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Les relations entre la Turquie et le Qatar : fondements, réalités et ambitions (1/3)

Par Justine Clément
Publié le 24/03/2022 • modifié le 24/03/2022 • Durée de lecture : 7 minutes

President of Turkey, Recep Tayyip Erdogan ® and Qatari Emir Sheikh Tamim bin Hamad al-Thani (L) pose for a photo ahead of the 6th meeting of Turkey-Qatar Supreme Strategic Committee at the Presidential Complex in Ankara, Turkey on November 26, 2020.

EMIN SANSAR / ANADOLU AGENCY / ANADOLU AGENCY VIA AFP

Nous verrons dans un premier temps les origines et intérêts réciproques des deux États à impulser et approfondir ce rapprochement en mettant en lumière une convergence politico-idéologique certaine (I), mais aussi la volonté et le besoin de la Turquie et du Qatar de répondre à des objectifs internes et externes respectifs (II).
Dans un troisième temps, nous nous intéresserons aux réalités de cette nouvelle alliance (III), avec l’accélération des partenariats économiques et sécuritaires (III.A) mais aussi l’investissement turco-qatarien dans des zones stratégiques (III.B). Enfin, plus d’un an après la levée du blocus contre le Qatar et dans un contexte de « diplomatie de l’apaisement » turque, nous questionnerons l’avenir de cette relation (III.C).

I. Une convergence politico-idéologique autour de l’islam politique des Frères musulmans

Les deux États partagent d’abord une vision politico-idéologique commune, illustrée par le soutien, le financement et la protection des Frères musulmans [6].
La Turquie, marquée par une « laïcité identitaire » [7] depuis l’instauration de la République turque, en 1923, par Mustafa Kemal, voit le développement, dans les années 1970, d’une mouvance islamiste, notamment incarnée par Necmettin Erbakan. Proche des Frères musulmans, il est à l’origine de la création de plusieurs partis politiques, comme le Parti de l’Ordre national (1970-1971), dissout pour « atteinte au principe fondateur de la laïcité turque », et le Parti du Salut national (1972-1981), rejoint dès 1976, par un certain Recep Tayyip Erdoğan. Après le coup d’État militaire de 1980 et la nouvelle dissolution du Parti du Salut National, l’idéologie islamiste reste particulièrement populaire. Necmettin Erbakan crée alors le Parti du bien-être (1983-1998), de nouveau rejoint par Erdoğan, en 1983, après la fin de son interdiction d’exercer tout mandat politique. Il propulse, en 1994, le futur Président turc à la tête de la Mairie d’Istanbul et permet à Erbakan d’accéder au poste de Premier ministre, entre 1996 et 1997. Après la nouvelle dissolution de son parti, Necmettin Erbakan crée le Parti de la Vertu (1998-2001), qui milite pour un assouplissement de la laïcité turque. En 2001, il sera finalement et de nouveau, dissout par la Cour Constitutionnelle. Inspiré de l’idéologie de ce dernier, Erdoğan fonde, en août 2001, l’Adalet ve Kalkınma Partisi (AKP) ou Parti de la justice et du développement, qui entend concilier laïcité, libéralisme, modernité et liberté de religion. Malgré un recours porté à la Cour Constitutionnelle pour « atteinte au principe fondateur de la laïcité turque », l’AKP n’est pas dissout, bien que ses « activités anti-laïques » soient vivement condamnées. Refusant le qualificatif d’« islamisme » et préférant l’appellation « démocrate conservateur » [8], l’AKP reprend pourtant les grandes lignes de la mouvance des Frères musulmans. Les élections législatives de 2002, qui consacrent la victoire de l’AKP, montre le transfert de l’électorat du Parti de la vertu à celui d’Erdoğan. Il favorise l’expression et la pratique de l’islam sunnite et remet en cause plusieurs mesures anticléricales, comme l’interdiction du foulard islamique dans l’enceinte universitaire et dans les institutions militaires [9]. En outre, le Président turc a d’ailleurs été qualifié de « calife du monde musulman » [10] et de « leader naturel pour l’Islam au XXIème siècle » [11] par Yûsuf Al-Qaradâwî, guide spirituel des Frères musulmans.

De son côté justement, le Qatar accueille Al-Qaradâwî – alors en exil – dès 1961. Il devient le doyen de l’Institut secondaire des études religieuses et crée notamment, en 1973, le département des études islamiques de l’Université du Qatar. Proche du Cheikh Khalifa Al-Thani, il obtient la nationalité qatarienne et devient très influent dans l’Émirat. Il est notamment, pendant près de vingt ans, l’invité permanent de l’émission al-Sharīʿa wa al-Ḥayāh (« La Charia et la Vie ») – animée par le journaliste Maher Abdallah – où il aborde, d’un point de vue « islamique », un ensemble de considérations politiques, économiques, sociales et culturelles [12]. Aussi, depuis 1992 et via Qatar Charity, une organisation non-gouvernementale d’aide au développement, le Royaume finance de nombreux projets portés par des associations satellites des Frères musulmans, au Moyen-Orient mais aussi en Europe [13].

