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Partition de l’île de Chypre : histoire d’une pierre d’achoppement diplomatique vieille de plus d’un demi-siècle (2/4). Une partition progressive de l’île

Par Emile Bouvier
Publié le 28/08/2020 • modifié le 10/12/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Greek Prime Minister Constantin Karamanlis © meets Kissinger’s special envoy ®, and Taska, US Ambassador to Athens (L) in Athens on August 07, 1974. In July, 1974, after the fall of the military junta and a disastrous military venture in Cyprus, Constantin Karamanlis is recalled to Athens as prime minister of an emergency government. His party, New Democracy Party, wins a substantial majority in the legislative elections of November, 1974.

AFP

Lire la partie 1

1. Une république en crise dès sa naissance

Les accords de Londres-Zürich créent une république chypriote dont la Constitution s’avère toutefois inadaptée : impraticable aux vu des enjeux identitaires inhérents aux particularités socio-ethniques de l’île, ce texte de loi ne vivra que trois ans, essentiellement en raison d’un clivage majeur entre Grecs et Turcs chypriotes : là où les premiers souhaitent « l’Enosis », c’est-à-dire l’unification avec la Grèce, les seconds lui préfèrent la « Taksim » (« division », en turc), c’est-à-dire une partition territoriale de l’île entre la Grèce et la Turquie [1].

Par ailleurs, les Grecs chypriotes expriment un ressentiment croissant envers le grand nombre de postes gouvernementaux attribués aux Turcs au vu de leur plus faible population comparé aux Grecs à Chypre. Selon la Constitution, 30% des postes administratifs devaient en effet être attribués aux Turcs [2], quand bien même ils ne représentaient que 18% de la population en 1960 [3]. Le poste de vice-président était, de surcroît, réservé aux Turcs ; compte-tenu du pouvoir de veto que le président et le vice-président détenaient, l’attribution de ce poste aux Turcs revêtait une dimension particulièrement irritante pour les Grecs [4].

En décembre 1963, après une fronde parlementaire menée par les députés turcs ayant bloqué le processus législatif chypriote [5], le Président de la république chypriote Makarios propose treize amendements constitutionnels consistant principalement à dépouiller les Turcs chypriotes d’un grand nombre de leurs protections en tant que minorité et d’ajuster notamment les quotas ethniques au sein du gouvernement, révoquant par la même occasion le veto du Président et de son adjoint [6].

Ces propositions de réforme constitutionnelle provoquent un scandale en raison de leur ressemblance avec plusieurs points du « plan Akritas » : frustrés par les blocages provoqués par les parlementaires turcs et convaincus que la Constitution chypriote empêche l’Enosis, tout en garantissant des droits disproportionnellement étendus à la communauté turque, plusieurs hommes politiques grecs chypriotes ont mis au point le « plan Akritas » ; ce document interne à l’EOKA consiste en un programme d’affaiblissement des Turcs chypriotes devant ouvrir la voie à une réunification de la Grèce avec Chypre. Afin de parvenir à sa fin, le plan Akritas prévoyait notamment une prise de pouvoir des Grecs par la force et l’établissement préalable d’une force paramilitaire dont la mission consisterait à mater violemment toute révolte turque cherchant à s’opposer au bon déroulement du plan [7].

Les amendements constitutionnels proposés par le Président chypriote sont, sans surprise, rejetés massivement par les parlementaires turcs tandis les ministres turcs quittent aussitôt le gouvernement. Quelques jours après, le 21 décembre 1963, les premiers affrontements intercommunautaires recommencent : deux Turcs chypriotes sont tués lors d’un incident impliquant la police grecque. La Turquie, la Grande-Bretagne et la Grèce, garants des accords de Londres-Zürich qui ont conduit à l’indépendance de Chypre, expriment alors leur souhait d’une intervention de l’OTAN sur l’île afin d’y ramener le calme [8].

