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Les rivalités franco-britanniques au Levant pendant la Seconde Guerre mondiale : le général Spears était-il vraiment francophile ?

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Publié le 08/06/2010 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Dès cette période, et encore plus à partir de 1940, les rivalités franco-britanniques dans cette région furent permanentes et plus ou moins clandestines selon les hommes en place.
A cet égard, l’attitude du général Spears reste encore énigmatique. Ce général britannique, parlementaire, conseiller personnel de Churchill et qui accompagne le général de Gaulle dans un avion britannique de Bordeaux à Londres le 17 juin 1940 [1] passe pour particulièrement francophile. Néanmoins, son attitude antifrançaise au Levant, à partir de l’année 1941, ne manque pas de poser des interrogations.

Spears

Le 17 juin 1940, jour de la démission du gouvernement Reynaud, le général Spears transporte dans son avion de Gaulle de Bordeaux en Grande-Bretagne. Quelques jours plus tard, lorsque le gouvernement britannique reconnaît de Gaulle, il est nommé chef d’une mission chargée des relations des Français libres avec le gouvernement britannique . [2] Catroux relate que ce choix est inspiré par la confiance du Premier ministre Churchill pour « un de ses rares amis politiques des mauvais jours et par ce que l’on appelait dans les milieux parlementaires britanniques, la grande francophilie du général Spears ». [3] Spears est en effet un ami de longue date de Churchill, à qui il manifeste sa fidélité en le suivant lors de sa disgrâce en 1915 après l’échec des Dardanelles. De retour à la vie civile, après la Première Guerre mondiale, Spears devient membre du Parlement britannique, inscrit d’abord au parti National Libéral, puis à partir de 1931 au parti conservateur et notamment dans « l’Anti Appeasement Group » qui s’était donné pour objectif de nommer Churchill d’abord comme leader du parti, puis comme chef du gouvernement de la Grande-Bretagne. En 1940, sur le point de partir à la retraite, Spears est maintenu en activité par Churchill comme représentant spécial et personnel du Premier ministre britannique auprès du gouvernement français, avec le titre de major général . [4]
En outre, toujours selon Catroux, « ce dernier faisait en effet, depuis la Première Guerre mondiale, profession d’aimer la France et montrait un goût marqué pour ce qui était français » . [5] Spears parle en effet un excellent français et est féru de littérature française. Sa femme est également présentée comme francophile . [6] Elevé dans la culture et les traditions françaises, Spears paraît être à même d’apporter son aide au mouvement naissant de la France libre. Spears admire « l’homme du 18 juin, embrasse chaleureusement sa cause et favorise ses débuts à Londres » . [7] Ce témoignage de Catroux est confirmé par Spears lui-même : « Je nourris pour de Gaulle un respect et une admiration que les événements ultérieurs n’ont en aucune manière atténués. Sans lui, le mouvement des Français Libres n’aurait jamais existé et même si j’ai eu des divergences profondes avec lui, je suis convaincu que la France libre lui doit son salut » . [8] Spears aurait une photo de de Gaulle avec la dédicace manuscrite suivante : « au général Spears, témoin, allié, ami de Charles de Gaulle » . [9]
Spears établit en 1941 une branche de sa mission au Caire, puis au Levant, en juillet 1941. Elle a pour but d’assurer la liaison entre les autorités gaullistes et les autorités britanniques et ne possède aucun caractère diplomatique ni militaire . [10] En outre, à la suite des proclamations d’indépendance syrienne le 27 septembre et libanaise le 26 novembre 1941, des relations diplomatiques sont établies entre les gouvernements syrien et libanais et celui de Londres. C’est ainsi que Spears est nommé représentant du gouvernement britannique à Beyrouth et à Damas, en qualité de ministre plénipotentiaire, le 1er janvier 1942 . [11] Les lettres de créances accréditant Spears auprès des gouvernements syrien et libanais sont paraphées le 11 février. De Gaulle ne cache pas son animosité face à la nomination de Spears, premier diplomate accrédité au Levant et réagit immédiatement auprès Catroux : « vous savez sans doute que le général Spears a été nommé par son gouvernement, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire auprès des gouvernements syrien et libanais. Nous nous attendions à cela qui est dû aux relations personnelles et anciennes entre Churchill et Spears. […] Naturellement, cette nomination a été faite sans que notre agrément fut demandé. Veuillez me faire connaître si les gouvernements syrien et libanais ont été consultés. Il y a un procédé que nous n’oublierons pas, et je crois que vous saurez le marquer à Spears » . [12]

