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Partition de l’île de Chypre : histoire d’une pierre d’achoppement diplomatique vieille de plus d’un demi-siècle (1/4). Historique de l’enjeu géopolitique de Chypre, de 1571 à 1960

Par Emile Bouvier
Publié le 27/08/2020 • modifié le 28/08/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Cypriot President Archbishop Makarios III (left) meets with Greek Prime Minister George Papandreou © and General George Grivas ®, the EOKA (National Organisation of Cypriot Fighters) leader who spearheaded Cyprus fight for independance, in Athens on March 13, 1964. Makarios is meeting with Papandreou and Grivas to discuss the situation in Cyprus, the day after the funeral of the late King Paul. In 1964 Greek government of George Papandreou send Greek military division to Cyprus to assist in the island’s defence against a possible Turkish attack and George Grivas takes over the Supreme Command of the Greek Cypriot forces organised under the National Guard.

UPI / AFP

La partition de l’île en deux entités juridiques fait aujourd’hui encore débat, et encore plus depuis la découverte, ces dernières années, d’importants gisements gaziers dans les eaux du bassin Levantin et de la Méditerranée orientale. La Turquie mise en effet sur l’existence supposée d’eaux territoriales turques-chypriotes qu’elle est la seule à reconnaître afin d’y conduire des missions de forage exploratoires visant à déterminer les ressources que recèlent les fonds sous-marins. Chypre, qui ne reconnaît pas son voisin au nord de l’île, considère quant à elle ces missions exploratoires comme des violations de ses eaux territoriales et donc de sa souveraineté, attirant à elle une vaste coalition opposée à la Turquie où la Grèce figure en bonne place, aux côtés d’alliés plus inattendus tels que l’Egypte, Israël ou encore la France, qui a déployé le 13 août un bâtiment de la Marine nationale et deux avions de combat dans la zone [4].

Des pourparlers diplomatiques autour de la partition de Chypre sont régulièrement organisés mais échouent à une fréquence égale [5] ; si plusieurs plans ont été proposés par l’ONU, l’Union européenne ou encore la Turquie, la question chypriote apparaît souvent sacrifiée face aux enjeux géopolitiques plus larges et jugés plus pressants dans l’agenda des différents pays concernés (crise des migrants, guerre en Syrie, découverte de gisements gaziers en Méditerranée orientale, etc.).

Cet article ambitionne donc de retracer la genèse de cette partition et, partant, de la pierre d’achoppement permanente que Chypre semble représenter dans les relations entre la Turquie et ses voisins. Une première partie sera ainsi consacrée à un historique de l’enjeu géopolitique représenté par Chypre, de 1571 (date de la conquête de l’île par les Ottomans) jusqu’en 1960, où l’île obtient son indépendance. La deuxième partie se consacrera aux événements conduisant de l’indépendance en 1930 jusqu’à l’invasion turque en 1974, à travers le spectre, notamment, d’une partition silencieuse, officieuse mais progressive de l’île. La troisième partie portera sur les opérations militaires de la Turquie à Chypre et l’article se terminera par une quatrième partie dressant un état des lieux des négociations portant sur la situation de l’île de Chypre et des nombreux différends.

1. Chypre, une monnaie d’échange diplomatique

En 1571, l’île de Chypre, majoritairement peuplée de Grecs, est conquise par l’Empire ottoman à la suite de la guerre vénéto-ottomane (1570-1573). Après 300 ans de règne ottoman, l’île et sa population sont « prêtées » à la Grande-Bretagne à l’occasion de la signature de la Convention de Chypre (4 juin 1878), un accord secret contracté entre les Ottomans et les Britanniques prévoyant le soutien de Londres à Constantinople lors du Congrès de Berlin (13 juin-13 juillet 1878) [6], une conférence diplomatique au cours de laquelle les grandes puissances de l’époque devaient s’accorder sur le découpage territorial des Balkans à la suite de la guerre russo-ottomane de 1877-1878.

