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Les relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite à l’heure des choix (2/2)

Par Michel Makinsky
Publié le 21/03/2015 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 15 minutes

Michel Makinsky

Craintes saoudiennes d’une hégémonie iranienne, rançon des percées militaires en Irak

La contre offensive menée à Tigrit par des forces irakiennes, surtout des milices chiites, avec quelques éléments sunnites, et des effectifs de l’armée et de la police irakienne, avec l’appui visible des forces spéciales de la force al-Qods, de pasdarans, sous la direction du général Soleimani, a fortement impressionné les dirigeants saoudiens qui y voient les prémices d’une hégémonie régionale irrésistible. Le Prince Saoud al-Faisal s’en est ému lors de sa conférence de presse commune avec John Kerry le 5 mars : « La situation à Tikrit est un parfait exemple de ce qui nous inquiète ». Il dit sans ambage : « L’Iran est en train de s’emparer du pays ». Riyad craint que l’Amérique désireuse à tout prix de conclure un accord nucléaire avec Téhéran ne perde de vue ou même ignore délibérément les visées régionales impérialistes de la République Islamique. Kerry a essayé d’apaiser ses interlocuteurs saoudiens en les assurant de ce que Washington ne veut pas d’un ‘grand bargain’ mais veut une garantie que l’Iran ne peut avoir de bombe [1]. Il a ajouté que, certes, le général Soleimani est bien présent en Irak mais que la campagne de Tikrit est « de conception irakienne et sous direction irakienne ». Il concède qu’il y a effectivement des forces iraniennes sur le terrain, mais que les Américains ne se coordonnent pas avec elles. On ne sait si le secrétaire d’Etat américain a pleinement convaincu les dirigeants du royaume qui n’ont pas prononcé de déclaration en ce sens. Ibrahim al-Jaafari, ministre irakien des Affaires étrangères, a ultérieurement abondé dans le même sens : « l’Iran a soutenu l’Irak, mais n’a pas interféré dans la souveraineté irakienne ». Il a voulu ménager les deux grands rivaux : « Nous voulons des relations avec l’Arabie saoudite et avec l’Iran… Notre ouverture à l’Arabie saoudite ne signifie pas que nos relations avec d’autres pays se dégraderont… et ceci ne signifie pas que l’Irak est en train de devenir perse » [2]. Les attitudes et positions du général Soleimani et des responsables pasdarans sont observées avec inquiétude et perplexité par le royaume dont elles alimentent les pires craintes. Elles ne rassurent guère, même lorsqu’elles minimisent l’implantation iranienne, comme les déclarations du général Hassan Firouzabadi, chef d’Etat-major des armées, qui affirme que « l’Iran n’aura pas de présence militaire en Irak [3] ». Mais les pasdarans ne peuvent s’empêcher de célébrer leurs réussites ; le 11 mars, le général Jafari se laisse aller à tracer de (trop) vastes ambitions : « La révolution islamique avance à bonne vitesse, son exemple étant l’exportation toujours croissante de la révolution ». Il poursuit : « Non seulement la Palestine et le Liban reconnaissent le rôle influent de la République Islamique mais les peuples d’Irak et de Syrie font de même [4] ».