Les compétitions franco-britanniques

De Gaulle cherche alors à apparaître comme l’homme fort du moment, et à faire respecter la France libre au Levant. Ses fréquentes interventions auprès de la diplomatie britannique, et son voyage au Levant à l’été 1942 en sont les illustrations.

L’influence de la Grande-Bretagne, déjà visible depuis le début de la guerre, est encore plus marquée en 1943, année pendant laquelle la France cède finalement devant l’insistance britannique à faire procéder à des élections au Levant afin de faire aboutir l’indépendance et surtout à remettre en marche le processus constitutionnel interrompu depuis 1939. Catroux a pour mission d’organiser les élections, mais il est gêné dans cette tâche par les ingérences britanniques et plus précisément par celles du général Spears qui intervient dans les négociations. Le gouvernement britannique se défend d’ailleurs de chercher à affaiblir la position de la France au Levant. Même si le Foreign Office dit reconnaître les droits de la France, les difficultés avec Spears tendent les relations. En Syrie, les élections se déroulent dans le calme, et un gouvernement nationaliste est élu. Au Liban en revanche, la préparation des élections est conflictuelle en raison des actions des Britanniques à l’encontre des candidats francophiles et un gouvernement nationaliste est élu.
Les compétitions sont encore avivées lors de la crise de novembre 1943 au cours de laquelle le délégué général français Helleu emprisonne le gouvernement libanais, pour avoir retiré de la constitution libanaise toute allusion au mandat français. Un ultimatum britannique est lancé, obligeant le gouvernement français à céder une nouvelle fois aux injonctions britanniques et à libérer le gouvernement libanais. Le dénouement de la crise est salué par les Britanniques et par les Américains, dont certains soulignent que la Grande-Bretagne n’est peut-être pas étrangère aux difficultés rencontrées par la France. La crise de 1943 montre surtout aux populations du Levant que la France n’est plus en mesure de s’opposer aux revendications d’indépendance, qui sont de surcroît cautionnées par les diplomaties britanniques et américaines.

En 1944, les compétitions franco-britanniques ne s’apaisent pas, alors que, sous l’impulsion de de Gaulle, le Comité français tente de redonner son rang à la France dans les territoires du Levant. La pierre d’achoppement est la volonté de la France de faire signer un traité d’alliance garantissant ses intérêts futurs en échange de la remise des troupes spéciales (c’est-à-dire des troupes syriennes et libanaises sous commandement français) aux gouvernements syrien et libanais, ce à quoi les nationalistes se refusent, soutenus par Spears et par le gouvernement britannique. En novembre, Spears rentre définitivement en Grande-Bretagne, officiellement pour reprendre ses activités parlementaires. Mais son départ n’apaise pas pour autant la querelle franco-britannique. En outre, les responsables français, dont de Gaulle et Catroux, ont sous-évalué la force des revendications nationalistes, exacerbant ainsi le mécontentement des populations et des nationalistes, et renforçant leur rapprochement avec la Grande-Bretagne.
Les Américains quant à eux rejettent également l’idée d’un traité entre la France et les Etats du Levant, souhaitant garder intacts leurs intérêts économiques et pétroliers dans la région.

