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Où en est la situation en Turquie ?

Par Tancrède Josseran
Publié le 10/07/2013 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 15 minutes

Tancrède Josseran

Quel est le contexte politique actuel turc (qui est au pouvoir, les orientations politiques et sociales) ?

Depuis 2002, l’AKP (Adalet Kalkinmasi Parti-Parti de la Justice et du Développement) préside aux destinées de la Turquie. A l’origine issus de la mouvance religieuse, les cadres du parti ont recentré leur discours. Les islamistes turcs ont bâti un modèle original où démocratie, conservatisme moral et économie de marché s’équilibrent. Pro-européens, les néo-islamistes ont compris que seule l’UE et son cortège d’harmonisations juridiques étaient capables de renvoyer l’armée, gardienne de la laïcité, dans ses casernes. Rejoint par des compagnons de route, intellectuels libéraux, patronat occidentalisé, l’AKP a gagné en respectabilité sur la scène internationale. En 2011, pour la troisième fois, le parti est reconduit aux affaires (50% des voix). Débarrassés de la tutelle militaire, les islamistes contrôlent désormais sans partage les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire). C’est là que s’opère le virage autoritaire. Le corpus doctrinal de l’AKP n’est pas une sortie de l’islam politique. Au contraire, il répond aux demandes d’une société qui, face aux bouleversements générés par la modernité, cherche des certitudes. Ses revendications : sûreté des biens, conservation de la famille, respect de l’ordre, promotion du travail, défense de la vie, foi dans la transcendance, ne peuvent être garanties que par un chef providentiel qui prend chaque jour un peu plus les traits du Premier ministre, Recep Tayip Erdogan.


Depuis début juin 2013, un mouvement de contestation se développe à Istanbul. Pour quelles raisons ? Que cachent les grands projets urbains de l’AKP ?

Le 28 mai 2013, plusieurs centaines de manifestants se rassemblent place Taksim, à Istanbul, pour protester contre un projet immobilier prévoyant la suppression d’un espace vert, le parc Gezi et la reconstruction d’une caserne ottomane. Plus qu’une simple crispation écologique, ce mouvement cristallise l’opposition entre deux Turquie. A la pointe du refus, les Turcs blancs : laïcs occidentalisés, il s’agit des classes moyennes urbaines du triangle Istanbul, Ankara, Izmir [1]. Or, à compter des années 80, ces dernières subissent la déferlante des Turcs noirs en provenance d’Anatolie. Plus nombreux, ils apportent de leurs campagnes leurs croyances, leur mode de vie. Entassé dans les bidonvilles ou gecekondu (maison construite la nuit-une loi ottomane interdit la destruction des maisons précaires à partir du moment où elles possèdent un toit), ce petit peuple humble et dévot porte au pinacle Tayip Erdogan. Ancien maire d’Istanbul, le Premier ministre a compris tout le potentiel de l’ancienne capitale impériale placée au cœur des axes innervant la mondialisation. Avec un peu moins de 16 millions d’habitants, Istanbul est l’agglomération la plus peuplée du pays. Ce phénomène s’est accéléré à une cadence vertigineuse ces trente dernières années, en raison de la mécanisation de l’agriculture et du conflit kurde. Dans son roman Délivrance, Züflu Livanelli fait une description saisissante de ce maelstrom urbain : « Chaque élection coïncidait avec une amnistie dans les bidonvilles et on pouvait acheter le titre de propriété du terrain qu’on occupait. Au bout d’un ou deux ans, on échangeait le terrain avec un entrepreneur et on devenait propriétaire de trois à cinq appartements dans un immeuble en construction. Alors, on avait un beau logement et les loyers rentraient. Ensuite, comme on était déjà un peu habitué à Istanbul, on ouvrait quelque part une échoppe de kebab ou on achetait un taxi. Une fois réglée la question de la maison, le reste était facile [2] ».

Très tôt, les islamo-conservateurs ont saisi qu’il était vain de s’opposer à l’hypertrophie stambouliote. Au contraire, celle-ci épouse les grandes recompositions engendrées par la mondialisation. L’ouverture des frontières, l’intégration dans de vastes zones de libre-échange, complète l’urbanisation. En d’autres termes, c’est tout le modèle kémaliste stato-centré et sa logique répartitrice et compensatrice qui est remis en cause. Pour les néo-islamistes, mondialisation et métropolisation vont de pair. Les métropoles concentrent les activités de commandement (économiques, politiques, culturelles) et les fonctions supérieures. Aussi, sont-elles très attractives. Pour cette raison, le gouvernement AKP a cessé de subventionner les espaces ruraux en crise. Au risque de créer des bulles spéculatives, les dirigeants turcs misent sur la financiarisation plus que sur la production. La littoralisation, c’est-à-dire la maritimisation de l’économie, amplifie la polarisation stambouliote. Au croisement des routes Est-Ouest entre l’Europe et l’Asie, et Nord-Sud entre l’Eurasie et l’Afrique, Istanbul jouit d’une position unique. Elle est à la confluence des puissances émergentes d’Extrême-Orient et d’un Occident (Europe-Etats-Unis) en plein marasme.