Ces divers propos à l’occasion des avancées iraniennes n’échappent pas à l’attention des royautés du Golfe. Le cumul des percées militaires iraniennes en Irak, de la survie du régime de Damas, de la conquête du pouvoir par les Houthis appuyés par un Iran qui prend de plus en plus pied au Yémen produit une sorte de sentiment de vulnérabilité chez les Saoudiens et leurs alliés, combiné à un syndrome d’effritement des positions sunnites dans leurs combats. Du coup, l’accommodant président Rohani peut-il peser à leurs yeux autant que le redoutable Soleimani ? Certains analystes font à juste titre remarquer que la rhétorique iranienne proclamant sur un ton grandiloquent voire apocalyptique de grandioses victoires sur des ennemis promis à l’effondrement total mériterait d’être relativisée. Les mêmes sources citent Ali Ansari, sur les proclamations du mythique commandant d’al-Qods, qui nous invite à une telle relativisation : « C’est de la réassurance rhétorique. Il dit aux Iraniens :’Nous sommes puissants et chacun s’en inquiète’ en partie pour souligner que nous ne sommes pas sous pression. Les gens de l’extérieur peuvent voir ce que sont les forces et faiblesses de l’Iran. Mais il y a cette croyance que vous devez négocier dans une position de force et que si vous êtes faibles, vous serez écrasé ». De même, un autre expert, Hossein Rassam, fait remarquer que les proclamations des Gardiens ont une importante dimension politique intérieure : c’est une façon pour eux de plaider auprès du Guide que les approches accommodantes (de Rohani et de son gouvernement) ne sont guère efficaces et que l’usage de la force permet d’engranger des atouts en plaçant l’Iran comme « la seule puissance de la région qui peut réellement combattre ISIS et l’Occident a besoin de nous pour cela [5] ». Cette démonstration est d’une redoutable efficacité. Les Gardiens peuvent brandir des résultats sur le terrain, avec les aveux de responsables militaires américains reconnaissant ces performances (qu’ils jugent dangereusement convaincantes). Ces derniers concèdent que pour la même raison une forme de concertation s’avèrera tôt ou tard nécessaire (même s’ils jurent le contraire provisoirement). L’aveu que la survie de Bachar al-Assad (affaibli mais présent) contraint à le considérer comme interlocuteur [6] est un autre sujet de satisfaction pour Téhéran.

Cette situation alimente la défiance entre les Saoudiens et les Iraniens et ne facilite pas le rapprochement diplomatique. Des déclarations iraniennes très négatives ont été prononcées contre les dirigeants du royaume, accusés par Téhéran de ne pas s’engager résolument dans la voie d’élimination des menaces communes représentées par les islamistes de l’EI.

Faute de stratégie régionale véritable face à ce qu’il perçoit comme l’encerclement iranien, le royaume n’a pu miser que sur son outil traditionnel : utiliser le pôle du Conseil de Coopération du Golfe pour asseoir son autorité (pesante) sur les royautés voisines, priées de s’aligner que les postures du ‘grand frère’. Malgré d’intenses manœuvres, les ambitieux objectifs du CCG ne sont pas encore parvenues à rehausser le niveau de véritable intégration (malgré quelques exceptions) au-delà du domaine militaire [7]. Les efforts saoudiens visent à obtenir un ‘front commun’ des membres du CCG pour contrer les « visées hégémoniques » iraniennes. Mais Oman, le Qatar, les Emirats arabes unis, dont les positions ne sont pas toujours totalement identiques, ne sont aucunement disposés à se brouiller avec Téhéran, en dépit de l’attitude inflexible des Iraniens quant au sort des îlots d’Abu Musa, de la Petite et de la Grande Tomb. Le Conseil au nom de ses membres a invité l’Iran à cesser toute ingérence dans les conflits situés hors de son territoire [8].

Vers une tentative de normalisation diplomatique entre l’Iran et l’Arabie saoudite ?

Ce contexte difficile n’en rend que plus nécessaire l’instauration d’un dialogue pour une tentative de normalisation des relations bilatérales. C’est une option affirmée dès son élection par Rohani, qui partage avec Zarif le diagnostic de la dangerosité de l’animosité actuelle entre les deux pays, laissant l’Iran isolé dans le monde arabe, avec un pôle d’hostilité régionale animé par Riyad au sein du Conseil de Coopération du Golfe. Une nocivité qui dépasse le seul cadre régional puisque, comme Israël, le royaume excessivement méfiant [9] à l’égard d’un accord nucléaire entre Téhéran et Washington, multiplie les pressions sur l’Amérique pour le retarder, le sévériser à défaut de pouvoir le bloquer. Un homme joue un rôle essentiel et constant dans cette volonté de rapprochement : Hashemi Rafsandjani. On doit plutôt parler de ‘binôme’, puisque l’amiral Shamkani est très étroitement associé à cette démarche comme il le fut dans le passé. Le président du Conseil du Discernement, qui avait entamé un premier rapprochement lorsqu’il était président de la République, n’a pas manqué de rappeler qu’il fut en 2008 l’artisan de nouvelles tentatives en ce sens (torpillées par Ahmadinejad), et les liens d’amitié tissés entre lui et le monarque.

