoudite (1981) et déclare au moment de la destruction du réacteur nucléaire irakien Osirak qu’il n’y « aura pas d’autre Auschwitz ».
1982 avec Helmut Kohl marque l’arrivée au pouvoir, en RFA, de la génération qui n’a pas connu la guerre en tant qu’adulte. Les années 1980 renforcent une certaine normalité dans les relations germano-israéliennes, avec pour corollaire l’apaisement global des relations de la RFA avec les pays de la région. L’Allemagne fédérale est désormais l’un des partenaires principaux de l’État juif, du point de vue commercial mais aussi militaire, au vu et au su de tous pour les aspects conventionnels ; avec d’ailleurs l’utilisation gênante pour Bonn de matériel ouest-allemand dans la répression de la première Intifada, à l’instigation du ministre de la Défense Itzhak Rabin – premier chef de gouvernement israélien à s’être rendu en visite officielle en RFA, en 1975. Le pragmatisme est ce qui caractérise le Chancelier Kohl, en particulier dans ses premiers temps. Une certaine étroitesse d’esprit lui fait multiplier les maladresses : il en va notamment de sa formule relative à la « grâce de la naissance tardive », qui permet l’affirmation d’une certaine liberté mais ne prend pas en compte la sensibilité du partenaire israélien. Ce souci de se dégager des « anciennes particularités » relève d’une certaine inconscience, comme le montre sa visite avec Ronald Reagan du cimetière militaire de Bitburg, dont les tombes SS ont forcément un impact désastreux. C’est d’autant plus mis en évidence que le président de la RFA, Richard von Weizsäcker, incarne au même moment une Allemagne plus au clair avec le passé : dans le discours qu’il prononce le 8 mai 1985, il énonce que l’armistice de 1945 a été non pas un jour de défaite mais bien un jour de libération. C’est cette Allemagne qui permet à l’État juif de percevoir de manière apaisée la chute du Mur et la réunification, en 1989-1990 : alors qu’une « grande » Allemagne, avec Berlin pour capitale, aurait pu inquiéter les Israéliens, ceux-ci ne soulèvent pas d’objections majeures. Rassurés par les déclarations d’un Kohl qui a mûri, ils reçoivent très favorablement l’engagement de la nouvelle Allemagne à couvrir ce que la RDA n’a jamais payé dans le domaine des réparations ; d’où une massification des investissements allemands en Israël, nouvel aspect d’une aide au développement inaugurée au moment de l’accord de 1952, dans le contexte d’un État juif désormais à la pointe dans divers secteurs économiques.
À ce stade des relations germano-israéliennes, on note un décalage entre la valeur attribuée au passé et à son rôle dans la conduite des rapports. Dans le cadre des relations bilatérales, les deux partenaires reviennent sur leur spécificité et leur caractère immuable : le poids de la Shoah est trop grand, les crimes commis trop atroces pour que l’on puisse penser à un « après ». Dans le cadre des relations globales, cette spécificité est effacée. Cela s’inscrit en parallèle à l’insertion de plus en plus grande de la politique extérieure allemande dans la politique européenne (rappels communs réguliers des impératifs de la résolution 242, ou mise en place du dialogue européo-arabe). L’Allemagne des années 1990 peut encore susciter des inquiétudes chez les Israéliens. La RFA réunifiée est marquée par des incidents antisémites et racistes ; Bonn ne se retient pas de critiquer la première guerre du Golfe ; et enfin est révélée la participation de firmes allemandes à l’industrie d’armement irakienne dont les missiles visent alors Israël. Mais dans ces circonstances délicates, l’État hébreu peut bénéficier du volontarisme des hauts responsables fédéraux, avec de rapides et conséquentes compensations allemandes, sous la forme de livraisons de masques à gaz et de batteries anti-missiles Patriot prises sur les stocks de la Bundeswehr pour protéger les villes israéliennes des fusées irakiennes. Pour Tel Aviv, Bonn puis Berlin demeure donc un partenaire fiable, pour le quotidien comme dans les situations de crise.
