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Avec Muhammad ‘Abduh, disciple d’Afghani, l’idée de réforme prend une tournure particulière dans le monde musulman de la fin du XIXe siècle, pour deux raisons essentielles. La première tient à la personnalité de ‘Abduh, qui n’a pas été un homme politique à proprement parler, mais plutôt un penseur devenu fonctionnaire dans le but de rendre ses velléités réformistes effectives.
C’est en ce sens que la notion de « réforme » s’ancre dans un réel politique et social dont elle avait jusqu’à présent été tenue éloignée. Par ailleurs, il faut noter que ‘Abduh disparaît en 1905, et le fait que l’époque de son activité intellectuelle coïncide avec le tournant du siècle n’est pas anodin. Voici donc une seconde raison, conjoncturelle, qui fait de ‘Abduh un personnage charnière de l’histoire des idées politiques du monde arabe. Egyptien de souche, il accompagnera de sa plume les évolutions politiques et sociales en cours et à venir dans une aire arabo-islamique alors en pleine ébullition.
‘Abduh est originaire d’une famille égyptienne traditionnelle. À l’inverse de son mentor, Afghani, qui a sillonné le monde, ‘Abduh est resté très attaché à sa terre natale. Il est né en 1849 dans un village du delta du Nil. Sa famille était très pieuse, et lui a permis d’acquérir une certaine maitrise des savoirs traditionnels. Durant son enfance, sa famille a connu de nombreux déplacements, au gré des exactions commises par l’administration locale, ce qui laissera en lui un souvenir profond. À l’âge de treize ans, il est envoyé à la mosquée Ahmadi [1], à Tanta. Ses débuts y seront extrêmement difficiles : il était en désaccord profond avec les méthodes d’enseignements que l’on y utilisait alors, et choisit de quitter Ahmadi. Il retournera pourtant à Tanta, sous l’influence de son oncle, Cheikh Darwich, qui le persuade de poursuivre ses études, ce qu’il fera, avant de rejoindre al-Azhar.
Cela n’est pas anodin lorsque l’on sait l’influence décisive qu’a eue sur lui son oncle. Avant Afghani, c’est Cheikh Darwich qui l’influencera le plus. ‘Abduh dit en effet qu’il lui doit la découverte du savoir et de la foi. Après ses études, ‘Abduh s’est en effet beaucoup intéressé au mysticisme, et a connu une période d’ascétisme particulièrement rigoureux, pendant laquelle il acceptait à peine le contact avec d’autres êtres humains. C’est son oncle qui l’aidera à nouveau, en le détournant de cette voie que ‘Abduh qualifiera par la suite de « prison de l’ignorance »
Dès 1871, il devint un auditeur assidu des leçons professées au Caire par Afghani, et fut l’un de ses plus fervents admirateurs. Il commença à cette époque à rédiger des articles portant sur des problématiques politiques et sociales, qu’il publiait dans al-Ahram, journal cairote fondé par deux jeunes Libanais. À la fin de ses études, en 1877, il devint enseignant à al-Azhar tout en professant des leçons informelles chez lui, à la manière d’Afghani. Comme lui, il s’intéressa beaucoup à Guizot, mais également à la Muqaddima d’Ibn Khaldoun, qui avait été publiée au Caire en 1857 grâce à Tahtawi.
Sous l’influence d’Afghani, ‘Abduh était soucieux de favoriser la naissance d’une opinion publique, et ses premiers articles reflètent les positions politiques d’Afghani. C’est sans doute pour cette raison que l’exil d’Afghani hors d’Egypte coïncide avec l’assignation à résidence de ‘Abduh dans son village natal. Il ne sera de retour au Caire qu’en 1880, date à laquelle le Premier ministre le nomme à la tête de la gazette officielle, Waqa’i al-misriyya. Opposé aux méthodes employées par les dirigeants militaires du pays, il se rapproche pendant un temps de la Grande-Bretagne, sous l’influence de Wilfrid Blunt [2]. C’est également à cette période qu’il soutient la révolte d’Urabi Pacha [3]. Ce rapprochement lui vaudra un emprisonnement, puis l’exil, pendant trois ans. Il se rendra alors à Beyrouth, avant de retrouver Afghani à Paris, avec lequel il fondera la revue al-‘Urwa al-wuthqa. Il sera finalement autorisé à retourner au Caire en 1888, et sera auréolé d’une gloire inattendue puisqu’il devient en 1899 le grand Mufti d’Egypte Chef des autorités religieuses du pays., jusqu’à sa mort en 1905.
Sa pensée prendra de multiples directions, mais il faut noter l’importance qu’aura le système éducatif dans ses réflexions. Se souvenant de ce qu’il avait tant rejeté durant ses premières années à Ahmadi, ‘Abduh dénonce le taqlid, que l’on peut traduire par « imitation servile ». Selon lui, elle ne trouve pas la solution des problèmes dans un effort de réflexion et d’interprétation personnelles, mais en acceptant avec passivité la « réponse » donnée par un ancien, dont la légitimité n’est plus à prouver. Il considère que les oulémas ont abandonné l’usage de la raison, et ont remplacé la lecture directe et personnelle des textes sacrés par celle des commentaires. Le passé est sacralisé alors que la raison se trouve écartée. Un refus du progrès et de l’initiative individuelle en découle, au profit d’institutions jugées dépassées par ‘Abduh.