Le ‘binôme’ est de nouveau à la manœuvre sans tarder. En octobre 2013, le roi Abdallah qui avait félicité Rohani pour son élection, adresse une lettre d’invitation (pour la 3ème fois) à son illustre ami pour se rendre au pèlerinage de La Mecque. Il ne s’y rendra pas, invoquant la nécessité pour les deux pays de procéder d’abord à une ‘désescalade’ politique de leurs différends. Au début de l’année 2014, Rafsandjani entreprend des conversations exploratoires discrètes, via les canaux diplomatiques, avec l’accord du Guide [10]. Par diverses déclarations, il fait savoir que les deux pays doivent trouver le chemin de la réconciliation. Un langage positivement reçu à Riyad mais qui se heurte à une objection forte : de nombreux dirigeants saoudiens ont une perception extrêmement négative de l’Iran vu comme dangereusement hostile du fait du poids (omnipotence ?) des Gardiens de la Révolution dans l’appareil décisionnaire du pays et de leur propension à afficher sur un ton guerrier des ambitions hégémoniques dans la région. Alex Vatanka met en évidence que l’Iran n’a pas de véritable ‘politique arabe’ en tant que telle mais privilégie les enjeux bilatéraux et saisit les opportunités. Ce qui n’en facilite pas la lecture, compliquée en outre par les luttes factionnelles internes qui en alimente les contradictions [11]. N’hésitant pas devant les gestes spectaculaires, Rafsandjani rend publique la particulière chaleur de sa rencontre avec Abdulraman Bin Groman Shahri, le nouvel ambassadeur saoudien à Téhéran le 22 avril 2014, où l’on voit le visiteur baiser son front. La réaction fut vive : les journaux réformateurs iraniens se félicitèrent de ce réchauffement en faisant leur ‘une’ de la photo de l’événement, tandis que les « durs » saoudiens alimentèrent Tweeter d’âpres critiques. Les chiites saoudiens, pour leur part, se demandent pourquoi ils sont accusés d’être les ‘mercenaires de l’Iran’ alors que l’ambassadeur du royaume embrasse Rafsandjani. Shahri a renouvelé à ce dernier l’invitation royale de se rendre en son pays.

Le 13 mai 2014, c’est au tour de Saoud al-Faisal, ministre des Affaires étrangères, d’inviter Zarif « à tout moment qui lui semble favorable », une première depuis le printemps arabe au nom du réalisme : « L’Iran est un voisin, nous avons des relations avec eux, et nous négocierons avec eux ». Turki al-Faisal, peu enthousiaste, minimise l’événement : rien de neuf. Peu après, Chuck Hagel est envoyé à Riyad par Barack Obama pour convaincre les saoudiens de progresser dans cette voie. Après quelques péripéties, des conversations discrètes s’engagent à Oman. Elles marquent le début d’une phase d’intenses échanges de vues : au début août 2014, on apprend que Téhéran avait dépêché à Riyad un émissaire pour se concerter sur le départ du Premier ministre irakien al-Maliki et sur le choix de son successeur, Haider al-Abadi, homme plus consensuel qui ne rencontra pas d’objection de principe de la part des Saoudiens. En fin août, signe de dégel, Hossein Amir-Abdollahian, vice-ministre en charge des questions arabes, est reçu non par un adjoint de son rang mais par le ministre saoudien en personne. Le 21 septembre, pour la première fois depuis l’élection présidentielle de 2013, Zarif et son homologue saoudien se rencontrent à New York en marge de l’Assemblée Générale des Nations unies. Il qualifie cette réunion de « nouvelle page dans les relations entre les deux pays ». Bien que symboliquement forte, celle-ci ne semble pas avoir permis de véritable convergence, d’accord politique, mais sans doute une clarification des positions respectives sur la Syrie, l’Irak et l’EI. Après l’échec de la conclusion d’un accord nucléaire avec les 5+1 en novembre 2014, où les réticences saoudiennes se sont fait pesantes, Téhéran s’est employé à essayer de rassurer Riyad et les monarchies sur ses intentions nucléaires « pacifiques » en lançant des ‘ballons d’essai’ comme la suggestion d’Ali Salehi, chef de l’Organisation Iranienne pour l’Energie Atomique, le 9 décembre. Il a proposé la constitution d’un conseil multilatéral de l’Energie nucléaire analogue à ce que l’on connaît en Amérique Latine.