Le Président chypriote Makarios et le Vice-président Küçük appellent à la paix et au dialogue, en vain. Tandis que les affrontements intercommunautaires s’intensifient, les contingents de l’armée turque basés à Chypre quittent leur base et s’emparent de la position la plus stratégique de l’île, située sur la route entre Nicosie et Kyrenia, veine jugulaire historique de l’île [9]. Les forces turques garderont le contrôle de cette route jusqu’au 20 juillet 1974, tirant parti de cet atout stratégique majeur pour leur invasion de l’île. De 1963 jusqu’en 1974, les Grecs chypriotes souhaitant utiliser cette route ne pourront le faire qu’accompagnés d’un convoi de l’ONU [10].

En représailles, 700 résidents turcs de Nicosie du nord sont pris en otages ; seuls 534 seront libérés vivants à l’issue de combats qui provoqueront la mort de 364 Turcs et 174 Grecs chypriotes. 109 villages turcs ou mixtes seront détruits et environ 30 000 Turcs fuiront leur domicile [11].

Dans la suite de ces événements, la Turquie propose à nouveau la solution d’une partition territoriale de l’île. L’intensification des combats, en particulier autour des zones tenues par des milices turques chypriotes, ainsi que l’échec de la Constitution de 1960, sont utilisées comme justifications à une possible invasion turque. La Turquie est sur le point de lancer l’offensive lorsque le Président américain Lyndon B. Johnson avertit Ankara, le 5 juin 1964, que Washington s’oppose à une invasion turque de Chypre et que les Etats-Unis ne viendraient pas en aide à la Turquie si une invasion de l’île menait à une confrontation avec l’Union soviétique [12]. Un mois plus tard, les négociations débutent entre Athènes et Ankara sous l’égide des Etats-Unis et plus particulièrement du Secrétaire d’Etat américain Dean Rusk [13].

La crise résultera finalement en la fin de la participation turque à l’administration publique de Chypre. Dans certaines régions, les Grecs chypriotes empêcheront les Turcs de se déplacer et d’entrer dans des bâtiments gouvernementaux, tandis qu’en d’autres endroits les Turcs refuseront de quitter leur poste et continueront d’obéir aux ordres d’un gouvernement turc chypriote non-officiel.

Cette situation aboutira ainsi de facto à la création d’enclaves administratives turques directement soutenues par la Turquie. Le 4 mars 1964, le Conseil de sécurité des Nations unies adopte la résolution 186 entérinant le déploiement de Casques bleues à Chypre [14]. La Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP) se déploie ainsi à l’aéroport de Nicosie et sépare la capitale en deux par une « Green Line » [15].

La présence de l’UNFICYP ne se montrera toutefois pas assez dissuasive : les affrontements reprennent en 1967. La situation ne se calmera pas avant la menace d’une nouvelle invasion turque, justifiée cette fois par les menaces de nettoyage ethnique planant, selon Ankara, sur les Turcs chypriotes. Afin d’éviter une invasion turque, un compromis est trouvé par les Etats-Unis et les signataires des accords de Londres-Zürich afin d’amener la Grèce à retirer une partie de ses troupes de l’île ; Georgios Grivas, leader de l’EOKA, est quant à lui sommé de se retirer de l’île. Il est demandé au gouvernement chypriote, enfin, de lever certaines restrictions de mouvement pesant sur les Turcs chypriotes et d’améliorer leur accès aux denrées de première nécessité [16]. La situation s’apaise alors jusqu’en 1974, où un nouveau coup de théâtre se produit.

En effet, au printemps 1974, les services de renseignement grecs chypriotes découvrent que l’EOKA-B [17] planifie un coup d’Etat contre le Président Makarios avec le soutien de la junte militaire grecque.

La junte est en effet arrivée au pouvoir à Athènes le 21 avril 1967 après un putsch organisé par des colonels de l’armée grecque ; cette junte en tirera d’ailleurs son surnom, la « dictature des colonels ». Le 25 novembre 1973 toutefois, un nouveau coup d’Etat organisé par le général de brigade Dimitrios Ioannidis vient renverser la junte en place par une dictature plus inflexible encore, présidée par le général Phaedon Gizikis.

