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Nahda : renaissance culturelle et religieuse, éveil politique dans le monde arabe au XIX ème siècle

Par Tatiana Pignon
Publié le 19/04/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

Causes et contexte : l’affaiblissement du pouvoir ottoman et l’irruption de la modernité européenne

C’est dans un Empire en mutation, marqué par l’influence de plus en plus prégnante de l’Europe, que se déroule la nahda. L’expédition de Bonaparte en Égypte, même si elle est finalement un échec militaire, fait peser pendant quatre ans une menace importante sur l’Empire ottoman – dont l’Égypte est partie intégrante. Dans le cadre de l’affrontement entre la France révolutionnaire et la Grande-Bretagne, elle inaugure de plus une tradition durable, celle d’un « Grand Jeu » des puissances européennes au Moyen-Orient, qui est désormais l’un de leurs principaux terrains d’affrontement. En résulte un fort affaiblissement du pouvoir ottoman sur ses propres territoires, aggravé par la mise en place de potentats locaux très puissants : l’Égypte de Muhammad ‘Alî (à partir de 1805) en est l’exemple le plus probant, mais on pense également à la dynastie des beys de Tunis, autonomes de facto depuis le XVIIIe siècle, ou au pouvoir important de l’émir Bashîr II dans le mont Liban de la première moitié du XIXe. Cet affaiblissement du pouvoir étatique va de pair avec l’ingérence des puissances européennes dans les affaires de l’Empire : on pense notamment au soutien apporté à Muhammad ‘Alî, à l’intervention française au Liban en 1860 et, plus important encore, à la prise de contrôle franco-britannique des finances égyptiennes à partir de 1875. Dans ce contexte d’incertitude politique grandissante, la domination ottomane apparaît comme réversible, favorisant la réflexion sur de nouveaux modèles politiques possibles. Les Tanzîmât, ces réformes lancées en 1839 qui visent à réorganiser l’Empire ottoman, contribuent à montrer que des réformes sont non seulement possibles, mais peut-être même nécessaires. Le contexte favorise donc une réflexion politique et sociale inédite chez les penseurs arabes.

L’autre élément déterminant pour la compréhension de ce qu’a été la nahda est l’influence européenne, non seulement sur le plan politique ou économique mais aussi dans le champ culturel, scientifique et intellectuel. L’expédition d’Égypte de Bonaparte, à ce titre également, marque un tournant, avec la fondation de l’Institut d’Égypte qui a pour objectif de diffuser les Lumières européennes en Égypte ; reformé en 1836 sous le nom de Société égyptienne par des savants français, anglais et allemands, il est un exemple de l’implantation des sciences européennes au Moyen-Orient. Au XIXe siècle, de nombreuses écoles sont fondées, notamment en Syrie, par des missionnaires européens qui y enseignent les « idées nouvelles ». Sous Muhammad ‘Alî et dans le cadre des Tanzîmât, de nombreux scientifiques et ingénieurs européens arrivent également en Orient pour diriger les nouvelles écoles militaires ou techniques, enseigner et aider à la conception des infrastructures. Une vaste entreprise de traduction permet la diffusion des textes philosophiques des Lumières. L’existence ancienne et la création nouvelle de missions d’échange étudiantes facilitent aussi les contacts entre le Moyen-Orient et l’Europe : la plupart des penseurs arabes de la nahda ont d’ailleurs fait un séjour en Europe, souvent à Paris. Les idées européennes – notamment issues des Lumières – se diffusent donc de plus en plus en Orient, amenant les lettrés, qu’ils soient intellectuels, chefs religieux ou leaders politiques, à reconfigurer leur conception de la religion, du politique, de la société en intégrant ces nouvelles données. Outre les Lumières, le positivisme d’Auguste Comte se diffuse également largement. Le modèle politique européen de l’État-nation, mieux connu, fait réfléchir ; le socialisme, à la fin du siècle, se diffuse également dans le monde arabe. L’influence occidentale ne se limite pas à l’Europe – le Syrian Protestant College est fondé à Beyrouth en 1866 sur une initiative protestante américaine. Ainsi, l’irruption des idées modernes venues d’Europe au Moyen-Orient favorise et, dans une certaine mesure, rend nécessaire la réflexion des penseurs de la nahda.