Le climat dégradé de la relation entre Riyad et Téhéran du fait de la chute du prix du baril a contraint Rafsandjani à annuler une rencontre sur ce problème en fin 2014/début 2015, sans doute sur ‘conseil du Guide’. La visite de Zarif en Arabie saoudite le 24 janvier lors des obsèques du roi Abdallah est la première depuis l’élection de Rohani. Sans que l’on puisse lui attribuer une portée démesurée, elle a facilité la reprise (assez discrète) d’échanges de vues entre les deux capitales confirmée par le vice-ministre Hossein Amir-Abdollahian [12]. Le thème de la lutte contre la déstabilisation de la région par les djihadistes islamistes devrait être celui où les deux protagonistes pourraient trouver matière à quelque convergence. L’attaque d’un poste-frontière par Daech, qui a causé la mort de plusieurs gardes et un officier, a été un électrochoc quand il apparut que plusieurs assaillants étaient Saoudiens. La décision de construire un mur « étanche » est-elle la seule bonne réponse ? Certains observateurs comme le perspicace M. K. Bhadrakumar (ancien ambassadeur indien, fin connaisseur de la zone), estiment qu’un « redémarrage » de la relation entre les deux rivaux est inévitable [13]. La condamnation de Daech en termes d’une violence sans précédent par Turki al-Faisal dans le quotidien al Sharq al-Awsat en début janvier est-elle le début d’une prise de conscience [14] ?

