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Les relations turco-russes à l’aune de la guerre en Ukraine : un jeu d’équilibriste diplomatique permanent (1/2). Des partenaires économiques et stratégiques mutuellement incontournables

Par Emile Bouvier
Publié le 18/08/2022 • modifié le 18/08/2022 • Durée de lecture : 7 minutes

Russian President Vladimir Putin (L) and Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdogan take a walk in Putin’s residence in the Russian Black Sea resort of Sochi during their meeting, 18 July 2005. Vladimir Putin and Recep Tayyip Erdogan began 17 July two days of talks in the Black Sea resort of Sochi, overshadowed by the bomb attack 16 July that killed five people at a Turkish tourist resort.

AFP PHOTO / ITAR-TASS / PRESIDENTIAL PRESS SERVICE / ALEXEY PANOV / ITAR-TASS / AFP

Depuis le début de la guerre en Syrie en mars 2011, la Russie et la Turquie s’opposent sur un nombre toujours croissant de théâtres d’opérations militaires et diplomatiques ; ces face-à-face réguliers coïncident avec la volonté partagée de ces deux puissances d’intervenir, là aussi de façon croissante, dans les affaires de leur voisinage immédiat et régional.
 
Les relations diplomatiques turco-russes s’avèrent ainsi pour le moins complexes : malgré une concurrence permanente, ces deux pays doivent composer l’un avec l’autre dans l’intérêt de leurs objectifs géopolitiques respectifs, en dépit leurs différends réguliers. La Turquie, familière d’une politique étrangère « à la carte » qui ne laisse pas de surprendre les chancelleries occidentales, est parvenue jusqu’à maintenant à garder un certain équilibre diplomatique entre l’Ukraine et la Russie malgré le conflit opposant les deux pays slaves, par exemple, alors même que l’organisation de l’Atlantique nord (OTAN) soutient militairement Kiev en envoyant, entre autres choses, de vastes quantités de matériel de guerre.
 
Partenaires forcés parce que nécessaires, Ankara et Moscou entretiennent des relations s’apparentant à un jeu d’équilibriste permanent que le présent article va s’employer à exposer en privilégiant une approche thématique ; si la Russie et la Turquie entretiennent d’excellentes relations économiques ayant fait d’eux parmi leurs meilleurs partenaires commerciaux et économiques respectifs (première partie), cette entente semble s’effondrer aussitôt en matière diplomatique : des côtes libyennes aux montagnes du Haut-Karabagh en passant par la plaine d’Idlib ou encore le Kosovo, tout semble opposer les deux États (deuxième partie) qui parviennent néanmoins à régulièrement trouver des accords pragmatiques aussitôt leur intérêt mutuel assuré.
 

I. Des partenaires économiques et stratégiques mutuellement incontournables

 
Les relations économiques russo-turques s’articulent autour de trois axes majeurs : les échanges commerciaux, le secteur énergétique et le tourisme ; l’achat des S400 par la Turquie a par ailleurs initié un rapprochement militaire et stratégique tout à fait notable entre les deux puissances.
 

1. Des partenaires commerciaux très proches

 
En matière d’échanges commerciaux, la relation russo-turque connaît un nouvel élan depuis la mi-2016 : en novembre 2015, la chasse turque avait en effet abattu un appareil de combat russe au-dessus de la Turquie après que ce dernier a violé à plusieurs reprises l’espace aérien turc [5]. Moscou a alors mis en place des sanctions et des entraves économiques à l’encontre d’Ankara, qui provoquera aussitôt une chute brutale des échanges commerciaux entre les deux pays ; les exportations turques vers la Russie passeront ainsi de 3,5 milliards de dollars en 2015 à 1,7 milliard l’année suivante [6].
 