Il considère par ailleurs qu’en Egypte, il existe deux types d’écoles. Il y a d’une part le groupe des écoles religieuses, au sommet duquel se trouve al-Azhar et d’autre part les écoles modernes fondées sur le modèle européen. Le problème réside dans l’incommunicabilité de ces deux groupes. Le premier souffre selon ‘Abduh de la stagnation propre à l’islam de son temps qui se manifeste par l’incapacité d’enseigner les sciences modernes alors que le second tendait à ôter la foi musulmane à ses élèves.
Cette division serait peu importante si elle n’avait pas une incidence réelle sur le pays. ‘Abduh considère en effet que cette séparation répond à une « division des esprits ». Ces écoles avaient produit deux élites différentes, deux types de classes éduquées. Alors que les premiers étaient rétifs à toute forme de changement, les seconds ne juraient que par le positivisme d’Auguste Comte. L’objectif de ‘Abduh est alors de combler le fossé qui sépare ces deux classes, afin de renforcer le pays. À l’inverse de Khayr al-Din, il ne se demande pas si un fervent Musulman pouvait accepter les institutions modernes, mais bien plutôt si quelqu’un qui vit dans le monde moderne peut encore être un fervent Musulman. L’acceptation de la modernité ne fait donc pas problème, elle est actée. ‘Abduh s’interroge plutôt sur les conséquences de cette acceptation.
Le point de départ de la pensée de ‘Abduh sera le même que celui d’Afghani. Chez l’un comme chez l’autre, il s’agit de faire face à ce qu’ils identifient comme une décadence interne aux sociétés islamiques. À partir d’une réflexion très spécialisée sur les origines de l’islam, ‘Abduh retrouve ce qui fait selon lui problème dans l’Egypte contemporaine.
En effet, selon lui, le prophète n’a pas été envoyé sur la terre pour proposer des voies d’accès à un salut personnel, mais plutôt pour fonder une société vertueuse. Certaines façons de vivre en société sont donc en conformité avec la parole du prophète alors que d’autres ne le sont pas. Le problème que désigne pourtant ‘Abduh est l’évolution inévitable des sociétés à travers le temps : comment accorder la société islamique telle qu’elle devrait être et la société islamique telle qu’elle est devenue ? Nous retrouvons un problème fondamental de ‘Abduh évoqué plus haut : comment être musulman dans le monde moderne ? Selon lui, il s’agit de l’un des problèmes majeurs posés aux sociétés islamiques. De façon générale, il n’était pas rétif aux changements et avait plutôt tendance à les encourager. Il ne pouvait pourtant s’empêcher de voir dans leurs conséquences un danger. L’un des effets les plus importants du développement est à cette époque la division de la société en deux sphères radicalement séparées (cf. supra). La société islamique ne pouvait être entièrement sécularisée, et elle devait pourtant faire face à une sécularisation grandissante : comment pouvait-elle y survivre ? Selon ‘Abduh, la réponse est à chercher du côté de la loi. En effet, le problème sous-jacent est selon lui l’application de lois extra-islamiques à un contexte islamique. Le résultat en était la non-effectivité des lois ainsi adoptées. Ceci contribuait selon lui à faire de l’Egypte une société sans lois, c’est-à-dire la pire des sociétés.
Il s’agit de l’un des problèmes fondamentaux de ‘Abduh. Toute sa vie, il n’aura eu de cesse d’affirmer que l’Islam peut constituer la base d’une société moderne et progressiste. Il entendait ainsi répondre aux sceptiques qui, ayant une culture moderne, se demandent si l’islam (ou toute autre religion révélée) peut être un principe fondateur de la société. Selon lui, il y a une universalité des principes authentiques de l’islam : il ne s’agit que de les adapter en permanence aux circonstances.
Il reprend alors un élément de discours que l’on trouvait déjà chez les premiers réformateurs (Tahtawi, Khayr al-Din, Afghani) : il entreprend d’identifier certains concepts traditionnels de la pensée islamique avec les idées dominant l’Europe moderne. Comme Afghani, il reprend le terme maslaha, qui devint rapidement sous sa plume un équivalent du concept « d’utilité », mais également celui de shura afin de justifier un éventuel recours au parlementarisme, et enfin celui de ijma’ pour désigner l’opinion publique.
Au-delà de ces jeux sémantiques, le cœur de l’argumentation de ‘Abduh tient en une certaine conception de la « vraie » religion : il établissait une distinction entre ce qui était essentiel et donc permanent et ce qui au contraire était inessentiel et susceptible de changer. Le « vrai » islam avait ainsi selon lui une structure doctrinale très simple, qui faisait une large place aux possibilités d’évolution.