Ioannidis estime que Makaroios n’est plus un partisan de l’Enosis et le suspecte même de sympathie envers le communisme ; à ce titre, il décide de soutenir l’EOKA-B et la Garde nationale grecque dans leur projet de renverser Makarios [18].

Le 2 juillet 1974, Makarios écrit une lettre ouverte au Président Gizikis où il déplore que « des cadres du régime militaire grec soutiennent et pilotent les activités de l’organisation terroriste EOKA-B » [19]. Il y ordonne par ailleurs que la Grèce retire du territoire chypriote les quelque 650 officiers grecs alors détachés au sein de la Garde nationale chypriote. La réponse du gouvernement grec est immédiate : il ordonne l’exécution du coup d’Etat et le 15 juillet 1974, des bataillons de la Garde nationale chypriote, conduits par des officiers grecs, renversent le gouvernement de Chypre.

Makarios échappe de peu à la mort au cours des affrontements. Il fuit le palais présidentiel par une porte dérobée et se rend à Paphos, où les Britanniques parviennent à le récupérer dans l’après-midi du 16 juillet et l’exfiltrent vers Londres après un passage à Malte [20].

Dans le même temps, Nikos Sampson est déclaré président par intérim du nouveau gouvernement chypriote. Ultra-nationaliste et partisan résolu de l’Enosis, Sampson est connu pour son opposition farouche à la présence turque sur le sol chypriote et a pris part, à plusieurs reprises, à des violences contre des civils turcs lors des affrontements ayant eu cours à Chypre les années précédentes [21].

Le régime de Sampson prend le contrôle des stations de radio et déclare que Makarios a été tué ; mais Makarios, réfugié à Londres, est alors en mesure de prouver le contraire. 91 personnes seront tuées pendant le coup d’Etat [22]. Les Turcs chypriotes ne seront toutefois pas affectés par le coup d’Etat contre Makarios ; Ioannides ne souhaite pas, en effet, provoquer une réaction de la Turquie.

En réaction au putsch, le Secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger envoie le diplomate Joseph Sisco tenter une médiation du conflit [23] ; la Turquie lui adresse alors une liste de demandes [24] incluant le retrait immédiat de Nikos Sampson du pouvoir, le retrait des 650 officiers grecs de la Garde nationale chypriote, l’admission sur le territoire chypriote de contingents militaires venant de Turquie afin que cette dernière puisse protéger sa communauté, des droits égaux pour les deux communautés, et un accès à la mer au nord de l’île pour les Turcs chypriotes [25]. Bülent Ecevit, Premier ministre turc de l’époque, prend parallèlement attache avec son homologue britannique afin d’appeler la Grande-Bretagne, en tant que signataire et garante des traités de Londres-Zürich, à officier auprès de la Grèce afin de rétablir le calme à Chypre. La Grande-Bretagne déclinera l’offre de la primature turque et refusera, de fait, que cette dernière utilise les bases britanniques à Chypre pour ses opérations militaires à venir. Face au chaos régnant à Chypre, et craignant pour la communauté turque locale, la Turquie se prépare en effet à lancer une invasion à grande échelle de l’île ; ce sera l’objet de la troisième partie de cet article.

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 Rapprochements et marginalisations autour du gaz en Méditerranée orientale (1/2)
 L’Europe, la Turquie, le Général. Les relations franco-turques à l’époque du Général de Gaulle (1958-1969)

Bibliographie :
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Sitographie :
 Tensions entre la Grèce et la Turquie : la France envoie deux Rafale et deux bâtiments de la marine nationale, Le Monde, 13/08/2020
https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/13/tensions-entre-la-grece-et-la-turquie-la-france-envoie-deux-rafale-et-deux-batiments-de-la-marine-nationale_6048868_3210.html
 UN hails ’frank’ Cyprus talks, vows to seek peace effort restart, Al Jazeera, 26/11/2019
https://www.aljazeera.com/news/2019/11/hails-frank-cyprus-talks-vows-seek-peace-effort-restart-191126052820206.html

Publié le 28/08/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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