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Oleg Grabar, Penser L’art islamique, une esthétique de l’ornement, Bibliothèque Albin Michel Idées, 1992, collection « La Chaire de l’IMA » de l’Institut du Monde Arabe

Par Sixtine de Thé
Publié le 05/07/2012 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Dès le début se pose la question de la méthode d’investigation : comment appréhender l’unité supposée des arts islamiques ? Ni l’histoire des formes, ni les particularités géographiques ne constituent en effet des critères suffisants pour aborder une réflexion sur l’art islamique. La difficulté majeure que présentent ces arts est sans doute l’étendue de l’ère géographique et de la diversité des pays, sans compter les problèmes définitionnels liés aux diverses occupations des pays par les autres : par exemple, les grandes mosquées et mausolées du XVe siècle à Samarkand (Ouzbékistan) ou à Hérat (Afghanistan) doivent-ils être considérés comme iraniens, tadjiks, ou bien afghans ou ouzbeks ? Doit-on alors utiliser une terminologie dynastique plutôt que nationale ou ethnique, afin d’éviter les confusions historiques ? Dans quelle mesure aussi peut-on parler d’une production artistique particulière aux peuples musulmans ? Doit-on conclure à un déterminisme contextuel, c’est-à-dire à l’existence de conditions particulières au monde islamique tout entier ?

A cette dernière question, l’auteur apporte trois réponses : le tawhîd Unité cosmique induite par le monothéisme absolu de l’Islam. Tout d’abord et la prégnance des formes unificatrices à travers les époques et les régions qu’il induit, la présence constante et souvent créatrice de nomades ensuite (arabes et sémites au début, turcs et mogols au Moyen Âge : l’abstraction géométrique que l’on trouve dans les premiers palais des Omeyyades pourrait être rattachée aux traditions et techniques culturelles des déserts, notamment.), le mécénat des cours princières enfin, qui facilita la production de riches objets. Mais cette unité, cette singularité peut être aussi abordée sous un autre angle, celui de la mémoire collective et de la reprise des formes anciennes (ainsi la mosquée Qarawiyyîn de Fès recopie au XVIIIe siècle les pavillons de la cours des Lions de l’Alhambra à Grenade). Mais la relation avec l’Occident intervient dès la fin du XVIIe siècle, et voit ainsi arrêter le dialogue interne au monde islamique que l’on vient d’exposer. Dès le XIXe siècle, c’est surtout avec l’Europe que s’instaure le dialogue : on constate alors une rupture intellectuelle et psychologique avec le monde visuel passé. En outre, l’étude des arts musulmans est une création occidentale du XIXe siècle européen qui s’est construite sans appui dans les pays concernés. Ainsi les princes collectionneurs, puis les industriels amateurs se désintéressèrent de l’Islam et du monde musulman. L’art islamique – et particulièrement dans une perspective orientalisante – s’est donc vu assigné un rôle précis, au-delà des fantasmes qu’il devait susciter : il était surtout connu pour avoir créé des formes géométriques abstraites et des combinaisons de couleurs, dans un exotisme plaisant, achronique. Afin d’éviter ces différents écueils, et surtout une perspective européano-centrée, l’auteur adopte une attitude qu’il qualifie lui-même « d’idéologique [1] », et cherche à faire l’examen des contraintes particulières à l’Islam qui ont déterminé son développement, puis une esquisse des différentes créations des siècles classiques de l’Islam comme réponses aux possibilités offertes par l’histoire.