Londres annexe toutefois totalement Chypre le 5 novembre 1914 en réaction à l’entrée en guerre de l’Empire ottoman contre les Alliés durant la Première Guerre mondiale. L’article 20 du traité de Lausanne (24 juillet 1923) signe l’acquisition pleine et définitive de l’île de Chypre par l’Empire britannique au détriment de la Turquie ; l’article 21 du traité laisse quant à lui le choix aux Turcs résidant sur l’île de Chypre de partir dans un délai de deux ans ou de rester et devenir, de fait, des citoyens de l’Empire britannique [7].

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la population chypriote est composée de Grecs et de Turcs en parts relativement égales qui s’identifient tous à leur pays d’appartenance respectif ; toutefois, sujets britanniques depuis maintenant une cinquantaine d’années, les deux communautés apparaissent plus éduquées et moins nationalistes que leurs consœurs en Europe et en Asie mineure ; à de rares exceptions, Turcs et Grecs chypriotes cohabitent ainsi en paix sur l’île.

Au début des années 1950 toutefois, un groupe nationaliste grec nommé « Organisation nationale des combattants chypriotes » (EOKA) est fondé en Grèce par un ancien officier hellène, Georgios Grivas, vétéran des deux guerres mondiales et responsable d’une cellule de résistance communiste en Grèce durant l’occupation du pays par les puissances de l’Axe [8]. Son but est de provoquer - et forcer - le départ des Britanniques de l’île de Chypre dans un premier temps puis, dans un second temps, de réintégrer l’île au giron grec : ce rêve d’une fusion de Chypre et de la Grèce portera un nom, celui de « l’Enosis » (« union » en grec) [9].

Les premières réunions secrètes de l’EOKA sont organisées le 2 juillet 1952 à Athènes sous l’égide de l’archevêque Makarios III [10], futur Président de Chypre de 1960 à 1974. A la suite de ces discussions, un « Conseil de la révolution » est établi le 7 mars 1953 ; début 1954, des convois clandestins d’armes et de munitions sont organisés avec l’aval du gouvernement grec vers l’île de Chypre afin de préparer l’insurrection. Georgios Grivas débarque secrètement sur l’île le 9 novembre 1954 [11] et commence les préparatifs pour la campagne de guérilla qu’il s’apprête à mener contre la présence britannique.

2. Début des hostilités

Les hostilités commencent le 19 juin 1955 par l’attaque de plusieurs postes de police à Nicosie et Kyrenia [12]. L’EOKA s’en prend également à des Chypriotes grecs de gauche opposés à l’Enosis. Après le pogrom d’Istanbul du 6-7 septembre 1955 [13], l’EOKA s’en prendra également à plusieurs citoyens et intérêts turcs sur l’île durant plusieurs jours [14].

En 1956, l’EOKA intensifie ses opérations contre les autorités britanniques. Ces dernières recrutent, en réaction, un nombre croissant de Turcs au sein des forces de police afin de lutter contre les Grecs chypriotes soutenant l’EOKA. Toutefois, soucieux de ne pas ouvrir un second front contre les Turcs chypriotes en plus de celui, majeur, qui les oppose aux Britanniques, l’EOKA émet des consignes claires visant à éviter les attaques contre les Turcs chypriotes [15].

Ce paradigme change toutefois en janvier 1957 : bouleversant ses tactiques, l’EOKA choisit de cibler et de tuer délibérément des policiers turcs afin de provoquer à Nicosie des émeutes de Turcs chypriotes révoltés contre ces attentats commis par des Grecs [16]. Laissant Londres concentrée sur ces émeutes, ces dernières offrent une diversion de choix à l’EOKA qui tire profit de ce répit afin de consolider ses positions, essentiellement dans les montagnes, et réarticuler son dispositif sur l’île. Les attentats de l’EOKA et les émeutes de Nicosie, au cours desquelles un Grec chypriote est tué, cristallisent les tensions entre communautés turques et grecques.

En réaction à l’EOKA et aux hostilités croissantes entre Grecs et Turcs chypriotes, une frange de ces derniers créé, avec le soutien d’Ankara, l’Organisation turque de résistance (TMT) le 15 novembre 1957 [17]. Dès sa création, la TMT obtient un soutien notable de la population turque chypriote car cette dernière perçoit en l’EOKA une menace littéralement existentielle, se rappelant de l’exode général des Turcs de Crète après la réunification de cette île avec la Grèce le 10 août 1913 (traité de Bucarest) [18]. Armée par Ankara, la TMT s’en prend rapidement à l’EOKA et à ses soutiens grecs sur l’île de Chypre.