Seules les excuses officielles du président turc Recep Tayyip Erdogan à son homologue russe Vladimir Poutine le 27 juin 2016 [7] viendront mettre un terme à la crise et initier la lente reprise des échanges qui, en 2020, culminaient déjà à 4,5 milliards de dollars d’exportations turques vers la Russie [8], plaçant Ankara en neuvième position des principaux pays approvisionnant la Russie. Les deux pays réaffirmaient ensuite à plusieurs reprises leur volonté de rapprochement économique, appelant à atteindre un volume total d’échanges à 100 milliards de dollars dès que possible [9] (en 2021, ce volume total avoisinait les 30 milliards de dollars [10]).
 
Les exportations russes vers la Turquie, fortes de 13,1 milliards de dollars en janvier 2022, plaçaient la Russie en première position des pays auprès de qui Ankara s’approvisionnait, devant la Chine (3,9 milliards de dollars) et l’Allemagne (1,4 milliard) [11]. Les exportations turques vers la Russie consistent pour une large part en fruits et légumes (23,96% des exportations turques en Russie en 2020), représentant 633 millions de dollars en 2020, et en pièces de véhicules automobiles (210 millions de dollars) [12], tandis que les exportations russes vers la Turquie se caractérisent quant à elles par la forte proportion de pétrole brut (2,49 milliards de dollars), de blé (1,66 milliard de dollars, soit 70% des importations de blé turques [13]) et de briquettes de charbon (941 millions de dollars) [14].
 

2. Une coopération énergétique étroite

 
Cette forte proportion de produits énergétiques dans les exportations russes à destination de la Turquie s’explique, de fait, par la très forte coopération énergétique unissant les deux pays. Ankara s’avère en effet fortement dépendante des hydrocarbures russes : en 2021, 44,9% du gaz naturel, 34% du charbon [15] et 17% du pétrole [16] importés par la Turquie provenaient de Russie. Ankara s’est également attaché les services de Moscou afin de développer son secteur nucléaire : depuis le 3 avril 2018 [17], Rosatom construit la première centrale nucléaire turque, dans la ville d’Akkuyu, près de Mersin, qui devrait être achevée en mai 2023, avant le centenaire de la République turque le 29 octobre de la même année. La présidence turque, qui envisage la construction de deux autres centrales, n’exclut pas de recourir une nouvelle fois à l’expertise russe en la matière [18].
 
Si la Russie semble détenir un ascendant énergétique indéniable sur la Turquie, cette dernière dispose toutefois d’atouts incontournables pour Moscou en la matière : en plus d’être une cliente notable en énergie russe - la Turquie est le plus grand importateur de gaz russe après l’Allemagne par exemple [19] -, elle est un lieu de transit pour celle-ci. Ankara contrôle en effet les détroits du Bosphore et des Dardanelles, seule voie de communication maritime possible entre la mer Noire et le reste du monde ; à ce titre, 3,7% du pétrole consommé quotidiennement dans le monde passerait en moyenne chaque années par ces détroits [20].
 
En-dehors des accès à la mer Noire, la Turquie est un véritable pont entre l’Asie centrale, le Caucase et l’Europe ; c’est ainsi que passe par exemple en son sein le pipeline TurkStream, gazoduc reliant par voie sous-marine, depuis le 8 janvier 2020, le port russe d’Anapa au village côtier turc de Kiyiköy, près d’Istanbul, avant de rejoindre par tronçon terrestre la frontière turco-bulgare et, de là, irriguer la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie et la Slovaquie [21]. Ce pipeline, dont la construction avait commencé en 2017, permet à la Russie d’alimenter l’Europe en gaz en contournant l’Ukraine, avec qui les relations s’étaient pour le moins dégradées à la suite de l’annexion de la Crimée en 2014 [22].
 

3. Le tourisme, lien culturel et économique majeur entre les deux puissances pontiques

 
En raison de sa proximité géographique avec la Russie et des atouts touristiques ayant fait d’elle le quatrième pays le plus visité au monde en 2021 [23], la Turquie attire de vastes contingents de touristes russes : en 2019, avant que ne débute la pandémie de COVID-19, ils étaient plus de sept millions à s’être rendus en Turquie [24], faisant des Russes les touristes les plus nombreux à visiter la Turquie, devant les Allemands et les Ukrainiens [25] ; la Turquie représentait ainsi, en 2021, la deuxième touristique préférée des touristes Russes après l’Abkhazie [26], en Géorgie [27].
 