Il reste que des obstacles de fond rendent difficile la constitution d’un ‘front commun’ (illusoire) contre Daech entre les deux capitales. Comme le souligne Karim Sadjapour, leur vision des causes de l’émergence sont profondément différentes, tout comme l’attitude qu’elles ont adoptée à ce sujet : « Pour Riyad, la croissance d’ISIS peut être attribuée à la répression des sunnites en Syrie et en Irak sous le contrôle de l’Iran et de ses obligés chiites. Pour Téhéran, la montée d’ISIS trouve son origine dans le soutien financier et idéologique des pays arabes du Golfe, en particulier, l’Arabie saoudite ». Ceci induit une conséquence inconfortable pour les dirigeants du royaume : « paraître joindre ses forces à celles de l’Iran chiite contre leurs frères sunnites pourrait engendrer des répercussions internes ». Au total, conclut-il, « le gouvernement iranien veut combattre ISIS mais ne veut pas totalement l’éradiquer, alors que le gouvernement saoudien aimerait voir ISIS éradiqué mais ne veut pas le combattre [15] ». Cette lecture est séduisante mais ne tient pas suffisamment compte de l’impasse saoudienne résidant dans l’incapacité (ou l’absence de volonté réelle confortée par la réussite du traitement de la crise financière et le muselage des tentatives de ‘printemps arabe‘) des dirigeants du royaume à lutter efficacement contre l’ultra-conservatisme religieux en son sein, qui a déteint sur d’importantes fractions de sa population. Or l’Arabie saoudite est un pays intrinsèquement fragile. Il doit faire face à de multiples challenges : fragilité dynastique, sociale, non-diversification économique au profit de l’économie pétrolière rentière alors que les réserves sont révisées à la baisse, sous-emploi, lacunes d’éducation moderne en dépit de progrès significatifs, assèchement culturel arabe, muselage de toute objection… Il offre dès lors un terrain idéal pour ceux qui contestent la légitimité d’un pouvoir qui a vécu longtemps sur la double rente pétrolière et du rigorisme wahhabite alibi de ses turpitudes. L’efficacité des programmes de « déradicalisation » des djihadistes reste à démontrer. Et surtout, les milliers d’individus formatés au djihad depuis la guerre d’Afghanistan, qui vont à présent de front en front, à la recherche du Califat émergeant, ne sont pas prêts à renoncer à un combat les appelant au « martyre ». Abreuvés de la haine des « apostats », « hérétiques » dont les chiites, ils relaient par les prêches d’un clergé perméable la haine anti-chiite. Elle est propagée au sein du royaume, alimentant dans le pays comme chez ses voisins (surtout Bahreïn) les vexations anti-chiites perpétuellement accusés de n’être que des comploteurs à la solde de Téhéran. Une hostilité que tous les membres des familles princières ne partagent pas nécessairement. La proximité d’un éventuel accord nucléaire entre Téhéran et Washington (centre de tout accord avec les 5+1), couplée à l’émergence d’un Iran revendiquant un statut de gendarme régional, rend caduque la posture traditionnelle saoudienne construite sur le double socle sécuritaire interne [16] et « front sunnite » à l’extérieur que l’écrasement de la contestation bahreïnie avait semblé conforter. La perspective d’une victoire rapide, définitive contre les islamistes dans la région ne semblant pas se présenter à horizon immédiat (ce qui n’empêche pas l’espoir de porter des coups décisifs contre eux si un véritable consensus régional émerge), Riyad est invité (notamment par Washington) à des révisions difficiles à défaut d’être déchirantes tant sur sa posture extérieure que sa gouvernance. Si l’espoir d’un « grand bargain » saoudo-iranien est illusoire à l’horizon visible, esquisser une concertation minimale entre les deux grands pôles régionaux semble indispensable pour traiter les énormes défis de la zone. Les dirigeants du royaume sont-ils prêts à ce saut (périlleux) ? Nul ne le sait.

Sur la Syrie, un rapprochement des points de vue de Téhéran et Riyad sera sans doute plus difficile à atteindre. Il dépendra des évolutions en cours. A partir du moment où Washington n’exclut plus de converser avec Bachar al-Assad, la posture rigide de Riyad refusant toute négociation avec lui qui n’aboutirait pas à un départ pur et simple se fragilise. Rafsandjani, pendant ce temps, mise sa bonne relation avec la famille royale : Sheikh Nimr Bagher al-Nimr, religieux chiite saoudien avait été condamné à mort le 15 octobre. Les principaux responsables iraniens avaient protesté violemment contre cette mesure et avaient réclamé la libération du religieux avec un insuccès total. Ils laissaient entendre que l’exécution du condamné aurait des conséquences lourdes non seulement dans les relations bilatérales mais dans tout le Moyen-Orient. Or, Rafsandjani a procédé différemment en envoyant aux dirigeants saoudiens une lettre très polie et consensuelle [17] sur le thème (qui lui est cher) de l’unité des musulmans en vue d’obtenir la libération du religieux. Le sort de ce dernier est incertain [18] mais l’habileté de l’ancien président est la seule chance de succès.

Au printemps 2015 chargé de tant d’incertitudes propices à tous les tournants, y compris les plus imprévisibles, l’horizon des relations irano-saoudiennes pourrait néanmoins se décanter dans la mesure où les choix du royaume se réduisent. La convergence des « méfiants » Israël/Arabie saoudite ne suffit pas à faire un vrai choix ni un véritable axe stratégique, tout au plus des rapprochements tactiques contingents. D’autant que Riyad ne manque pas de rappeler à l’Etat hébreu que ce dernier serait bien inspiré de trouver un accord avec les Palestiniens et que d’autre part l’arsenal nucléaire israélien n’est pas un avantage mais un problème pour ses voisins. Les étranges complaisances israéliennes contre nature (blessés soignés dans des hôpitaux en Israël) observées sur le terrain avec des insurgés islamistes en lutte contre Damas au nom de la lutte sans merci contre le Hezbollah et ses appuis iraniens, sont peu cohérentes avec le combat mené dans toute la région contre Daech.