Il s’agit d’analyser les contraintes sociales, intellectuelles, religieuses qui ont pu déterminer les créations d’un art qui se définit par rapport à des règles. La question qui se pose alors est non seulement celle de l’héritage visuel acquis par le monde islamique et qui constitua les bases phonétiques de son langage artistique et organisa ainsi sa capacité communicatrice, mais aussi celle d’une éventuelle doctrine de l’Islam sur les arts. La révélation coranique est ainsi à placer au cœur de toute réflexion, et cependant la plupart des passages du Coran qui jouèrent un rôle prépondérant dans les modalités de la représentation et leur interprétation sont des phénomènes bien postérieurs au texte sacré. On peut distinguer à cet égard une interprétation littérale du texte coranique, et une perception plus évocatrice, « c’est-à-dire capable de raviver dans la mémoire de celui qui regarde toute une gamme de souvenirs et de connaissances, voire de l’inciter à entreprendre certaines actions. La fonction de rappel est l’un des attributs spécifiques de la création artistique, même si nous n’en comprenons pas le contenu précis. » On connaît surtout aussi le fameux « iconoclasme » de l’Islam : « Ô croyants ! Le vin, les jeux du hasard, les statues et le sort de flèches sont une abomination inventée par Satan, abstenez-vous-en, et vous serez heureux. » (V, 92). Toute représentation de la réalité est ainsi condamnable pour deux raisons, le danger que les images deviennent trop rapidement des idoles, et celui de la rivalité entre les créateurs d’images et « le seul créateur, qui est Dieu. » Au milieu du XIIIe siècle, ces positions furent reprises de manière plus pratique qu’esthétique dans des Hadith [2] célèbres. Mais l’autre conclusion qu’offre l’auteur rejoint celle à laquelle était parvenu, dans les années 1950, le shaykh Ahmad Muhammad ‘Isa [3] : si les Arabes musulmans ont rejeté les images, ce ne serait pas tant pour des raisons doctrinales, mais aussi par refus de s’engager dans les discussions complexes d’un monde qui accordait une importance excessive aux images (dans le monde chrétien : crise iconoclaste à Byzance entre 726 et 834, dans le monde méditerranéen et de l’Asie orientale, naissance de nombreux mouvements messianiques au sein de toutes les religions, influence des sectes juives, tentation esthétique du christianisme et du bouddhisme…). L’âge classique voit ensuite se développer des travaux théoriques (sur les sciences, la rhétorique, la poésie, les arts) comme l’édition et la traduction partielle de l’Optique d’Ibn al-Haytha (écrite en Espagne au Xe siècle). On aperçoit dans ce texte les premiers jalons d’une psychologie des arts qui diffère des modèles antiques, comme l’hypothèse d’attributs définis qui apportent du plaisir au spectateur. De ces périodes on peut retenir trois choses : que l’art visuel appartient à l’homme et n’a rien d’un moyen d’accès à Dieu, que c’est dans son rôle social que cet art doit être appréhendé et jugé (doctrine sociale de la créativité artistique, hiérarchie des artisans attribuées à des valeurs sociales qui aident à comprendre les esthétiques de la société classique du monde musulman), que la position islamique par rapport aux arts n’a pas été une institution aux positions stables, mais bien une attitude générale qui connut des variations selon les époques.

Il est important aussi de rappeler la filiation qu’entretiennent les arts islamiques avec les traditions antiques. Un des exemples les plus frappant est sans doute la Grande Mosquée de Damas (achevée en 715), qui est l’un des monuments clefs de l’architecture islamique naissante et qui servit de modèle à de nombreuses mosquées. Or, on note que la plupart des éléments de construction (pierre taillée, colonnes, chapiteaux, arches) proviennent des bâtiments chrétiens et païens situés près de la mosquée, et la décoration rappelle d’autres bâtiments antérieurs, à Damas : rien de spécifiquement islamique, en somme, dans ce poncif de l’architecture de l’islam. D’autres exemples confirment cette hypothèse, cette singularité, comme la ville de Kachgar, le Dôme du Rocher à Jérusalem. En outre, en ce qui concerne la hiérarchie des différents héritages préislamiques, c’est sans doute le poids du passé iranien qui se fait le plus sentir, tandis que l’héritage du monde méditerranéen était partagé avec Byzance et les nouveaux centres occidentaux. Les monuments d’Egypte ancienne n’eurent en revanche pas d’influence directe sur les arts musulmans d’Egypte. Les formes antiques et byzantines, elles, se retrouvent pendant au moins sept siècles dans tous les arts, à tel point que souvent ce phénomène perd la conscience des faits. Les références antiques, que l’on trouve par exemple dans une citadelle médiévale dans les ruines de la ville de Bosra (Syrie du Sud) construite par un prince musulman mais dont la cours est un théâtre antique : les formes antiques, au XIIe siècle, étaient devenues si communes qu’elles avaient perdu tout détermination culturelle. De plus, c’est souvent dans les pays où l’héritage antique était le plus fort que l’art islamique a mis du temps à s’imposer, comme en Syrie ou en Egypte. On arrive donc à trois conclusions : on observe d’abord un phénomène de continuité locale (souvent liées à des techniques de construction), la mise en place d’une mémoire collective (grâce aux collectionneurs Mulouks devant qui les artistes rivalisaient de talent), la construction d’un imaginaire collectif autour de figures mythiques (Alexandre-Le-Grand, par exemple).