Le tourisme s’avère ainsi un secteur clé de l’économie turque, dont les Russes apparaissent comme l’une des pièces pivots : en 2018, le tourisme en Turquie représentait 7,7% des emplois (soit 2,2 millions de personnes) et 3,8% du Produit intérieur brut (PIB) turc [28] ; les touristes russes, qui représentaient 19% du nombre total de touristes visitant la Turquie en 2021 [29], incarnent donc une force économique toute particulière à cet égard pour les autorités turques.
 
Soucieuse de ménager la Russie et ses contingents de touristes, la Turquie s’emploie ainsi depuis le début de la guerre en Ukraine à trouver des solutions pour que les Russes puissent continuer de se rendre sur le sol turc. Ankara permet par exemple à ces derniers de payer avec le système de paiement russe Mir, en substitution aux systèmes américains Mastercard et Visa qui ont suspendu leurs opérations russes dans le cadre des sanctions américaines contre la Russie [30]. 15% des commerces turcs accepteraient déjà le système Mir [31] et plusieurs banques turques parmi les plus notables - à l’instar d’Isbank, Ziraat Bankasi et VakifBank [32] - en distribueraient désormais les cartes.
 

4. L’achat de matériel de guerre

 
La coopération économique étroite - et stratégique - entre Moscou et Ankara a franchi un nouveau cap durant l’année 2016 : cette année-là, face à un contexte sécuritaire régional particulièrement volatile, les autorités turques expriment leur souhait, auprès de la Russie, de moderniser leur défense antiaérienne en acquérant des S400. Au-delà des considérations purement militaires, ce choix n’est pas anodin : en choisissant Moscou comme fournisseur plutôt que les Etats-Unis, Ankara envoie un signal clair de volonté de rapprochement à l’égard du Kremlin et de défiance à l’égard de Washington, avec qui les relations s’étaient particulièrement dégradées depuis la tentative de coup d’Etat en Turquie le 15 juillet 2016.
 
Ce rapprochement stratégique d’Ankara auprès de Moscou sera d’autant plus fort qu’il soumettra la Turquie à des représailles et sanctions américaines et constituera l’une des principales pierres d’achoppement diplomatiques entre les deux alliés de l’OTAN. Preuve de la sensibilité de ce rapprochement stratégique, et malgré le conflit en Ukraine, les autorités turques ont déclaré envisager un nouvel achat de S400 auprès de la Russie en avril 2022 [33].