Le réformisme islamique

L’un des courants de pensée principaux de cette renaissance arabe est le réformisme islamique, qui se décline de manières multiples. Le réformisme musulman, d’abord, s’inscrit dans une tradition établie par un hadîth du Prophète selon lequel chaque siècle verrait un nouveau ihyâ, un « revivificateur » de l’islam : il s’agit donc de réformer l’islam lui-même. Des penseurs comme Rifa‘a al-Tahtâwî (1801-1873), Jamâl al-Dîn al-Afghâni (1839-1897) ou Muhammad ‘Abduh (1849-1905) prônent en effet une « purification » de l’islam par le retour non pas à la lettre, mais à l’esprit des textes fondamentaux, à savoir le Coran et la Sunna. Il s’agit de se débarrasser des gloses des oulémas traditionnels – ceux de la mosquée al-Azhar au Caire, entre autres – pour retrouver le sens originel du message coranique et être capable de l’adapter aux temps modernes. Rifa‘a al-Tahtâwî enjoint ainsi les oulémas à adapter la charia aux circonstances : c’est donc une certaine souplesse qui est mise en avant. Muhammad ‘Abduh, qui enseigne à al-Azhar à partir de 1877, prône quant à lui l’ijtihâd individuel : ceux qui ont un certain savoir doivent moderniser l’interprétation du Coran afin de répondre aux questions sur lesquelles les textes sont trop vagues. Les réformistes musulmans, dans leur diversité, entendent ainsi affirmer la compatibilité de l’islam et de la modernité. Il ne s’agit donc aucunement de renier la tradition musulmane pour importer des idées et institutions étrangères, mais bien de réfléchir sur la manière dont l’islam – fondement de la société ottomane – peut se réformer à la lumière de ces idées nouvelles. Cet idéal réformateur a, dans le monde musulman, une connotation toujours positive : le mot islâh, qui signifie « réforme », est le corollaire du progrès, de l’avancée non seulement sociale, mais aussi religieuse et morale. Dans le même ordre d’idées, une entreprise de réforme linguistique est lancée : il s’agit de moderniser la langue arabe en la simplifiant, pour la rendre plus aisée à manier ; il s’agit également de l’enrichir par la création de néologismes permettant de désigner des éléments de la vie moderne, comme le terme de ishtirâqîyya, forgé en 1879 par Ahmad Fâris al-Shidyâq pour traduire « socialisme ».

Si le réformisme de la nahda est souvent musulman, on assiste également à une réflexion de plus en plus importante sur la question de la laïcité. Importé d’Europe, le concept de laïcité est tout nouveau dans un monde à la fois structuré en profondeur par l’islam et marqué par le multi-culturalisme, institutionnalisé dans l’Empire ottoman à travers le système des millet. Les chrétiens libanais occupent une place importante sur cette question, mais des musulmans y réfléchissent également – par exemple Qasîm Amîn (1863-1908) ou Lutfi al-Sayyid (1872-1963). Le débat sur la laïcité prend ses racines dans le conflit entre science et religion, lui-même tributaire de l’influence du positivisme, puisqu’Auguste Comte pensait que la civilisation devait se fonder sur la science. Pour Shibli Shumayyil (1850-1917), un chrétien libanais formé au Syrian Protestant College avant de devenir journaliste au Caire et de s’engager en politique, la religion est justement un facteur de division sociale, à cause du pouvoir des chefs religieux ; c’est la science qui serait le fondement de la justice et de la liberté. Farah Antûn (1874-1922), souvent présenté comme le chantre laïc de la nahda, quant à lui, propose une séparation nette entre le champ de la religion et le champ de la science : pour lui, c’est à l’intellect (qui fonctionne selon l’observation et l’expérience) de gérer l’ici-bas ; le cœur, duquel relève la foi, doit régir le domaine de l’au-delà. On voit bien par ces deux exemples que la laïcité telle qu’elle est conçue par les penseurs de la nahda n’est en aucun cas un rejet de la religion, mais une nouvelle conception de la politique qui peut désormais être indépendante du pouvoir religieux. Il s’agit donc bien, non pas d’une révolution, mais d’une réforme à mener pour adapter la civilisation islamique aux temps modernes – ce qui est le leitmotiv du réformisme de la nahda.