S’il est évident que l’histoire influe sur la création artistique, une des spécificités de l’art islamique est que l’existence d’une histoire du monde islamique lui-même est loin d’être admise par tous. La plupart des ouvrages d’histoire de l’art commentent et mettent en parallèle des objets islamiques qui sont trop éloignés dans le temps pour être comparables, ou se contentent d’une classification des arts islamiques par techniques. Ainsi cette partie de l’ouvrage se propose de sortir de cette conception essentialiste de l’Islam d’où le temps serait absent, pour offrir une chronologie qui s’articule autour de quatre variables : la géographie historique et culturelle, la présence ethnique et linguistique de groupes différents, les problèmes politiques et culturels de chaque moment d’histoire, et enfin la connaissance que nous avons de chaque période. La première période est celle qui va de l’hégire (622) aux Omeyyades (661) durant laquelle se conceptualise une idée de l’Islam et où se mettent en place les pratiques liées à a nouvelle religion (rassemblement des hadiths, création du corpus qui donnera lieu aux interprétations ultérieures). L’Empire des Omeyyades (661-750) s’explique par l’expansion rapide de l’Islam, qui a nécessité la création d’un empire. La création artistique de cette période est marquée par la formation de l’architecture classique (La Grande Mosquée de Damas) et de la construction du Dôme du Rocher, à Jérusalem. Mais c’est surtout ce que l’on a appelé les « palais omeyyades », où peinture, sculpture et mosaïques qui commencent à différer d’un art de l’antiquité tardive. La dynastie des Abbassides ensuite (750-1050) voit le développement de grandes métropoles, propices au développement des arts (mathématique, astronomie, sciences de l’homme, philosophie, mysticisme, sciences religieuses, droit, linguistique, littérature, musique…) On a appelé cette période « l’humanisme musulman », car elle est marquée en effet par les traductions importantes de grec en arabe, qui contribuèrent à la diffusion de la science antique. Durant ce que l’on appelle le Moyen âge islamique (1050-1260), la puissance de Bagdad, si déterminante pour la période antérieure, décline, ce qui induit une multiplication de centres culturels et politiques. De plus, le grand succès psychologique et diplomatique de cette période est la mise en échec de l’épopée des croisades. L’expansion mogol (1250-1500) marque une rupture : très destructrice en Asie centrale, elle culmina avec le sac de Bagdad en 1258. L’important pour cette période est la séparation politique et culturelle entre le monde arabe avec le reste du monde islamique. C’est le sommet aussi de la poésie persane (Sa’dî, Hafiz et Jâmi), et des historiens en Egypte écrivent de vastes synthèses historiques. La période des grands Empires (1500-1800) est une période pour laquelle il est presque impossible d’établir une chronologie particulière. Elle est marquée par l’apparition de nouvelles langues qui rentrent en concurrence, même de loin, avec les autres oeuvres contemporaines. En art, c’est le modèle de la mosquée ottomane (avec coupole centrale qui domine le paysage urbain). Le XIXe siècle voit le développement de l’orientalisme, où le paradigme d’influence semble presque se renverser au profit d’une création pour l’Occident.

Oleg Grabar parvient à retourner les méthodes d’investigations habituelles pour poser de nouvelles questions éclairantes sur la production artistique des pays de l’Islam. La création dans le monde islamique doit-elle se limiter aux caractéristiques distinctives, religieuses ou socioreligieuses qu’offre ce dernier, doit-elle n’être justifiée que par les conséquences d’une manière de vivre et d’une Révélation divine ? L’expression art islamique est elle-même problématique : pourquoi ne pas parler d’art iranien, arabe, syriens, afghan… ? Selon l’auteur, la spécificité se trouve dans le « mode ornemental » [4]. Mais faut-il pour autant réserver ce mode décoratif à l’Islam ? Bien sur on pense aux traits de la société et de l’éthique islamique qui pourraient le déterminer : le contrat social et la notion d’unité, le contraste zâhir-bâtin (extérieur-intérieur) très important pour la pensée religieuse mystique, l’aniconisme, les études de géométrie appliquée. Mais on ne peut expliquer l’art islamique exclusivement par rapport à des phénomènes socioreligieux, d’autant plus que l’on ne connaît pas les modalités de transmissions artisanales des premiers siècles de l’Islam. Selon l’auteur, la notion d’art islamique aurait été créée séparément par l’orientalisme européen et l’intégrisme musulman contemporain : alors que le monde occidental parvenait par cette notion à recouvrir des dizaines de consciences nationales indépendantes, l’intégrisme y voit une démonstration de la force, de la vérité de l’Islam. Une solution est alors de distinguer un passé « historique », propre à chaque pays et apte à éclairer un présent national, d’un passé « patrimonial », relation entretenue avec les monuments du territoire, dépendant aussi d’une responsabilité liée par exemple au tourisme, et enfin d’un passé « islamique » qui ne correspond pas exclusivement à une région mais se trouve être l’expression d’une communauté à un moment donné de son histoire. Ainsi l’équilibre entre ces trois passés différents définit les choix esthétiques et culturels propres à chaque pays, et démontre l’originalité fondamentale de l’art islamique traditionnel, originalité sur l’ouverture et la capacité à satisfaire les demandes esthétiques de populations diverses.

Publié le 05/07/2012


Normalienne, Sixtine de Thé étudie l’histoire de l’art à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à l’Ecole du Louvre. Elle s’intéresse particulièrement aux interactions entre l’Orient et l’Occident et leurs conséquences sur la création artistique.


 


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