Sitographie :
 The Role of Turkish Drones in Azerbaijan’s Increasing Military Effectiveness : An Assessment of the Second Nagorno-Karabakh War, Insight Turkey, 14/12/2021
https://www.insightturkey.com/article/the-role-of-turkish-drones-in-azerbaijans-increasing-military-effectiveness-an-assessment-of-the-second-nagorno-karabakh-war
 The fight for Syria’s skies : Turkey challenges Russia with new drone doctrine, MEI, 26/03/2020
https://www.mei.edu/publications/fight-syrias-skies-turkey-challenges-russia-new-drone-doctrine
 Bayraktar TB2 bombed Russian mercenaries in Libya, Bulgarian Military, 10/08/2021
https://bulgarianmilitary.com/2021/08/10/bayraktar-tb2-bombed-russian-mercenaries-in-libya/
 Nato and UN seek calm over Turkish downing of Russian jet, The Guardian, 24/11/2015
https://www.theguardian.com/world/2015/nov/24/nato-and-un-seek-calm-over-turkish-downing-of-russian-jet
 Export value to Russia from Turkey 2010-2020, Statista, 27/04/2022
https://www.statista.com/statistics/1001013/value-turkish-goods-exports-to-russia/
 Erdoğan has apologised for downing of Russian jet, Kremlin says, The Guardian, 27/06/2016
https://www.theguardian.com/world/2016/jun/27/kremlin-says-erdogan-apologises-russian-jet-turkish
 A tangled web for Turkey in Russia’s war with Ukraine, Euractiv, 07/03/2022
https://www.euractiv.com/section/global-europe/opinion/a-tangled-web-for-turkey-in-russias-war-with-ukraine/
 Turkey Imports from Russia of Coal ; Briquettes, Ovoids and Similar Solid Fuels, Trading Economics, 2022
https://tradingeconomics.com/turkey/imports/russia/coal-briquettes-ovoids-manufacturing-coal
 Turkey balks at coal phaseout amid growing energy woes, Al Monitor, 04/03/2022
https://www.al-monitor.com/originals/2022/03/turkey-balks-coal-phaseout-amid-growing-energy-woes
 Turkey has no plans to cut Russian oil imports, welcomes Iran supply, Daily Sabah, 09/03/2022
https://www.dailysabah.com/business/energy/turkey-has-no-plans-to-cut-russian-oil-imports-welcomes-iran-supply
 Turkey, Russia mull fighter jet, submarine partnership, Daily Sabah, 30/09/2021
https://www.dailysabah.com/business/defense/turkey-russia-mull-fighter-jet-submarine-partnership
 Factbox : Impact of Russian sanctions on trade ties with Turkey, Reuters, 30/11/2015
https://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-russia-turkey-ties-fac-idUSKBN0TJ1JQ20151130
 Gazoduc TurkStream : quel impact pour l’Europe ?, Euronews, 08/01/2020
https://fr.euronews.com/2020/01/08/gazoduc-turkstream-quel-impact-pour-l-europe
 Diplomatie. La Hongrie achète du gaz russe en contournant l’Ukraine, colère à Kiev, Courrier International, 29/09/2021
https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/diplomatie-la-hongrie-achete-du-gaz-russe-en-contournant-lukraine-colere-kiev
 Turkey ranked 4th on world tourism list in 2021, Hürriyet Daily News, 30/03/2022
https://www.hurriyetdailynews.com/turkey-ranked-4th-on-world-tourism-list-in-2021-172582
 Russia resuming full-scale air traffic with Turkey next week, Anadolu Ajansi, 18/06/2021
https://www.aa.com.tr/en/europe/russia-resuming-full-scale-air-traffic-with-turkey-next-week/2278729#:~:text=Turkey%20is%20the%20most%20popular,Turkey%20as%20their%20holiday%20destination
 Share of Russian tourists in Turkey is 36%, Russian Travel Digest, 20/09/2019
https://russtd.com/in-antalya-more-russians-have-already-rested-than-in-the-whole-2017.html
 Leading outbound travel destinations in Russia 2020-2021, Statista, 24/03/2022
https://www.statista.com/statistics/824317/number-of-outbound-tourists-from-russia-by-destination/
 Influx from Europe a morale boost for uneasy Turkish tourism industry, Daily Sabah, 04/05/2022
https://www.dailysabah.com/business/tourism/influx-from-europe-a-morale-boost-for-uneasy-turkish-tourism-industry
 Russia’s tourists won’t struggle with payments in Turkey : Nebati, Daily Sabah, 26/04/2022
https://www.dailysabah.com/business/tourism/russias-tourists-wont-struggle-with-payments-in-turkey-nebati
 Visa, Mastercard and PayPal suspend operations in Russia, PaymentsDive, 07/03/2022
https://www.paymentsdive.com/news/visa-mastercard-and-paypal-suspend-operations-in-russia/619927/
 Mir kart nedir ? Türkiye’de mir kart kullanan bankalar hangileri ?, Yeniakit, 11/03/2022
https://www.yeniakit.com.tr/haber/mir-kart-nedir-turkiyede-mir-kart-kullanan-bankalar-hangileri-1635779.html

Publié le 18/08/2022


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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