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Partition de l’île de Chypre : histoire d’une pierre d’achoppement diplomatique vieille de plus d’un demi-siècle (3/4). L’invasion de Chypre par les forces turques

Par Emile Bouvier
Publié le 10/12/2020 • modifié le 18/12/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Foreign Ministers, from left : Greek Foreign Minister Georgios Mavros, British Foreign Minister Lord James Callaghan of Cardiff (from back) and Turkish Foreign Minister Turan Gunes, sign an agreement about Cyprus problem in Geneva, on August 01, 1974. After the Turkish invasion of Cyprus which led to the collapse of the military Junta in July 1974, the Cyprus Conference was held on August to negociate the political status of Cyprus. The negotiations collapsed on August 14, 1974 and the second phase of the invasion (Attila II) took place.

KEYSTONE / Keystone via AFP

Lire les parties 1 et 2

1. Première invasion turque, juillet 1974

Dans la nuit du 19 au 20 juillet 1974, la Turquie lance l’opération « Atilla » : l’invasion de Chypre commence. Des détachements turcs débarquent peu avant l’aube avec de l’armement lourd à Kyrenia (aujourd’hui Girne, en turc) sur la côte nord et rencontrent une forte résistance de la part des forces grecques et chypriotes grecques. La justification d’Ankara pour lancer son offensive consiste alors à brandir le « Traité de Garantie » en vertu duquel la Turquie dispose de prérogatives pour protéger les Chypriotes turcs et garantir l’indépendance de Chypre [1]. Deux jours après les premiers affrontements, au moment où le Conseil de sécurité des Nations unies réussit à obtenir un cessez-le-feu, les forces turques sont parvenues à s’emparer d’un étroit couloir territorial reliant Kyrenia à Nicosie (équivalant peu ou prou à 3% du territoire chypriote [2]). Au terme de plusieurs violations du cessez-le-feu imposé par la résolution 353 du Conseil de Sécurité le 20 juillet [3], l’armée turque parviendra au fil des semaines suivantes à étendre davantage encore l’espace chypriote sous son contrôle [4].

Les réactions grecques à l’offensive ne se font pas attendre. Dès le 20 juillet, alors que les 10 000 Turcs de l’enclave de Limassol se rendent à la Garde nationale chypriote, le quartier général de ces derniers est brûlé par les Grecs, des femmes sont violées et plusieurs Turcs abattus [5]. Sur ces 10 000 Turcs chypriotes, 1 300 seront ensuite détenus dans un camp de prisonniers [6]. L’enclave de Famagusta fait quant à elle l’objet de plusieurs bombardements, tandis que celle de Lefka est aussitôt occupée par les forces grecques chypriotes [7].

Selon le Comité International de la Croix Rouge, le total des prisonniers de guerre détenus par les deux camps à ce stade et avant la seconde invasion comprend 385 Grecs chypriotes habitant la ville d’Adana en Turquie, et 63 autres dans le district de Saray, dans la province de Van, toujours en Turquie. Sur l’île de Chypre même, les Grecs détiennent 3 268 Turcs dans plusieurs camps de prisonniers disséminés à travers Chypre [8].

Le 23 juillet 1974, la junte en Grèce s’effondre, essentiellement en raison de la situation à Chypre. Nikos Sampson renonce à la présidence de Chypre le même jour ; il est remplacé temporairement par Glafcos Clerides, qui restera en poste jusqu’au 7 décembre 1974. Dans le cadre de la disparition de la junte, les dirigeants politiques grecs, alors en exil, reviennent dans leur pays : le 24 juillet 1974, Constantine Karamantis rentre ainsi de Paris et prête le serment de Premier ministre. Sa première mesure est de s’opposer à ce que la Grèce entre en guerre contre la Turquie [9]. Cette action sera hautement critiquée par l’opposition et certains la caractériseront d’acte de trahison [10].

Dans le cadre du cessez-le-feu exigé par le Conseil de Sécurité des Nations unies et de la volonté de Constantine Karamantis de négocier, un premier cycle de pourparlers de paix est organisé à Genève, en Suisse, du 25 au 30 juillet 1974. James Callaghan, Secrétaire aux Affaires étrangères britannique de l’époque (et par ailleurs futur Premier ministre), est à l’initiative de cette conférence à laquelle participeront les trois puissances garantes des traités de Londres-Zürich [11]. Cette conférence aboutit en une déclaration commune dans laquelle les représentants respectifs estiment que la zone d’occupation turque doit cesser d’être élargie, que les enclaves turques doivent être immédiatement évacuées par les Grecs et qu’une autre conférence doit être tenue à Genève au plus vite, en présence des représentants des deux communautés turques et grecques chypriotes afin de restaurer la paix et de rétablir un gouvernement constitutionnel [12].

Entre la tenue de la première conférence de Genève et de la deuxième, en août 1974, la sympathie de la communauté internationale, initialement portée vers la Turquie dont elle estimait l’action militaire légitime, s’est tournée vers la Grèce, qui vient alors de tourner le dos à la junte militaire pour renouer avec un régime démocratique [13]. Ankara perçoit ce revirement d’attention comme une menace pour son agenda chypriote [14]. Ainsi, lors du deuxième cycle de négociations, la Turquie exige de la Grèce quelle accepte la création d’un Etat fédéral et un transfert de population. Glafcos Clerides, nouveau président de la République de Chypre, donnera sa réponse par une promesse d’acceptation ou de refus de la proposition turque dans un délai de 36h à 48h afin de consulter Athènes et les leaders grecs chypriotes [15]. Craignant que Makarios et ses alliés ne profitent de ce gain de temps pour organiser une coalition diplomatique, voire militaire, contre la Turquie, cette dernière relance, le même jour, son invasion de Chypre [16].