Aussi, une vision à plus long terme d’un inévitable rapprochement entre Téhéran et Riyad est envisageable selon des experts comme Sigurd Neubauer. Pour ce faire, le royaume doit conforter un consensus régional qui dépasse le clivage Iran-Arabie saoudite, et qui, selon cet expert, pourrait utilement passer par le truchement d’Oman. Le Sultan Qabous dont le talent de médiateur a permis aussi bien les discrètes conversations américano-iraniennes que des échanges exploratoires avec Riyad, est particulièrement bien placé pour contribuer à ce rapprochement [19]. Malgré de multiples avanies, la nécessité d’un dialogue perdure chez les deux « concurrents », comme à Beyrouth où l’ambassadeur iranien Mohammad Fathali et son homologue saoudien Ali Awad Asiri, lors d’une cérémonie commémorant la révolution iranienne, se sont évertués à qualifier « très bonnes » les relations bilatérales [20]. Moins anecdotique, Hossein Amir-Abdollahian, vice ministre iranien des Affaires étrangères, s’est félicité le 16 mars à Oman de la déclaration des autorités saoudiennes confirmant le désir de Riyad de constituer une commission mixte consacrée à la sécurité. Cette mesure devrait, selon lui, contribuer à la paix et la sécurité dans la région, et à la normalisation des relations bilatérales. A cette occasion, le ministre omanais des Affaires étrangères, se réjouissant de ce pas, a insisté sur l’importance des négociations entre Téhéran et Riyad. Il a aussi appelé les factions yéménites à trouver la voie d’un dialogue national [21]. Une fois de plus, le sultan d’Oman se révèle comme le médiateur indispensable.

Au terme des présentes réflexions, nous mesurons combien la voie d’un rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite est chargée d’embûches alors même que le cumul des périls devrait contraindre les deux puissances à s’accorder. Le jeu ‘perdant-perdant’ qui a prévalu jusqu’alors cèdera-t-il la place à une coopération mutuellement bénéfique ? La logique le voudrait, le manque de vision stratégique également partagé, la ralentit. Le président Rohani, qui pendant de longues années, a réfléchi à la tête du C.S.R (Center for Strategic Research, le think-tank du Conseil du Discernement) aux réalités et options stratégiques de l’Iran, est pleinement convaincu de l’urgence d’apaiser les tensions bilatérales qui sont insupportables au moment où la lutte contre Daech est un impératif régional. Cette lutte, il faut bien en être conscient, oblige maints acteurs à devoir reconsidérer certains de leurs choix. Le nouveau roi, les princes qu’il a mis aux commandes, en sont-ils également persuadés ? Ou plutôt ont-ils compris toutes les implications, voire les sacrifices qu’impose la lutte contre l’EI, mais aussi l’éradication des causes qui ont présidé à son apparition et nourrissent son expansion ? Ce sont de lourdes questions auxquelles les réponses claires font encore défaut, compliquées par d’autres facteurs : le dossier nucléaire, la question des Palestiniens après la victoire de B. Netanyahu.
Au plan interne, Téhéran, qui doit faire face à une pénurie critique de devises étrangères, à une situation économique dégradée, n’a guère de choix ; l’asphyxie financière contraint l’Iran à des concessions dans le dossier nucléaire pour une levée des sanctions, et impose pareillement une réduction des contraintes extérieures. Les engagements militaires des pasdarans, du Hezbollah, coûtent cher en hommes, en crédits. Le pays ne peut s’épuiser indéfiniment. Il devra, comme d’autres, accepter des renoncements. Les forces politiques internes y consentiront-elles ?

Lire la partie 1 : Les relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite à l’heure des choix (1/2)

Publié le 21/03/2015


Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).


 


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