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Où en est la condition des femmes en Arabie saoudite ?

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 03/02/2015 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

SAUDI ARABIA, Jeddah : Saudi women attend the Jeddah Economic Forum in the Red Sea port city of Jeddah late February 23, 2008. The forum, which runs until February 26, aims at discussing ways to achieve economic growth and create a strong business environment in Saudi Arabia and the Middle East.

AFP PHOTO/HASSAN AMMAR

L’Etat central et les droits des femmes : une politique de libéralisation de long terme

La société saoudienne demeure fortement inégalitaire quant au rôle qu’elle assigne aux femmes et aux hommes. La liste des interdits est longue et bien connue des observateurs occidentaux : interdiction du passage du permis de conduire pour les femmes, ségrégation scolaire, interdiction de présence d’une femme non voilée à la télévision, obligation d’obtenir l’autorisation de son tuteur (mari, père ou proche parent) pour accéder à un grand nombre d’emplois, fermeture de certaines sections des universités saoudiennes aux femmes, impossibilité pour elles de pratiquer la plupart des sports dans les frontières du royaume. On pourra se reporter au rapport de l’organisation non-gouvernementale Human Rights Watch pour le détail des lois et règlements organisant l’inégalité des sexes en Arabie saoudite [1].

Derrière ces faits, se dessine cependant une dynamique d’accroissement des droits des femmes dans la société saoudienne. Pour comprendre comment s’organise le débat, il faut revenir sur les structures politico-religieuses du pays. Depuis la fondation du royaume en 1932, celles-ci sont caractérisées par le partage du pouvoir entre deux pôles : la dynastie saoudienne d’une part, les oulémas wahhabites – responsables religieux issus de la branche fondamentaliste du sunnisme – d’autre part. Dans ce contexte, la monarchie a affirmé sa volonté de promouvoir le droit des femmes dès le début des années 1960. Le roi Fayçal (1963-1975) et sa célèbre épouse Iffat Al-Thunayan ont initié une série de réformes qui ont culminé avec les mesures prises par le successeur de Fayçal, le roi Khaled, en 1979-1980, avant d’être reprises par les rois Fahd (1982-2005) et Abdallah (2005-2015), notamment au lendemain du 11 septembre 2001. Face à la dynastie, les grands dignitaires religieux ont défendu des positions conservatrices hostiles à l’accroissement de la place des femmes dans la société. Cette bipolarisation du champ politique explique que l’évolution des droits des femmes soit demeurée une dynamique lente et dépendante des relations de pouvoir au sein des sphères dirigeantes.

Par exemple, dans le domaine de l’éducation, l’on constate une évolution. Avant 1956, date de la création de la première école féminine par la reine Iffat, aucun accueil des jeunes filles dans les écoles saoudiennes n’était prévu. En 1960 fut créée la Présidence d’éducation des filles, une institution distincte du ministère de l’Education chargée de superviser la création d’écoles de filles dans le royaume. En dépit des résistances des oulémas, une politique volontariste d’ouverture de nouvelles écoles primaires et secondaires (non mixtes) a été mise en place par cette administration, de sorte que la parité filles-garçons dans l’enseignement primaire fut atteinte dès l’année 1981. A partir de 1979, une politique similaire fut mise en place dans l’enseignement supérieur. Cette année là, l’université du Roi de Riyad (dont le nom devient université du Roi Saoud en 1982) fut la première à admettre des femmes dans certains cursus – notamment en médecine et en théologie. Les autres universités suivirent le mouvement dans les années 1980. Les effets de cette réforme furent très rapides : dès 1990, la parité hommes-femmes était atteinte parmi les étudiants de premier cycle de tout le pays. Bien que la non-mixité demeure aujourd’hui la règle, les programmes tendent à s’homogénéiser. En effet, le roi Fahd imposa en 2002 l’intégration de la Présidence d’éducation des filles au ministère de l’Education, afin de mener de manière plus cohérente la politique scolaire du royaume.