Un autre élément important de son analyse est la place importante qu’il laisse à la raison. Comme nous l’avons vu à propos de l’éducation, il déplore que les oulémas aient renoncé à l’usage de la raison personnelle. Or celle-ci constitue selon lui l’un des piliers de l’islam. Il plaidait pour une revalorisation du concept d’ijtihad (interprétation personnelle, usage de sa raison). En effet, c’est elle qui démontrait à chaque croyant la vérité du texte coranique. Il définissait à l’inverse les infidèles (kafir) comme ceux qui refusaient de voir les preuves proprement rationnelles. Il s’engage ainsi dans une controverse avec Farah Antun, un jeune journaliste égypto-libanais disciple de Renan qui a publié un ouvrage sur Averroès, dans lequel il soutient que l’islam a tué l’esprit philosophique. Cela constitue pour ‘Abduh un contresens terrible sur la notion même d’islam. Nous touchons là à un point fondamental de l’argumentation de ‘Abduh : le problème premier de l’islam est qu’il est incompris. ‘Abduh considère pourtant l’islam comme un savoir du bonheur et de la bonne société, qui suit les préceptes de la raison humaine.
La fin de la vie de ‘Abduh sera marqué par les tentatives de réforme effective dans lesquelles il s’engagera. Selon lui, la sclérose de l’enseignement des sciences islamiques est en grande partie responsable du déclin du monde musulman, et il faut donc remonter à la source pour favoriser un mouvement réformateur dans toute la société. Il s’agit de mettre un terme à la méthode d’apprentissage que ‘Abduh juge servile et qui consiste en un apprentissage de commentaires de textes choisis parmi un corpus étriqué. Les oulémas se sentent alors menacés par le projet de réforme d’Al-Azhar proposé par ‘Abduh, qui impliquait une réorganisation de l’enseignement islamique et une introduction des sciences modernes.
En 1892, ‘Abduh propose au khédive Abbas II une réforme d’al-Azhar et parvient à introduire dans l’enseignement des matières modernes. En 1894, un Conseil de direction est créé par le gouvernement : ‘Abduh en est membre, et agit dans le sens d’un renouvellement des sciences religieuses. Le gouvernement accepte le projet proposé par ’Abduh en 1896. À partir de cette date, les sciences modernes sont enseignées à al-Azhar au même titre que les sciences islamiques traditionnelles.
Toutefois, les conservateurs cherchent un moyen de freiner ces évolutions par lesquelles ils se sentent menacés. Ils font part au khédive des soupçons que ‘Abduh suscite en eux et l’accuse de soutenir un complot britannique contre le gouvernement égyptien. Le khédive ‘Abbas se méfie alors de plus en plus de ‘Abduh et se rapproche des conservateurs, dont il soutient la propagande. Dans ce climat délétère, ‘Abduh se sent incapable de continuer à appliquer les réformes qu’il souhaitait mettre en œuvre et présente finalement sa démission en mars 1905.
Les efforts réformateurs de ‘Abduh auront donc été un échec du fait de l’opposition des oulémas. Pourtant, son influence sera importante dans l’Egypte du XXe siècle. Son nom sera associé à l’idée de « réforme », qu’il s’agisse de la réforme islamique ou de la réforme de l’éducation. L’idée directrice de son œuvre est l’idée selon laquelle l’islam pouvait servir de fondement à la société moderne.
Il demeure malgré tout un personnage controversé, dans la mesure où son opposition au régime ne l’a pas empêché d’accepter un poste officiel à la fin de sa vie. Par ailleurs, son rapport avec la Grande-Bretagne n’a jamais été éclairci, et beaucoup l’ont soupçonné de favoriser l’occupation. Il n’en demeure pas moins que, malgré les zones d’ombre qui entourent le personnage de ‘Abduh, celui-ci aura été une figure majeure du réformisme islamique.
Bibliographie :
– Al-Charif, Maher et Mervin Sabrina, Modernités islamiques, 2005, Institut français du Proche-Orient.
– Diop, Ismaila : Thèse de doctorat sur Islam et modernité chez Muhammad ’Abduh, 2009, Université de Strasbourg (version numérisée).
– Cours de Samy Dorlian, « Histoire des idées politiques dans le monde arabe contemporain », ENS, 2011-2012.
– Albert Hourani, Arabic thought in the liberal age 1798 – 1939, Cambridge University Press, 1983.
Ines Aït Mokhtar
Ines Aït Mokhtar est écrivaine et chercheure indépendante. Agrégée de philosophie et docteure en théorie politique de l’Université de Cambridge, elle s’intéresse à l’histoire des mondes arabes, et notamment aux sources intellectuelles et esthétiques de la modernité politique arabe.
Notes
[1] Deuxième plus grand centre de savoir islamique égyptien après al-Azhar.
[2] Poète anglais, qui œuvrera pour un rapprochement des civilisations islamique et occidentale, tout en défendant avec force l’indépendance des pays arabes.
[3] Révolte nationaliste menée par Ahmad Urabi contre le khédive en place.
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