Les compétitions atteignent leur intensité maximale en 1945 et 1946, de Gaulle voulant à tout prix obtenir un traité en échange de la remise des troupes spéciales aux gouvernements syrien et libanais, et le gouvernement britannique s’y refusant avec obstination. La position de de Gaulle ne fait pas non plus l’unanimité au sein du gouvernement français, le Quai d’Orsay estimant notamment qu’une bonne entente avec la Grande-Bretagne est plus importante qu’un traité d’alliance avec le Levant, où la France conservera de toute évidence des liens privilégiés, même sans traité.
En dépit des pressions britanniques qui s’exercent au Levant, à Londres et au cours des réunions internationales, de Gaulle refuse toujours de remettre les troupes spéciales aux gouvernements locaux. Sur le plan international, la conférence de Yalta s’ouvre en février, à laquelle la France n’est pas conviée. L’un des thèmes abordés est celui du futur statut du Proche-Orient, dont celui du Levant.
Au Levant, alors que la tension monte, le délégué général Beynet demande que des renforts militaires français soient envoyés afin de prévenir de possibles troubles : les premiers renforts arrivent à Beyrouth en mai. Sur ces entrefaites, la capitulation sans condition de l’Allemagne est annoncée le 8 mai. Les soldats français parcourent les rues de Beyrouth et de Damas en tirant des salves de joie. Les accrochages sont inévitables avec la population.
La crise éclate en mai 1945 et la France bombarde Damas les 29 et 30 mai, perdant toute crédibilité au Levant. Son armée est alors contrainte à se replier au Liban et elle est obligée, sous la pression britannique, de remettre les troupes spéciales aux gouvernements syrien et libanais. Mais ce geste arrive trop tard, et ne peut empêcher l’inéluctable : la France est obligée de quitter le Levant, sans traité. A la suite d’un accord franco-britannique prévoyant le retrait simultané des troupes françaises et britanniques, l’administration et les troupes françaises, ainsi que les troupes britanniques (appelées en renfort pour pacifier l’Empire) quittent le Levant à l’été 1946. Quelques militaires britanniques restent cependant au Levant à titre civil.

Spears est-il francophile ?

Comment comprendre les interventions du général Spears et la diplomatie britannique au Levant de 1940 à 1946 ? Comme l’analyse Catroux , [13] alors que Spears se présente comme un francophile convaincu, il n’a de cesse d’œuvrer à l’encontre des intérêts français au Levant. La question est de savoir s’il agit de sa propre initiative ou s’il s’en tient aux directives de son ami et supérieur, Churchill. Les mémoires de Spears [14] ne font à aucun moment référence à des instructions spéciales de Churchill, concernant sa mission au Levant. Spears aurait-il agit de sa propre initiative dans le but de contribuer au départ des Français du Levant et de créer une zone d’influence arabe, poursuivant ainsi la politique de Lawrence d’Arabie ?
Cette hypothèse peut paraître plausible, car on imagine que Churchill, davantage préoccupé par les fronts militaires en Europe, laisse faire son protégé, en dépit des démentis adressés aux autorités françaises. Dans ses mémoires, Churchill laisse supposer que les affaires du Levant n’occupent pas une place importante. S’il réaffirme, en différentes occasions, l’intérêt qu’il porte au Moyen-Orient pour ses voies de communication et pour l’approvisionnement en pétrole, ceci concerne surtout l’Egypte, le canal de Suez, l’Irak et l’Iran.
Catroux considère que « cette politique est antérieure à Spears, comme à Churchill, et se fonde sur le postulat que le soin des intérêts majeurs de la Grande-Bretagne exclut l’existence, dans le Moyen-Orient, d’une influence politique et économique autre que la sienne propre » . [15] Spears défend ainsi les intérêts britanniques et ceux des populations syriennes et libanaises contre la politique française qui voulait maintenir l’empire après la défaite de 1940. Ses mémoires font en outre état des fortes et permanentes dissensions qui ont existé avec de Gaulle pendant la durée de sa mission. Toujours selon Spears, le caractère difficile de de Gaulle et de ses représentants a rendu sa tâche particulièrement ardue : « ce fut une tragédie d’avoir à m’opposer aussi souvent à la politique française » . [16] Le résultat de la politique britannique se traduit par une élimination de la présence française du Levant.

Publié le 08/06/2010


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


 


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