1998 porte à son tour en germe les risques d’une déstabilisation. Avec l’élection de Gerhard Schröder, Joschka Fischer étant en charge des Affaires étrangères, c’est l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération, de surcroît issue d’un courant politique qui a pu favoriser les options terroristes palestiniennes, qui réclame que la RFA soit un pays entièrement souverain et dégagé des pesanteurs du passé. Aucun changement n’affecte toutefois les relations germano-israéliennes. L’Allemagne réunifiée, à la veille du troisième millénaire, assume une pérennisation de la mémoire, illustrée par l’aboutissement des débats sur le mémorial central consacré aux Juifs d’Europe assassinés, et la poursuite de la commémoration annuelle du Bundestag consacrée aux victimes du Troisième Reich instaurée en 1996 par le Président chrétien-démocrate Roman Herzog. Par ailleurs, le gouvernement social-démocrate/vert a le souci d’assumer les responsabilités de l’Allemagne envers toutes les catégories de victimes du nazisme. Où le maître mot semble être d’apurer le passé, sans l’oublier. Au point que la RFA, pôle d’attraction pour les Juifs de l’ex-Union soviétique dans les années 1990, devient une option pour des Israéliens d’origine allemande – même lointaine – soucieux de se munir d’un passeport fédéral, gage de sécurité dans le contexte dangereux du début des années 2000 ; et cela au grand dam d’Israël dont le président Weizman s’interroge encore, en 1996, sur le bien-fondé d’une vie juive en Allemagne. C’est aussi à une nouvelle prise en compte du passé qu’Israël assiste de la part de la RFA, où l’on comprend la responsabilité allemande aussi bien comme une obligation envers Israël que comme un devoir envers les Palestiniens, sans desservir l’État juif. Ehud Barak le reconnaît, qui est en 1999 la première personnalité étrangère à visiter le Chancelier fédéral dans ses nouveaux locaux, à Berlin. En parallèle, la RFA peut adopter des postures plus critiques à l’égard d’Israël, en lien avec la deuxième Intifada.
Différentes affaires au début des années 2000, attestant la tentation d’une rupture de tabous liés à la Deuxième Guerre mondiale, à Israël et à la communauté juive, prouvent par ailleurs que l’antisémitisme, sous couvert d’antisionisme, n’est pas redevenu un argument politique. Les plus hauts responsables allemands demeurent des hôtes bienvenus en Israël, à l’image du président Johannes Rau, autorisé à prendre la parole en allemand devant la Knesset. L’avènement de la nouvelle Chancelière Angela Merkel en 2005, n’induit à son tour aucun changement. Pour sa part, dans les temps de tension au Moyen-Orient, en étroite entente avec les autorités israéliennes, le ministre allemand des Affaires étrangères joue les bons offices et se rend à Damas pour tenter d’influencer les plus durs parmi les adversaires de l’État hébreu ; tandis que les renseignements allemands interviennent régulièrement dans le cadre d’échanges de dépouilles ou de prisonniers entre Israël et ses adversaires (la dernière médiation en date ayant conduit à la libération de Gilad Shalit, après 5 ans de détention par le Hamas). Le maintien de cap trouve son pendant à Tel Aviv : Ariel Sharon (2001-2005) puis Ehud Olmert soulignent que leur attachement à une politique pragmatique envers Berlin reste intangible. Dans la logique d’une tradition pluri-décennale, Israël est sûr de pouvoir compter sur l’appui allemand, verbalement, mais surtout matériellement, comme le prouve la constance des relations commerciales, politiques et notamment militaires entre les deux pays : face aux États « voyous », les services secrets israéliens peuvent utiliser les informations fournies par leurs homologues allemands ; tandis que la flotte israélienne reçoit des sous-marins de fabrication allemande dont les capacités stratégiques peuvent être utiles dans un environnement dont l’hostilité ne se démentit pas. L’interposition de la marine allemande entre Israël et le Liban, à partir de l’automne 2006, fait plus débat en Allemagne que dans l’Etat hébreu ; et Tel Aviv accepte la livraison de chars lourds Léopard à l’Arabie saoudite (juillet 2011) alors que Begin en avait fait un motif de refroidissement des relations trente ans plus tôt.