2. La deuxième invasion turque, du 14 au 16 août 1974

Quelques jours avant l’organisation du deuxième cycle de négociations à Genève, et en prévision de l’issue de celui-ci, le ministre turc des Affaires étrangères Turan Günes aurait indiqué au Premier ministre Bülent Ecevit que : « Quand je dis Ayse doit partir en vacances, cela voudra dire que nos forces armées seront prêtes à agir. Même si la ligne téléphonique est mise sur écoute, cela n’éveillera aucun soupçon » [17].

De fait, une heure et demi après la fin de la conférence, Turan Günes appelle Ecevit et prononce la phrase codée. Le 14 août 1974, la Turquie lance ainsi sa deuxième opération aéroterrestre sur Chypre, qui aboutira à l’occupation par la Turquie de 37% du territoire chypriote [18]. Le Secrétaire britannique aux Affaires étrangères James Callaghan, divulguera plus tard que le Secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger se serait opposé à une action militaire que les Britanniques envisageaient afin d’empêcher une nouvelle invasion turque [19].

Les forces turques bousculent rapidement le dispositif défensif grec et parviennent à atteindre Louroujina, à vingt kilomètres au sud-est de Nicosie. Malgré la perte de plusieurs chars principaux de combat M47 Patton, les Turcs parviennent sans difficulté majeure à atteindre les objectifs qu’ils s’étaient fixés [20]. Cette nouvelle offensive turque créé son flot de réfugiés, en particulier parmi les Chypriotes grecs ; le total de ces derniers est alors estimé entre 140 000 et 160 000 [21]. Le 18 août, après la déclaration d’un cessez-le-feu la veille et après avoir atteint les objectifs qu’ils s’étaient fixés, les Turcs cessent les hostilités, mettant fin aux opérations militaires d’invasion de Chypre.

Les forces turques se sont arrêtées, comme l’Etat-Major turc l’avait souhaité [22], à la simili-frontière incarnée par la « Green line », créée lors des violences intercommunautaires de l’hiver 1963. Celle-ci tient lieu, aujourd’hui encore, de frontière entre la République turque de Chypre nord et la République de Chypre.

Cette limite est également appelée « Atilla Line », en référence aux noms des opérations turques d’invasion de Chypre (« Atilla-1 » et « Atilla-2 »). Après l’avoir atteinte à l’issue des combats du mois d’août 1974, les forces armées turques en feront en effet un véritable limes équipé de fils de fer barbelés et parfois électrifiés, de murs en béton, de miradors, de fossés antichars et, en certains endroits, de champs de mines [23]. Cette frontière matérielle passe par le centre de Nicosie, séparant de fait la capitale chypriote en deux zones méridionale et septentrionale [24].

Après la deuxième offensive turque sur l’île de Chypre, une « zone de sécurité » sera établie par les puissances garantes des traités de Londres et Zürich. Cet espace, situé dans une sorte de no man’s land séparant les territoires turcs de ceux contrôlés par les Chypriotes du sud, consiste en une zone tampon au sein de laquelle, comme édictée par la résolution 353 du Conseil de Sécurité des Nations unies, aucune force militaire autre que celle de la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP) ne peut pénétrer [25]. Elle borde donc, à l’est et au nord, la ligne Atilla et, au sud et à l’ouest, la ligne de front grecque chypriote.

Après le conflit, les représentants grecs chypriotes et les Nations unies consentent à un transfert des 51 000 chypriotes turcs, qui n’avaient pas quitté leurs foyers dans le sud, afin de les installer dans le nord contrôlé par les forces turques [26].

Le Conseil de Sécurité des Nations unies condamnera à plusieurs reprises les actions militaires de la Turquie à Chypre, en l’accusant notamment d’avoir violé l’article 4 du « Traité de Garantie » donnant le droit aux garants de recourir à la force dans le seul but de préserver, à Chypre, l’équilibre politique et territorial tel que les garants l’avaient détaillé pendant les années 1960 [27]. Les conséquences de l’invasion de la Turquie n’ont en effet pas abouti en une sauvegarde de la souveraineté de la République et de son intégralité territoriale : l’île est aujourd’hui divisée de facto entre deux entités politiques adverses, au nord et au sud.

Passant outre les avertissements du Conseil de Sécurité des Nations unies, la Turquie déclare le 13 février 1975 que les zones occupées au nord de l’île de Chypre formeront désormais « l’Etat fédéré turc de Chypre », créant un véritable tollé international et une nouvelle condamnation du Conseil de Sécurité (résolution 367 du 12 mars 1975) [28]. Les Nations unies refusent alors de reconnaître cette nouvelle situation politique au nord de Chypre et réaffirment leur reconnaissance d’une seule et même souveraineté de la République de Chypre, en vertu des clauses édictées de son indépendance en 1960.

En proclamant la création de cet Etat fédéré turc de Chypre, les Turcs chypriotes espéraient pouvoir, d’une certaine manière, imposer leur conception de la résolution du conflit à Chypre, c’est-à-dire la création d’un Etat fédéral où coexisteraient une zone turque et une zone grecque dotées toutes deux des mêmes droits et prérogatives [29]. Le 10 juin 1976, des élections sont ainsi organisées au sein de l’Etat fédéré turc et voient la victoire de Rauf Denktaş, leader du « Parti de l’unité nationale ». Une fois le Parlement turc chypriote élu, une constitution sera même rédigée et s’articulera autour de l’espoir de la création prochaine d’un Etat fédéré grec chypriote, au sud, permettant d’envisager la fondation d’un Etat fédéral chypriote.

Finalement, après huit ans de négociations infructueuses avec les Chypriotes grecs, les représentants de Chypre nord déclarent unilatéralement leur indépendance et proclament la création de la République turque de Chypre du Nord.

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Publié le 10/12/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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