Cependant, deux conditions préalables sont nécessaires : la construction d’infrastructures capables d’absorber une population en expansion continue ; la création d’un volant d’emplois suffisant pour satisfaire les migrants drainés par les lumières de la ville. Or, Istanbul est au bord de l’implosion. Les réseaux routiers et de transports sont débordés. Il n’existe que deux lignes de métro. Les deux ponts ne suffisent pas à absorber l’énorme trafic routier entre les deux rives. De même, le détroit du Bosphore est arrivé à saturation. Tous les jours, des dizaines de supertankers en provenance de la Mer Noire et des terminaux pétroliers de Rostov s’agglutinent dans un espace affreusement étroit. Dans le domaine de l’emploi, le constat est identique. Seule une très forte croissance est susceptible de procurer un travail aux centaines de milliers d’arrivants annuels.

Pour toutes ces raisons, le gouvernement a lancé l’Istanbul Projesi 2023 [3]. L’échéance symbolique de 2023, centenaire de la fondation de la République, est l’occasion pour les dirigeants islamistes de fixer un cap grandiose en dépouillant l’opposition kémaliste de tout projet alternatif. Ce projet inaugure un redéploiement radical de l’espace stambouliote [4]. Pour mémoire, rappelons qu’il prévoit le percement d’un canal de 50 Km de long, 25 mètres de profondeur, 150 mètres de large, reliant la Mer Noire et celle de Marmara. Il permettrait une meilleure circulation entre les continents en particulier pour les poids lourds en direction de la frontière bulgare et donc de l’Union Européenne grâce à nouveau tronçon d’autoroute [i]. Il prévoit également un troisième aéroport destiné à devenir, du fait de son gigantisme, un hub planétaire. Istanbul bénéficie d’une position géographique inestimable à mi-chemin entre les Amériques, l’Europe et l’Asie. A l’heure de l’émergence d’un duopole sino-américain, une telle configuration est une carte maîtresse dans les mains d’Ankara. La Turquie pourrait voir transiter jusqu’à 250 millions de passagers chaque année [i].
Les conséquences en matière d’emploi sont attendues. La disparition progressive du secteur rural et la métropolisation correspondent à la tertiarisation des activités. D’autant que la Turquie espère promouvoir des industries à fortes valeurs ajoutées dans la recherche médicale ou la communication. Les entreprises de BTP, très liées à l’AKP, entrevoient la perspective de contrats vertigineux. Les intérêts politiques et financiers qui s’entremêlent sont énormes [5]. A terme, c’est l’élévation du niveau de vie de l’ensemble de la population qui est visée.

Comment expliquer la résistance des opposants à de tels projets ? Qui participe à cette contestation ?

Ces projets faramineux ont essuyé de nombreuses critiques. Les arguments écologiques souvent mis en avant masquent mal une opposition fondamentale. Deux conceptions du monde s’entrechoquent. En réalité, les islamistes ont parfaitement saisi l’aura symbolique d’Istanbul. Par opposition à Ankara, capitale républicaine perdue sur les plateaux anatoliens, Istanbul est la ville impériale par excellence. A la confluence de l’Orient et de l’Occident, elle perpétue l’idée d’empire universel. A l’époque ottomane, une prolongation imagée de ce nom, Islambol, (plénitude de l’Islam), figurait sur les monnaies. A un Dieu unique correspond un souverain unique et donc un seul empire. Avec ses vestiges immémoriaux, elle est l’espace consacré par la providence où s’est manifestée la vocation à la grandeur de l’esprit turc. Symbole fort, le 29 mai 2013, jour anniversaire de la chute de Constantinople, Tayip Erdogan a donné le premier coup de pioche aux travaux du nouveau pont suspendu enjambant le Bosphore [i]. Baptisé Selim Ier (1512-1520), le viaduc renvoie à un passage précis de l’histoire ottomane. Surnommé Yavuz (le brave), Selim Ier associe à son titre de Sultan (chef temporel) celui de Calife (chef spirituel). A charge pour le souverain ottoman proclamé commandeur des croyants de défendre et de propager l’orthodoxie sunnite hanafite. Cela y compris à la force du glaive comme le prouve la féroce répression exercée en 1514 contre les Alévis d’Anatolie (chiites hétérodoxes). C’est autour de ce bloc sunnite (75% des Turcs) qu’Erdogan souhaite ressouder le corps social turc. D’où l’ire de la minorité alévie envers le choix gouvernemental [i]. A la fin de son discours d’inauguration, Erdogan rend grâce à Dieu et fixe deux objectifs : « 2053 et 2071 [dates de la chute de Constantinople et du millième anniversaire de la bataille de Mantzikert qui ouvre l’Anatolie aux Turcs Seljoukides] seront l’occasion de nouveaux travaux… Aujourd’hui, 560 ème anniversaire de la conquête d’Istanbul, la plus belle ville du monde nous a été léguée, respect et gratitude à Mehmet [le grand-père de Selim Ier] et à son armée [i]]. ».


