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Les relations Turquie – Iran. De l’ère des empires aux « printemps arabes » (3/3) : 2002-2012 : De la politique turque de bon voisinage à la rupture des printemps arabes

Par Allan Kaval
Publié le 14/11/2012 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Ankara : Iranian First Vice President Mohammad-Reza Rahimi © walks with Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdogan as they review an honour guard during his welcoming ceremony in Ankara on October 4, 2012

AFP PHOTO/ADEM ALTAN

L’arrivée de l’AKP au pouvoir et les coopérations nouvelles entre les deux pays

L’arrivé des islamistes modérés de l’AKP (Adalet ve Kalkinma Partisi ou Parti pour la Justice et le Développement) au pouvoir en Turquie en 2002 a ouvert une nouvelle ère dans l’histoire de la diplomatie turque. Le politique étrangère d’Ankara, qui vise à faire de la Turquie une puissance régionale incontournable, cherche à améliorer tous azimuts les relations du pays avec les Etats limitrophes. L’Iran, voisin de poids, est concerné par cette politique dite de « zéro problèmes avec les voisins » et inspirée par Ahmet Davutoglu, conseiller du Premier ministre turc puis ministre des Affaires étrangères à partir de 2007. La tendance à la coopération qui marque, au cours des années 2000, l’évolution des relations entre les deux pays, se manifeste particulièrement sur le terrain économique. Tout au long de la décennie, le nombre de sociétés iraniennes présentes sur le sol truc croît sans discontinuer et les touristes iraniens sont de plus en plus nombreux à traverser la frontière. Mais c’est dans le domaine énergétique que l’intensification des relations économiques entre les deux pays est la plus notable.

L’augmentation du volume des échanges entre l’Iran et la Turquie qui est passée de 1 milliard de dollars en 2000 à 16 milliards de dollars 2011, est en effet principalement dû à l’accroissement des importations d’hydrocarbures iraniens par la Turquie et à l’augmentation de leur prix. De 2007 à 2011, les projets d’infrastructures et les accords prévoyant une extension des investissements bilatéraux en matière énergétique se multiplient bien que certains restent lettre morte du fait des sanctions auxquelles est exposé l’Iran. La naissance de ce partenariat économique soutenu souligne alors les relations d’interdépendance entre les deux pays : bien intégrée au système économique mondial mais dépourvue de ressources d’énergies fossiles, la Turquie offre à l’Iran, gros producteur pétrolier et gazier marginalisé sur la scène internationale, une ouverture vitale sur le monde extérieur contre les hydrocarbures nécessaires à la poursuite de sa croissance économique.

L’intensification des relations économiques entre l’Iran et la Turquie se double d’une amélioration des relations politiques avec des visites bilatérales régulières et des déclarations publiques célébrant fréquemment la qualité des rapports entre les deux pays. A cela s’ajoute une coopération stratégique accrue notamment dans le traitement de la question kurde. La frontière qui sépare les deux Etats traverse pour partie le pays kurde et Téhéran comme Ankara font face, bien qu’à des degrés différents, à des formations nationalistes kurdes armées depuis la fin des années 1970 et le début des année 1980. C’est contre la principale, le PKK (Partiya Karkerên Kurdistan ou Parti des Travailleurs du Kurdistan) qui combat l’Etat turc depuis 1984 et sa branche iranienne le PJAK (Partiya Jiyana Azad a Kurdistanê ou Parti pour une Vie Libre au Kurdistan), créé en 2004, que les deux voisins unissent leurs forces. La Turquie et l’Iran font coopérer leurs services de renseignement et lancent régulièrement des opérations militaires coordonnées contre les bases des militants kurdes installées dans les monts du Qandil, à l’extrême nord du Kurdistan d’Irak, où l’autorité de Bagdad ne s’exerce pas. http://www.lesclesdumoyenorient.com/Que-se-passe-t-il-au-Kurdistan.html