Un éveil politique

La nahda se décline aussi en politique : là encore, l’influence européenne joue un rôle déterminant, avec notamment la diffusion des concepts d’État-nation, de démocratie, de parlementarisme. Trois courants majeurs se dessinent : d’abord intellectuels, ils deviennent ensuite de véritables projets politiques. Ils ne sont pas pour autant incompatibles, et sont souvent exprimés par les mêmes acteurs.
Le panislamisme est l’un de ces projets politiques, qui se construit d’abord contre l’impérialisme européen. Jamâl al-Dîn al-Afghâni, penseur persan, le théorise comme un moyen de résister à la domination britannique dans les Indes, déjà établie à travers la Compagnie anglaise des Indes orientales puis sous administration directe du gouvernement britannique à partir de 1858, et qui tend à s’étendre, menaçant ainsi l’ensemble de l’Orient musulman. Dans Le Lien indissoluble, périodique fondé en 1884 et rapidement interdit en Égypte par les Britanniques, al-Afghâni et ‘Abduh prônent l’unité islamique – celle de l’Umma – comme moyen de résister aux ambitions impérialistes européennes. C’est dans ce sens également que va la réflexion de la nahda sur le califat, moyen d’ailleurs utilisé par le sultan Abdülhamid II qui prend ce titre pour affirmer une domination spirituelle ottomane sur les musulmans du monde entier. De manière générale, le panislamisme apparaît comme un moyen de renforcer l’État tout en conservant l’islam comme structure sociale de base, puisque les musulmans se sentent de toute façon unis au sein de l’Umma ; il va de pair avec l’idée réformiste d’adapter l’islam au monde moderne. Rashîd Ridâ en est partisan : il participe ainsi aux conférences islamiques de La Mecque en 1926, et de Jérusalem en 1931. Toutefois, le panislamisme est rapidement dépassé par la montée des nationalismes.

Le nationalisme arabe est un autre élément majeur de la nahda. Il est lié au mouvement réformiste musulman dans la mesure où dans la seconde moitié du siècle, de nombreux penseurs développent l’idée que la décadence de l’islam s’explique par l’éviction des Arabes et la prise du pouvoir (politique aussi bien que religieux) par les Turcs Ottomans. ‘Abd al-Rahman al-Kawâkibî, dans son livre Umm al-Qura (La Mère des Cités), décrit un congrès islamique fictif à La Mecque où il prône l’établissement d’un califat arabe, au pouvoir spirituel. Toutefois, le nationalisme arabe correspond davantage, au XIXe siècle, à une conscience ethnique diffuse et à une théorie qu’à un véritable projet politique – ce qu’il ne deviendra véritablement qu’avec Nasser, dans les années 1950.

Enfin, se développent également ce qu’Anne-Laure Dupont appelle les « nationalismes de terroir ». Il s’agit de ces nationalismes locaux qui correspondent, peu ou prou, au concept européen d’État-nation. Les plus importants sont le nationalisme syrien, qui s’exprime notamment dans les années 1860 à travers des affiches placardées dans les grandes villes de Syrie et critiquant violemment le pouvoir ottoman, et surtout le nationalisme égyptien, qui constitue la véritable genèse de l’État-nation arabe. L’Égyptien Rifa‘a al-Tahtâwî, dès la première moitié du siècle, promouvait l’« amour de la patrie », idée importée d’Europe. En tant qu’éditorialiste au Caire au début des années 1880, Muhammad ‘Abduh s’engage nettement dans la promotion de l’opposition nationale à la domination britannique. Ce sont d’ailleurs des disciples de ‘Abduh qui fonderont en 1907 le Parti de l’Umma (c’est-à-dire du Peuple, ou de la Nation) en Égypte, qui défend une conception volontariste de la nation : ce n’est pas l’appartenance ethnique, la langue, ni la religion qui font la nation, mais avant tout le fait de se sentir et de se définir comme Égyptien. Ce nationalisme égyptien aura pour conséquence de faire de l’Égypte le premier État-nation arabe, qui obtient son indépendance en 1922.

La nahda est donc bien un moment déterminant dans la formation du monde arabe contemporain ; période florissante sur le plan culturel, elle est aussi l’époque où se reconfigure le champ de la pensée au Moyen-Orient, et où se mettent en place des références et des schémas de réflexion nouveaux qui permettent de comprendre la formation de ces États ainsi que certains des débats qui agitent encore les pays arabes d’aujourd’hui, comme par exemple le débat sur la laïcité.

Bibliographie :
 Anne-Laure Dupont, « Nahda, la renaissance arabe », Le Monde Diplomatique, août 2009.
 Albert Hourani, La Pensée arabe et l’Occident, Paris, éditions Naufal, 1991, 415 pages.
 Henry Laurens, L’Orient arabe : Arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Armand Colin, Paris, 2000.
 Nadine Picaudou et Aude Signoles, « Proche et Moyen-Orient contemporain », Encyclopédie Universalis.
 Cours de Samy Dorlian, « Histoire des idées politiques dans le monde arabe contemporain », ENS Ulm, 2011-2012.
 Cours d’Anne-Laure Dupont, « L’émergence du monde arabe contemporain », Université Paris-Sorbonne, 2011-2012.

Publié le 19/04/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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