Le soutien du Qatar à la confrérie peut être expliqué de plusieurs manières. D’un point de vue interne, il peut être interprété comme une « politique d’assurance contre l’opposition d’inspiration religieuse » [14], où « les Frères musulmans se sont dissous volontairement en 1999 » [15]. En participant à leur développement, le Qatar se prémunit de la formation d’une nouvelle coalition politique, pouvant fragiliser le pouvoir de la dynastie Al-Thani. Il peut aussi être interprété à la lumière des conditions d’accession au pouvoir de Cheikh Hamad Ben Khalifa Al Thani [16], qui détrône son père, Cheikh Khalifa Ben Hamad Al Thani, en 1995. Le processus choque profondément l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui dénoncent le non-respect de la tradition tribale. Le Cheikh Hamad Ben Khalifa Al Thani accuse notamment son voisin saoudien d’être derrière la tentative de coup d’État de 1996, visant à ramener son père au pouvoir [17]. Il adopte donc une approche idéologique diamétralement opposée à celle de ses voisins – vision poursuivie, par le nouveau Cheikh, Tamim Ben Hamad Al Thani, à partir de 2015 [18].

La convergence du Qatar et de la Turquie donne finalement lieu à la création d’un « axe disruptif » [19], depuis les « Printemps arabes », qui consiste à soutenir les mouvements prônant un islam politique, face aux « régimes autoritaires et conservateurs » [20]. À partir de 2011, en Égypte, les deux pays apportent leur soutien à Mohammed Morsi, Président du Parti de la liberté et de la justice, issu des Frères musulmans. Ankara participe à la campagne électorale de Morsi, finalement élu en juin 2012. De son côté, le Qatar apporte une aide financière, en effectuant d’abord un don de 5 milliards de dollars au nouveau gouvernement, et s’engage à un investissement de 18 milliards de dollars sur cinq ans, pour soutenir l’économie égyptienne [21]. Aussi, il s’engage à fournir un approvisionnement gratuit en gaz naturel liquéfié au pays [22], alors isolé dans la région. En 2013, lors du coup d’état militaire en Égypte, soutenu par Riyad et Abu Dhabi, qui aboutit à la chute de Morsi, les mouvements des Frères musulmans égyptiens sont accueillis au Qatar et en Turquie. Ce transfert amène finalement à la constitution d’une « sorte d’internationale frériste » [23], selon Stéphane Lacroix. L’accueil et le soutien à la confrérie sera notamment l’une des causes du blocus imposé à Doha par l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Bahreïn, du 05 août 2017 au 05 janvier 2021.

En Tunisie aussi, le Qatar et la Turquie soutiennent la révolution tunisienne (décembre 2011-février 2011), notamment par la couverture médiatique d’Al-Jazeera. Lors de la chute du Président Ben Ali, les deux pays apportent leur aide à la coalition dirigée par Ennahda, parti issu des Frères musulmans. À partir de 2012, le Qatar accueille les forces armées tunisiennes pour des exercices militaires conjoints et fournit une aide en véhicules militaires [24]. L’AKP d’Erdoğan est aussi un réel « modèle » [25] pour le parti tunisien, tant dans l’idéologie que dans le fonctionnement. Côté palestinien, Ankara et Doha adoptent une posture de soutien et d’aide au Hamas, dont les trois membres fondateurs, Cheikh Ahmed Yassin, Abdel Aziz al-Rantissi et Mohammed Taha, sont issus de la mouvance frériste. Ils refusent de qualifier l’organisation comme « terroriste », et luttent activement contre les blocus contre la Bande de Gaza, en 2006 et 2010. Lors de ce dernier, le bateau humanitaire turc, Mavi Marmara, est bombardé par Tsahal, marquant une rupture nette des relations entre Israël et la Turquie. Le Qatar finance le Hamas, notamment par le biais d’une aide au profit de la population (paiement des salaires) et lui apporte son soutien en lui donnant une voix dans les forums régionaux et internationaux [26]. Enfin, en Syrie, le Qatar annonce avoir soutenu des groupes djihadistes comme le Front al-Nosra (aujourd’hui, Fatah Cham) - qui transitaient par la Turquie, dans le but de renverser le régime de Bachar al-Assad [27]. Enfin, les deux pays se proposent candidats pour gérer l’aéroport de Kaboul en été 2021, à condition d’assurer une entente avec les talibans sur les aspects techniques et sécuritaires [28].

Si les deux pays partagent donc ce soutien aux Frères musulmans, c’est aussi ensemble, et dans un souci d’apaisement des tensions régionales, qu’ils prennent récemment leurs distances avec la confrérie. Le 25 février 2022, le Qatar demande de nouveau à plusieurs dirigeants des Frères musulmans de quitter le pays [29], comme ce fût le cas en 2014 sous la pression de la communauté internationale. Fin 2021, Erdoğan déclare envisager un rapprochement « progressif » avec l’Égypte et Israël, au détriment certain de la confrérie, et somme au mouvement, suite à la déclaration qatarienne, de « fermer ses plateformes » [30] en Turquie et quitter le pays. Il espère ainsi, le retour d’une coopération économique plus approfondie avec l’Égypte et Israël, mais surtout, la mise en place d’un accord concernant l’approvisionnement de gaz et de pétrole de Méditerranée orientale [31].

Finalement, le rapprochement entre Ankara et Doha répond à une logique politico-idéologique, tournée vers un soutien aux Frères musulmans et la volonté de rayonnement de l’islam politique. Cependant, ce rapprochement répond aussi à des logiques nationales et régionales différentes, spécifiques à chacun des deux pays.

Publié le 24/03/2022


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


 


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