C’est aussi à partir des années 2001 et 2002 qu’eurent lieu une série de réformes qui permirent l’extension du rôle des femmes dans d’autres domaines que celui de l’éducation. Deux événements poussèrent à cet affermissement de la politique menée par la dynastie saoudienne. Il y eut d’abord les attentats du 11 septembre, qui encouragèrent les responsables saoudiens à envoyer des signaux positifs à leurs partenaires occidentaux. En parallèle, un incident aux conséquences désastreuses contribua à délégitimer les revendications conservatrices des oulémas et favorisa une redistribution des rapports de force entre dignitaires religieux et monarchie saoudienne au profit de cette dernière. En mars 2002, quinze jeunes filles périrent en effet dans l’incendie d’une école primaire de La Mecque. D’après la presse saoudienne, celles-ci auraient pu être sauvées si la police religieuse n’avait pas interdit aux pompiers d’accéder aux bâtiments sous prétexte que les jeunes filles et enseignantes en danger ne portaient pas leur voile au sein de l’établissement. L’affaire connut une médiatisation sans précédent qui décrédibilisa fortement les élites religieuses dans leurs efforts pour freiner la politique de modernisation menée par le roi Fahd.

Dans la foulée de ces deux événements, l’Arabie saoudite ratifia une convention des Nations unies devant mettre fin à toute discrimination hommes-femmes dans le pays. Le droit fut reconnu aux femmes de posséder leurs propres papiers d’identité. Jusque-là, leur nom n’était inscrit que sur la carte d’identité de leur tuteur légal. En 2003, l’Arabie saoudite décida d’envoyer une femme – Thoraya Obaid – la représenter aux Nations unies. Surtout, la question de la place des femmes dans la société prit une importance nouvelle dans la sphère publique, de sorte que le politologue américain Amani Hamdan pouvait affirmer en 2005 « qu’aucun secteur de la société saoudienne n’a été l’objet d’autant de débats et de discussions au cours des dernières années que la question des femmes et leur rôle dans le processus de développement » [2]. En conséquence, le rythme des réformes s’est accéléré. En 2012, le ministère du Travail a promulgué quatre décrets mettant fin à l’obligation des femmes de disposer d’une autorisation de leur responsable légal pour accéder aux métiers liés à la vente de vêtement, au soin des enfants, à l’enseignement et au secteur alimentaire. Certes, ces dispositions continuent de prévoir une certaine compartimentation des sphères masculine et féminine de l’économie nationale. En d’autres termes, hommes et femmes travaillent dans des secteurs séparés de l’économie et ne se croisent pas. Malgré ces réserves, une tendance de long terme à l’élargissement des droits des femmes en Arabie saoudite se dessine.

Appropriation féminine du discours religieux et accroissement de l’autonomie des femmes dans les familles

L’une des conséquences de l’accès des femmes à l’enseignement a été l’émergence d’un discours religieux spécifiquement féminin cherchant à renforcer et justifier l’autonomie des femmes dans la société saoudienne. Dans la foulée de l’ouverture des universités aux femmes, on a en effet vu se multiplier le nombre de prédicatrices jouissant d’une grande aura parmi les femmes éduquées saoudiennes. Des personnalités comme Fatima Naseef ou Nûra Al-Sa’ad ont ainsi su se construire une place de choix dans l’espace public. En même temps, les fondations religieuses dirigées par de telles prédicatrices et destinées à enseigner l’islam à un public exclusivement féminin se sont multipliées dans les grandes villes du royaume. La World Association for Muslim Youth, les centres Asyeh ou Laha-Online, relayés par les magazines comme Majallat al-ussa (« Magazine de la famille »), ont ainsi organisé de très nombreuses conférences publiques dédiées aux femmes saoudiennes dès les années 1990. Leur succès ne s’est jamais démenti. Le pilier de leur enseignement est la défense d’un islam fondé sur le réformisme, la tolérance et la recherche du « juste milieu ». L’idée n’est pas tant d’obtenir de nouveaux droits et de s’opposer aux oulémas que de promouvoir une lutte contre la violence familiale et une promotion de la place des femmes dans les familles, tout en continuant à marquer la différence de ce féminisme islamique vis-à-vis de ses modèles occidentaux.