Tandis que les relations entre la Turquie et son ancien allié israélien se sont considérablement refroidies suite aux incidents de la flottille pour Gaza en mai 2010, la Turquie a tenu à distinguer sa position de celles de ses alliés occidentaux sur la question du nucléaire iranien, espérant pouvoir remplir à terme un rôle d’intermédiaire. Ankara, qui n’a pas appliqué à la lettre les sanctions imposées à l’Iran et a voté contre leur alourdissement en juin 2010, s’est publiquement prononcé en faveur du droit de Téhéran à développer un programme nucléaire civil. La Turquie a également tenté d’opérer une médiation, épaulée par le Brésil, bien que cette dernière entreprise ait échoué.

La rupture des années 2011-2012

Les évolutions attachées à ce qu’il est convenu d’appeler « les printemps arabes » ont brisé cette période vertueuse des relations turco-iranienne en même temps qu’elles ont balayé sur la plupart des terrains les réalisations encore jeunes de la politique étrangère de Recep Tayyp Erdogan et de Ahmet Davutoglu. Les efforts développés par les deux Etats en vue de tirer partie des changements occasionnés afin d’accroître leur influence dans le région ont conduit à d’importantes divergences stratégiques et à la formation, au cours des années 2011-2012, de camps opposés plus ou moins soutenus par Ankara ou Téhéran. Simultanément, les ouvertures de la Turquie sur le dossier nucléaire iranien se sont interrompues. Ralliées aux positions américaine et européennes sur le conflit syrien, la Turquie s’est associée aux nouvelles sanctions occidentales courant 2011 et a annoncé à l’automne de la même année sa participation au bouclier anti-missile de l’OTAN. La dynamique de bipolarisation partielle qui s’est ainsi dessinée s’est trouvée encouragée par un accroissement des tensions entre les tenants de l’orthodoxie sunnite et chiites à l’échelle du monde musulman. Avec la transformation de la révolution en guerre civile, c’est le terrain syrien qui a catalysé en premier lieu les tensions entre les deux voisins.

La position adoptée par la Turquie vis-à-vis des événements en Syrie s’est révélée résolument hostile au régime de Bachar el-Assad à partir de l’été 2011, tandis que l’alliance qui lie Damas à la République islamique depuis les années 1980 s’est simultanément resserrée http://www.lesclesdumoyenorient.com/La-Turquie-face-a-la-crise.html. En accordant son soutien à l’opposition civile et à l’Armée libre syrienne, la Turquie a pris clairement parti tandis que le régime a trouvé, dans le soutien indéfectible que lui fournit l’Iran, un moyen de se maintenir et de poursuivre la répression et les opérations militaires qui l’opposent aux rebelles. Pour Téhéran, le maintien en place du régime syrien est une question vitale. Malgré l’absence de continuité territoriale entre les deux pays, sa chute se traduirait par la perte d’un point d’encrage essentiel à sa politique de puissance en Méditerranée orientale. La Syrie est frontalière d’Israël et la jonction entre l’Iran et le Hezbollah, installé au sud du Liban, serait plus difficile http://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Fabrice-Balanche.html. Désireuse de tirer un bénéfice politique important des bouleversements liés aux révoltes arabes, la Turquie a cru bon de se placer dans le camp du changement en Syrie mais s’est rapidement trouvée impliquée dans un conflit militaire imprévu. Ainsi, mus par des objectifs contradictoires, les deux pays se sont installés dans une confrontation par procuration qui se manifeste principalement en Syrie mais qui s’est progressivement étendue à une aire géographique plus vaste.