Dans la même veine existe depuis 2009 un musée dédié à la prise de la ville (Fetih) [i]. L’exposition s’articule autour d’un monumental diaporama circulaire de 120 mètres de long. En trois dimensions sont projetés les grands épisodes du siège tandis qu’un fond sonore assourdissant immerge le spectateur dans la bataille. Trois messages reviennent en boucle : la prise de Constantinople est l’accomplissement d’une prédication divine. Rien ne résiste aux Ottomans, les vainqueurs sont magnanimes envers les vaincus.

A Taksim, cette logique d’appropriation de l’espace prend un tour clairement conflictuel [6]. Au cœur de la partie la plus occidentalisée de la ville, la place construite dans les années 30 renvoie au projet d’homme nouveau des élites kémalistes [7]. Conçue et réalisée par l’urbaniste français Henri Prost entre 1936 et 1951, elle symbolise la rupture avec le chaos des ruelles ottomanes et donc l’obscurantisme. Comme toutes les utopies révolutionnaires, la République a voulu matérialiser son mythe dans la pierre. La place, théâtre des grandes manifestations de la Révolution kémaliste, sanctifie l’adhésion de la nation au culte de l’Etat et de la laïcité. Elle est le point central où convergent les défilés militaires, les rassemblements syndicaux, les parades d’écoliers. En son centre se dresse le monument dédié à la guerre d’indépendance (1919-1922) et à son chef victorieux, Mustapha Kemal. La statue du commandeur exprime la permanence du lien entres les vivants et les morts, unis dans l’éternelle communion en l’ordre nouveau. A l’autre extrémité de la place, le centre culturel Atatürk projette sa masse austère de verre et de béton. Instrument d’éducation populaire, il évoque la régénération des masses par le savoir et la connaissance. En faisant table rase du passé, la République a créé sa propre cosmogonie. Les fins dernières ne sont plus célestes mais terrestres.

A travers ces grands projets urbains, c’est cette marque dans l’espace et le temps que l’AKP souhaite faire disparaître. La destruction du centre culturel Atatürk et la construction à sa place d’une mosquée géante signifierait, après 1453 et la conquête de la ville byzantine, la chute six siècles plus tard, de la ville laïque impie [i]. Le projet prévoie également la construction d’un centre commercial et la restauration à l’identique d’une ancienne caserne ottomane à l’endroit du parc Gezi qui jouxte la place Taksim. Au final, il s’agit d’en finir avec un lieu trop propice aux rassemblements et d’en confiner le rôle à un terrain remblayé sur la mer de Marmara loin du cœur historique [i]. Ce grand dessein cristallise l’anxiosité des Turcs blancs. Confrontés à une périphérie dynamique et conquérante, les manifestants se sentent assiégés. Par petite touche, le gouvernement resserre son étau. Une loi récente prohibe la publicité et la vente d’alcool dans les épiceries de 22h à six heures du matin [i]. Depuis 2011, les rues du quartier de Taksim ne peuvent plus installer de terrasses et encore moins y servir des boissons alcoolisées. L’utilisation du terme « République de Turquie » hors autorisation gouvernementale est désormais bannie. Les associations, journaux, entreprises sont sommés de changer de nom [i]. Le quotidien kémaliste Cumhuriyet [la République] est dans la ligne de mire. A Ankara des messages sonores invitent les voyageurs du métro à respecter les bonnes mœurs [i]. Sous-entendu, les amoureux sont priés d’éviter les effusions intempestives… Apanage de l’émancipation féminine, le rouge à lèvre est proscrit aux hôtesses de l’air de Turkish Airlines [i]. Cette pression sociale ou pression de quartier (mahalle baskisi), tant qu’elle se limitait aux villes de l’est du pays ou aux bidonvilles, était l’objet d’une tolérance implicite. Dorénavant, elle se propage aux enclaves les plus huppées. Mais en même temps, les élites républicaines ont muté. Les mots d’ordres des manifestants n’ont rien à voir avec la rigide doxa kémaliste. L’éthique spartiate et héroïque de la république est jetée aux oubliettes. Cette génération née dans les années 90 a été nourrie au lait des nouvelles technologies et du village planétaire. Un rapide tour d’horizon révèle sa diversité. Des kémalistes farouchement attachés à l’invisibilité de la république jouxtent des activistes kurdes ; des islamistes altermondialistes frayent avec des militants LGBT. Leur seul point d’entente se résume en un même rejet de l’AKP. En vérité, les revendications sont moins collectives qu’individuelles. Ce n’est pas la laïcité comme religion civique qui est défendue mais un style de vie sans contraintes normatives. La liberté de jouir sans entrave dans une société multiculturelle où la gay pride côtoierait les minarets…