Sous Merkel, des critiques existent contre la politique menée par les tenants de la ligne dure que sont les Premiers ministres successifs Sharon, Olmert et surtout Netanyahu (avec son ministre des Affaires étrangères Liebermann), critiques répétées notamment dirigées contre le développement constant des colonies juives dans les territoires palestiniens. Et l’exercice de pressions allemandes sur les autorités israéliennes peut s’avérer nécessaire : en décembre 2011, Berlin obtient au profit de l’Autorité palestinienne la libération des droits de douane bloqués par Israël en contrepartie d’un arrangement sur la livraison des derniers sous-marins allemands vendus à Israël. Par ailleurs, de plus en plus d’Allemands considèrent que le poids du passé est trop lourd et s’impose depuis trop longtemps, voire qu’Israël doit être considéré comme l’agresseur au Moyen-Orient. Néanmoins, un point demeure : « La solidarité avec l’Etat juif est raison d’Etat en Allemagne » (Merkel). Partant, l’Allemagne n’a de cesse de dénoncer la rhétorique destructrice du président iranien Ahmadinejad, et elle exige avec fermeté des Palestiniens qu’ils reconnaissent l’existence même d’Israël. Depuis le début de l’année 2008, les gouvernements israélien et allemand se retrouvent une fois par an pour des cabinets intergouvernementaux, sur le modèle des expériences exceptionnelles, symboliques et importantes de ce type avec des ministres français et polonais. Par ailleurs, la RFA accueille de nos jours une communauté juive florissante et toujours croissante, avec une forte composante israélienne principalement établie à Berlin, au cœur de ce qui fut le centre de décisions des nazis qui ont projeté et réalisé – en grande partie – la destruction des Juifs d’Europe.
Depuis leurs débuts, les relations germano-israéliennes sont marquées par le poids du passé : son importance est changeante, mais constante. L’Allemagne a accédé à un certain équilibre entre les acteurs moyen-orientaux, ce qui lui permet de jouer un rôle spécifique, au profit, voire à la demande de l’État hébreu, notamment dans des domaines délicats (règlements de prises d’otages, échanges de corps ou de prisonniers entre le Hezbollah et Israël…). La relation germano-israélienne ne varie guère : les responsables des deux côtés peuvent ressentir plus ou moins d’empathie ou d’antipathie réciproque, mais ces rapports sont par trop spécifiques pour connaître des interruptions graves, comme dans le cas français. De même, cette relation n’est pas affectée par les soubresauts du concert international. En règle générale, et c’est noté par Israël avec beaucoup d’attention, si la RFA profite de la politique commune européenne pour prendre ses distances dans le conflit moyen-oriental, elle ne va jamais à l’encontre des obligations issues du passé. Plus de 65 ans après la libération d’Auschwitz, l’État hébreu sait que le message qu’incarne l’ancien camp d’extermination doit longtemps encore marquer les rapports qu’il entretient avec l’Allemagne fédérale : dans leur normalité apparente, les relations germano-israéliennes demeurent bel et bien des relations particulières.
A lire également : Les relations RDA/ Israël
Dominique Trimbur
Dominique Trimbur est historien des relations germano-israéliennes et de la présence européenne en Palestine-Israël, et chercheur associé au Centre de Recherche Français à Jérusalem.
Il est l’auteur de nombreux articles et de plusieurs ouvrages : De la Shoah à la réconciliation ? – La question des relations RFA-Israël (1949-1956), Paris, CNRS-éditions, 2000 ; De Bonaparte à Balfour – La France, l’Europe occidentale et la Palestine, 1799–1917, Paris, CNRS éditions, 2001 (dir., avec Ran Aaronsohn ; 2ème édition : 2008) ; Une École française à Jérusalem – De l’École pratique d’Études bibliques des Dominicains à l’École Biblique et Archéologique Française de Jérusalem, Paris, Ed. du Cerf, 2002 ; Entre rayonnement et réciprocité - Contributions à l’histoire de la diplomatie culturelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 ; Europäer in der Levante – Zwischen Politik, Wissenschaft und Religion (19.-20. Jahrhundert) - Des Européens au Levant - Entre politique, science et religion (XIXe–XXe siècles), Munich, Oldenbourg, 2004 (Pariser Historische Studien 53) ; De Balfour à Ben Gourion – Les puissances européennes et la Palestine, 1917-1948 (dir., avec Ran Aaronsohn, Paris, CNRS éditions, 2008) ; Europa und Palästina 1799—1948 : Religion – Politik – Gesellschaft/Europe and Palestine 1799—1948 : Religion – Politics – Society (dir., avec Barbara Haider-Wilson, Vienne, Académie autrichienne des sciences, 2010).
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