En Irak, le retrait américain en décembre 2011 a permis à l’Iran d’accroître son influence déjà importante sur le camp chiite et notamment sur le Premier ministre Nouri al-Maliki, tandis que les relations de ce dernier avec Ankara se sont considérablement dégradées. En cause, l’affaire al-Hachemi et le conflit latent qui oppose Maliki au Président du Gouvernement régional kurde (GRK), Massoud Barzani. Fin 2011, Tariq al-Hachemi, Vice-Premier ministre irakien est visé par une procédure judiciaire l’accusant de participation à une organisation terroriste. Il trouve alors refuge sur le territoire GRK puis en Turquie. Au même moment, une crise politique grave remet en cause l’équilibre entre les factions qui avait été obtenu en décembre 2010 à Erbil et un front réunissant les partisans de Massoud Barzani, les principales figures pro-sunnites et pour un temps le chiite al-Sadr, se met en mouvement en vue de retirer sa confiance au Premier ministre. Liés à l’installation de cet état de crise politique mais pas uniquement, les rapports entre Barzani et Maliki ne cessent de se détériorer tout au long de l’année. Accusant le Premier ministre irakien de dérives dictatoriales, le Président du GRK fait à plusieurs reprises planer la menace d’une déclaration d’indépendance. Le partage des ressources énergétiques entre l’autorité kurde et l’Etat central est l’élément central de cette confrontation, avec l’installation contre l’avis de Bagdad de plusieurs compagnies pétrolières internationales en territoire kurde, au premier rang desquelles le géant américain ExxonMobil. Or, en s’éloignant de Bagdad, les Kurdes d’Irak se rapprochent de la Turquie qui compte sur leurs ressources et prend indirectement leur parti vis-à-vis de l’Etat irakien en favorisant la construction d’un secteur énergétique autonome au Kurdistan. Les rapprochements constatés entre la Turquie, les Kurdes et une partie de la classe politique pro-sunnite contre Bagdad, conduisent Maliki, qui est par ailleurs défavorable à la chute du régime el-Assad, à user d’un langage de plus en plus ferme vis-à-vis d’Ankara. Les égards dont bénéficient Massoud Barzani à Ankara ainsi que la visite à Kirkouk, une ville disputé entre le GRK et Bagdad, du ministre turc des Affaires étrangères en août, sans l’aval de l’Etat central irakien, ont conduit Maliki, proche allié de Téhéran, a considérer publiquement la Turquie comme une menace potentielle pour la souveraineté de l’Irak.

De manière générale, la scène kurde, dont les dimensions sont multiples et enchevêtrées, pourrait devenir un des terrains majeurs de la confrontation turco-iranienne. Sur ce point encore, la situation sur le terrain syrien concentre les tensions. Soutenu par la Turquie, Barzani tente de placer ses partisans, majoritaires au sein du Conseil national kurde de Syrie et favorables à la chute de Bachar el-Assad pour contrebalancer l’influence du PYD, la branche syrienne du PKK. Au courant de l’été 2012, le PYD a pris le contrôle de portions importantes du territoire kurde en Syrie ainsi que les quartiers kurdes de Damas et d’Alep. Ancien allié de Hafez el-Assad, le PKK aurait renoué ses liens avec le régime alaouite pour établir sur le territoire syrien des enclaves territoriales placées sous son contrôle. La tendance du PKK/PYD à exercer un pouvoir sans partage lui attire cependant l’opposition d’une partie de la population kurde et des partisans en Syrie de Massoud Barzani qui se trouvent marginalisés malgré les accords de partage de compétence passés par avec le PYD à Erbil début juillet 2012. Le PKK, dont la branche iranienne, le PJAK, a négocié une trêve avec Téhéran et qui serait ainsi passé dans le camp syro-iranien a simultanément mené des combats d’une violence inédite contre l’armée turque dans les provinces kurdes de Turquie, au Sud-Est du pays, au cours des derniers mois. Le regain récent de violence du conflit kurde en Turquie est imputé par certains observateurs turcs au soutien apporté par l’Iran et par la Syrie à cette formation armée en vue de diminuer la pression turque de la frontière syrienne. En plus de la rivalité croissante, envenimée par la situation du terrain kurde-syrien, qui oppose le PKK à Massoud Barzani dans le leadership régional kurde, ce dernier, allié très proche d’Ankara, se trouve contesté sur le territoire même par des acteurs politiques chez qui on a pu observer ces derniers mois une certaine inclinaison pour l’Iran. L’accord stratégique qui lie le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani à son ancien ennemi l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani a pâti du faible soutien de ce dernier, qui se trouve être également le président de l’Irak, envers les initiatives lancées par Barzani en vue de renverser Maliki. L’UPK aurait ainsi tendance à se rapprocher du parti Gorran, dans l’opposition, et ce sous les auspices de l’Iran. Certains rapports font enfin état d’une prise de contact entre la branche irakienne du PKK et Maliki début novembre, au moment même où le Premier ministre irakien prononçait des condamnations plus fermes que jamais envers les frappes turques sur les bases du PKK situées en territoire irakien et demandait la fermeture des bases militaires turques qui se trouvent le territoire du GRK.