Le 12 juin 1958, huit Grecs chypriotes du village de Kondemenos, arrêtés par la police britannique au titre de leur appartenance à un groupe armé suspecté de préparer une attaque contre le quartier turc chypriote de Skylloura, sont tués par la TMT près du village de Gönyeli, majoritairement peuplé de Turcs chypriotes, après que les policiers britanniques les y ai laissés, provoquant un tollé au sein de la population grecque de l’île [19]. La TMT détruit par ailleurs à l’explosif les locaux du bureau de presse turc à Nicosie le 7 juin 1958 afin de faire attribuer cet attentat aux Grecs chypriotes et mobiliser davantage les Turcs. Plusieurs Turcs chypriotes partisans d’une indépendance pleine et entière de l’île sont par ailleurs assassinés par les miliciens turcs [20].

Le 19 février 1959, la Turquie, la Grèce, la Grande-Bretagne et les responsables des communautés turques et grecques chypriotes se réunissent à Lancaster House, à Londres, afin de discuter d’une potentielle indépendance de l’île de Chypre [21]. Celle-ci sera finalement acceptée par les différentes parties présentes et officialisée à Zürich, donnant ainsi naissance aux « accords de Londres-Zürich » [22]. L’indépendance de Chypre devient effective le 16 août 1960.

Lire la partie 2

Bibliographie :
 Hill, George. A history of Cyprus. Vol. 3. Cambridge University Press, 2010.
 Hatzivassiliou, Evanthis. "The Lausanne Treaty Minorities in Greece and Turkey and the Cyprus Question, 1954-9." Balkan Studies 32, no. 1 (1991) : 145-161.
 Byford-Jones, Wilfred. Grivas and the story of EOKA. R. Hale, 1959.
 Mayes, Stanley. "Enosis and Only Enosis." In Makarios, pp. 41-61. Palgrave Macmillan, London, 1981.
 Grivas, George, and Geōrgios Grivas. Guerrilla warfare and EOKA’s struggle : A politico-military study. [London] : Longmans, 1964.
 Anderson, David M. "Policing and communal conflict : the Cyprus Emergency, 1954–60." The Journal of Imperial and Commonwealth History 21, no. 3 (1993) : 177-207.
 Vryonis, Speros. The mechanism of catastrophe : the Turkish pogrom of September 6-7, 1955, and the destruction of the Greek community of Istanbul. Greekworks. Com Incorporated, 2005.
 Morag, Nadav. "Cyprus and the clash of Greek and Turkish nationalisms." Nationalism and Ethnic Politics 10, no. 4 (2004) : 595-624.
 Hocknell, Peteri, Vangelis Calotychos, and Yiannis Papadakis. "Introduction : Divided Nicosia." Journal of Mediterranean Studies 8, no. 2 (1998) : 147-168.
 YÜKSEL, Dilek YİĞİT. "Kıbrıs’ ta Yaşananlar ve Türk Mukavemet Teşkilatı (1957-1964)." Atatürk Araştırma Merkezi Dergisi 34, no. 98 (2018) : 311-376.
 Pollis, Adamantia. "Cyprus : Nationalism vs. Human Rights." Universal Hum. Rts. 1 (1979) : 89.
 Akgül, Mehmet Uğraş. "Türk Mukavemet Teşkilatı." Master’s thesis, Balıkesir Üniversitesi Sosyal Bilimler Enstitüsü, 2016.
 Holland, Robert. "Playing the Turkish card : British policy and Cyprus in the 1950s." Middle Eastern Studies 56, no. 5 (2020) : 759-770.
 Faustmann, Hubert. "Independence Postponed : Cyprus 1959-1960." The Cyprus Review 14, no. 2 (2002) : 99-119.
 Hatzivassiliou, Evanthis. "Cyprus at the Crossroads, 1959–63." European History Quarterly 35, no. 4 (2005) : 523-540.

Publié le 27/08/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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