Pour bien comprendre ce qui est en jeu dans ce discours, il faut relever sa très grande correspondance avec la rhétorique de promotion de la place de la femme dans la société tenue par l’Etat depuis les années 2001-2002. Les nouvelles sociabilités féminines ne sont pas venues déconstruire les mesures mises en place par l’Etat mais les ont au contraire renforcées. Dans une enquête menée à Riyad à la fin des années 2000, la sociologue Amélie Le Renard montrait ainsi que c’était contre les traditions familiales beaucoup plus que contre l’islam officiel promu par les Saoud que se tournaient les revendications des jeunes femmes présentes dans ce type de manifestation. L’accès à une compréhension plus fine et plus « féminine » de l’islam permet ainsi de distinguer, dans le cercle familial, ce qui relève de l’interdit véritablement religieux (harâm) de ce qui est le résultat d’un interdit social (‘ayb), sans fondement islamique réel. L’islam modéré est employé comme un référent normatif synonyme de modernité et est opposé aux « coutumes » sans légitimité islamique. Il s’agit de disqualifier les pratiques discriminatoires courantes sans fondement religieux identifiable. L’appropriation du religieux permet ainsi aux femmes de faire valoir leur plus grande autonomie concernant des pratiques quotidiennes jusque-là contrôlées par les pères, sur des sujets aussi divers que le droit à l’éducation ou la légitimité de l’emploi du maquillage par les jeunes femmes.

Dans ce contexte, tout se passe comme si les jeunes femmes saoudiennes avaient conscience que l’Etat et l’islam officiel étaient de leur côté et pouvaient constituer une autorité à même de légitimer leurs revendications. Ainsi, bien que de très nombreuses lois discriminatoires subsistent dans le système juridique saoudien, celles-ci ne sont que peu attaquées par les femmes du royaume. Une pétition lancée en 2010 pour obtenir le droit au permis de conduire pour les femmes ne rassembla ainsi que 500 signataires. De même, la persistance de cloisonnements des secteurs économiques masculin et féminin n’est que rarement conçue comme un frein à l’autonomie des femmes : cette séparation est au contraire présentée comme la garantie d’une absence de concurrence entre les deux sexes dans certains secteurs (enseignement féminin, garde des enfants, banques féminines, etc.), et a fortiori comme une sauvegarde du potentiel d’employabilité des femmes saoudiennes. Que ces lois soient conçues comme un moindre mal ou comme une ressource, il reste que c’est sur un autre terrain que s’investissent les « féministes » saoudiennes. Elles semblent considérer que ce n’est pas tant au niveau étatique qu’à l’échelle infraétatique et en particulier familiale que se joue l’évolution des rapports de force entre hommes et femmes en Arabie saoudite.

Bibliographie :
 Hamdan Amani, « Women and Education in Saudi Arabia : Challenges and Achievements », International Education Journal, vol. 6, no 1, Mars 2005, pp. 42 ?64.
 Al-Rasheed Madawi, A Most Masculine State : Gender, Politics and Religion in Saudi Arabia, Cambridge University Press, 2013, 350 p.
 Le Renard Amélie, « Les buya. Subversion des normes de genre en Arabie Saoudite », in Jeunesses arabes, Paris, La Découverte, 2013, pp. 68 ?77.
 Le Renard Amélie, « « ?Droits de la femme ? » et développement personnel ? : les appropriations du religieux par les femmes en Arabie Saoudite », Critique internationale, vol. 46, no 1, Mars 2010, pp. 67 ?86.
 Le Renard Amélie, The Politics of « Unveiling Saudi Women » : Between Postcolonial Fantasies and the Surveillance State, http://www.jadaliyya.com/pages/index/20259/the-politics-of-unveiling-saudi-women_between-post, consulté le 31 janvier 2015.
 Saudi Arabia’s proposal for gender-segregated Olympics rejected, http://www.washingtontimes.com/news/2015/jan/29/saudi-arabias-proposal-for-gender-segregated-olymp/, consulté le 31 janvier 2015.
 World Report 2013 : Saudi Arabia, http://www.hrw.org/world-report/2013/country-chapters/saudi-arabia, consulté le 31 janvier 2015.

Publié le 03/02/2015


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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