La rivalité entre la Turquie et l’Iran est également susceptible de prendre corps au delà de la Syrie de l’Irak et du terrain kurde. Dans le Caucase, l’Arménie qui s’est rapprochée de l’Iran au cours des dernières années, s’oppose à l’Azerbaïdjan turcophone, proche de la Turquie mais également d’Israël. En Asie centrale, l’influence de la Turquie sur les pays de langue turcophone rencontre celle de l’Iran au Tadjikistan et en Afghanistan où l’armée turque participe aux opérations de l’OTAN. L’évolution de la situation en Syrie a conduit la Turquie à se rapprocher du Conseil de coopération du Golfe qui se trouve en première ligne face à l’Iran et ce malgré les rivalités qui peuvent opposer Ankara à l’Arabie saoudite ou au Qatar. La corne de l’Afrique serait également concernée par cette confrontation. L’accroissement de l’influence turque en Somalie http://www.crisisgroup.org/en/publication-type/media-releases/2012/africa/somalia-assessing-turkey-s-role-in-somalia.aspx coïncide avec une amélioration notable des relations entre l’Iran et l’Érythrée http://www.irantracker.org/foreign-relations/eritrea-iran-foreign-relations. Cependant, malgré la très large extension des zones où les influences turque et iranienne se confrontent, ni Téhéran ni Ankara n’ont intérêt à ce qu’éclate un conflit ouvert entre les deux pays. L’Iran a besoin du débouché turc vers le monde extérieur au moment où son économie se contracte du fait de l’embargo occidental sur son pétrole brut. La Turquie quant à elle, doit rompre l’isolement dans lequel l’effondrement de sa politique de voisinage l’a plongé après la crise syrienne. Les contacts pris récemment entre de hauts responsables turcs et iraniens http://www.al-monitor.com/pulse/politics/2012/10/iran-plan-is-last-chance-to-save-syria.html au sujet de la Syrie pourraient présager du rattrapage in extremis d’une dégradation inquiétante des relations entre Téhéran et Damas bien que le retour à l’équilibre à court terme paraisse impossible étant donnée la dégénérescence de la situation sur le terrain.

Les articles de cette série ont bénéficié des éclairages de MM. Mohammad-Reza Djalili http://www.bibliomonde.com/auteur/mohammad-reza-djalili-1431.html et Thierry Kellner http://dev.ulb.ac.be/sciencespo/fr/membres_kellner-thierry.html qui ont gracieusement accordé au rédacteur des entretiens séparés.

A lire :
 Thierry Kellner et Mohammed-Reza Djalili, L’Iran et la Turquie face aux printemps arabes, GRIP, 2012. 

Lire les parties précédentes :
 Les relations Turquie – Iran. De l’ère des empires aux « printemps arabes » (2/3) : Des modernisations autoritaires d’Atatürk et de Reza Shah à l’instauration de la République islamique en Iran : apogée et rupture d’un cycle de convergence idéologique et stratégique
 Les relations Turquie – Iran. De l’ère des empires aux « printemps arabes » (1/3) : De l’ère impériale à la diffusion de la modernité

Publié le 14/11/2012


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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