Comment réagit la population ? Fait-elle bloc autour du Premier ministre Erdogan ?

Les manifestants sont l’inverse d’un mouvement de masse. Il s’agit d’une minorité occidentalisée confinée dans un ghetto sociologique. D’autant que l’AKP, en créant ses réseaux éducatifs, ses médias et son patronat, a mis en orbite sa propre classe moyenne. Moderne dans son aspiration au confort, elle reste inflexible sur ses valeurs. Plébiscité à toutes les élections, l’AKP est parvenu à intégrer une périphérie anatolienne jusqu’alors méprisée. Le Premier ministre n’a eu aucun mal à rassembler des centaines de milliers de partisans et à démontrer que le pays réel faisait bloc autour de lui [i]. Erdogan dénonce les Turcs blancs. Dépositaires innés du flambeau de la modernité, les élites blanches n’auraient que mépris pour un peuple définitivement arriéré et superstitieux : « Selon eux, nous ne comprenons pas la politique. Selon eux, nous ne comprenons pas l’art, le théâtre, le cinéma, la poésie. Selon eux, nous ne comprenons pas l’esthétique, l’architecture. Selon eux, nous sommes incultes, ignorant, la classe inférieure, qui doit se contenter de ce qui est donné. Ce qui signifie que nous sommes un groupe de nègres [i] ».

En outre, Erdogan a su jouer du ressort de la conspiration [i]. La dénonciation récurrente d’un ‘lobby spéculatif’ associé au nom du financier international, Georges Soros, désigne un coupable transparent [8]. Cette antienne a été aussitôt relayée par les éditorialistes proches du pouvoir. M. Necati Özfatüra du journal, Türkiye, quotidien proche de la confrérie des Süleymanci, décrit la conjuration en ces termes : « L’Occident chrétien, le sionisme, le paganisme (Chine, Inde) sont les ennemis de la tradition islamique, ils ont formé avec les athées une alliance contre la Turquie. A leur tête depuis le début du 21e siècle, l’Occident chrétien et le sionisme. Il s’agit d’une stratégie planifiée de lutte contre l’Islam… Alors, pourquoi la Turquie est-elle leur pays-cible ? La Turquie est le cerveau mondial de l’Islam, sa colonne vertébrale et une source d’espoir. Elle est le pays le plus avancé. Tout au long de l’histoire, lorsque l’islam a été fort en Anatolie, la Turquie et son économie ont été prospères. Inversement, lorsque la présence turque est faible, les puissances impérialistes remplissent le vide, notamment l’Occident chrétien, et le monde islamique est exploité et écrasé sous ses bottes. La Turquie est la seule capable de briser ce cycle d’exploitation… Ne voir dans les événements de la place Taksim qu’un phénomène isolé serait erroné. Ces événements sont le produit d’organisations terroristes internationales, des centaines, des milliers d’agents étrangers ont été envoyés en Turquie… [i] »


Au sein du gouvernement, certaines voix dissonantes se sont fait entendre. En fait, ces divergences d’appréciations révèlent plus une répartition des rôles qu’autre chose. Le Président et son Premier ministre incarnent les deux faces du Janus anatolien. Le seul désaccord notable entre les deux hommes réside dans leurs allégeances confrériques : le premier a choisi le mouvement Fethullah Gülen, le second les Nakshibendis. Quand Tayip Erdogan électrise l’Anatolie profonde, Abdullah Gül rassure les alliés occidentaux. Cette partition habilement orchestrée permet de gagner du temps tout en semant la confusion sur les intentions véritables de l’AKP.
Si divorce il y a, c’est avec les intellectuels libéraux. Jusqu’alors cette intelligentsia a soutenu le gouvernement islamo-conservateur. Relais de l’AKP en Occident, elle a beaucoup contribué à la dédiabolisation de la formation islamiste, en la présentant comme la force populaire qui viendrait à bout de l’ultime reliquat de l’étatisme européen des années 30 et ferait entrer la Turquie dans la mondialisation heureuse. Elle correspond en tous points à l’analyse de Christopher Lasch dans son ouvrage, La révolte des élites et la trahison de la démocratie (1994) [9]. Dédaigneux du passé, fasciné par le mythe du dernier homme et de la fin de l’histoire, cette gauche libérale a cru trouver en l’AKP l’instrument de son propre programme : autrement dit, le multiculturalisme culturel, cheval de Troie du libéralisme mondialisé. Coupés de la réalité, ces mandarins stambouliotes ont pensé un moment faire cohabiter le voile islamique, la mini-jupe. Pas plus que la véritable nature de l’AKP, ces clercs n’ont saisi l’essence consubstantielle à toutes religions révélées. Même quand l’islam vit avec son temps, il ne peut pour des raisons de dogmes qu’être antimoderne. Comme l’écrit René Guénon « l’esprit antitraditionnel est proprement l’esprit moderne » [10].

Ce mouvement a-t-il une incidence sur la question kurde ? En quoi est-il révélateur de la Turquie contemporaine ?

Pas véritablement. Au contraire, depuis le début des événements, la mouvance kurdiste est en retrait. Si des députés ou des militants du BDP se sont joints aux manifestations, ils ont gardé profil bas. Quant au Sud-Est de l’Anatolie, il apparaît relativement épargné par la contestation, en particulier dans sa dimension la plus violente. L’explication est simple. Depuis le mois de mars, un processus de paix est amorcé. Le PKK s’est engagé à retirer ses combattants de Turquie en contrepartie de l’ouverture de négociations. Ankara semble prête à faire des concessions. D’une part, il est impératif pour le gouvernement turc de déconnecter la question kurde du problème syrien. Le spectre d’un deuxième Kurdistan autonome en Syrie hante tous les esprits. D’autre part, Tayip Erdogan a besoin des députés kurdes pour réformer la constitution dans un sens résolument présidentiel. Ce projet prévoit notamment d’octroyer au Président le droit de dissoudre l’Assemblée nationale et remettrait en cause sur le modèle américain, l’existence du poste de Premier ministre… En contrepartie, l’AKP semble disposée à faire trois concessions. Tout d’abord, la Turquie serait redéfinie à l’aune d’un système binational. La formule de « citoyen turc » serait supprimée au profit de celle plus inclusive de « citoyen de Turquie ». De surcroît, les compétences des collectivités locales seraient considérablement élargies. Enfin, le kurde serait librement enseigné à tous les échelons du cursus scolaire. Chacun des protagonistes y trouvent son compte. Les islamistes tout en transigeant sur le centralisme réaffirment un lien commun à travers la promotion de l’islam. Les Kurdes, de leur côté, espèrent parvenir à un statut voisin de la Catalogne et aboutir à l’autodétermination.
En définitive, la priorité affichée par les néo-islamistes n’est pas l’application de la charia mais l’amélioration concrète des conditions de vie du petit-peuple. Si les Turcs ne sont pas dupes de l’affairisme ou du népotisme gouvernemental, ils sont reconnaissants à l’AKP d’avoir privilégié l’homme concret à l’homme abstrait. Cependant, comme dans toutes révolutions, il existe des ruptures et des continuités. La répression policière (3 morts) en est une parmi d’autres. En somme, la Turquie d’Erdogan, c’est l’arbitraire kémaliste plus la démocratie et l’ordre moral [11].

Publié le 10/07/2013


Tancrède Josseran est diplômé en Histoire de Paris-IV Sorbonne et attaché de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée (ISC).
Spécialiste de la Turquie, il est auteur de « La Nouvelle puissance turque…L’adieu à Mustapha Kemal », Paris, éd, Ellipses, 2010. Il a reçu pour cet ouvrage le prix Anteois du festival de géopolitique et de géoéconomie de Grenoble.


 


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