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Portrait de Hassan El Geretly, metteur en scène égyptien et fondateur de la compagnie de théâtre El Warsha

Par Chakib Ararou, Hassan El Geretly
Publié le 18/05/2018 • modifié le 18/05/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Crédit photo : Hassan El Geretly par Nabil Boutros

El Warsha a conçu Les Nuits d’El Warsha, présenté au Festival d’Avignon en 2014, spectacle de cabaret qui présente sous forme de revue des monologues théâtraux, des chansons et des récits du quotidien ainsi que d’autres formes d’arts populaires. Ces « nuits » ont donné naissance à des propositions nouvelles comme Zawaya (Angles), à partir des témoignages de la révolution.

Hassan El Geretly crée en ce moment au Caire une pièce de l’auteur syrien Wael Kaddour, Les petites chambres. Il a présenté au Musée du Quai Branly en mars dernier Dans le cercle des hommes du Nil, spectacle consacré à l’art martial du tahtib, qui sera à nouveau présenté samedi 19 et dimanche 20 mai, aux 27èmes Rencontres d’Ici et d’Ailleurs à Garges-lès-Gonesse (https://www.oposito.fr/Les-batons-du-Nil-Centre-Medhat.html).

Crédit photo : Hassan El Geretly par Nabil Boutros
Crédit photo : Hassan El Geretly par Nabil Boutros

Quelle a été votre formation ?

Je suis né dans une famille égypto-britannique, d’un père amoureux du théâtre et des arts qui fréquentait les cercles intellectuels du Caire à cette époque. J’étais donc dans un milieu à la fois nationaliste égyptien et fortement imprégné par la Grande-Bretagne. Le professeur Louis Awad (1), meilleur ami de mon père, m’invitait, tout jeune que j’étais, à parler chez lui de littérature anglaise. C’étaient les grandes heures du théâtre public égyptien : une période de foisonnement. Je fréquentais l’école égyptienne le matin et le soir, avec mes parents, je faisais le commis pour des expositions de peinture de leurs amis. Puis les choses se sont dégradées et j’ai quitté l’Égypte dans l’idée d’étudier le théâtre et de revenir ensuite, le moment venu, mettre mon apprentissage à contribution en Égypte. Mon père m’avait transmis ce sens du service public, au sens large, que j’ai essayé de conserver à ma manière. Je n’ai jamais songé à partir pour toujours… Cela dit, je suis resté quinze ans en Europe. J’ai étudié à l’université de Bristol, puis je suis venu en France où j’ai commencé à travailler, puis étudié la mise en scène audiovisuelle à la Sorbonne.

Vous dirigez aujourd’hui la compagnie El Warsha, que vous avez fondée en 1987. Quelle a été votre carrière au préalable ?

J’ai d’abord longuement collaboré avec le Centre dramatique national du Limousin, en pleine effervescence du théâtre décentralisé, dans la deuxième moitié des années 1970. J’y ai créé « Les tréteaux de la terre et du vent », une unité qui présentait des œuvres sur l’histoire, les coutumes et la langue limousines, organisait des veillées, s’intéressait à la situation économique, à l’exode rural. C’est mon premier travail sur le matériau vernaculaire et populaire, dans le sillage d’un mouvement qui prenait forme dans toute la France à ce moment-là, et la première esquisse de ce que j’allais faire ensuite avec El Warsha.

Et puis le retour en Égypte s’est imposé au début des années 1980, tout doucement. De retour en 1982, j’ai souhaité et je suis parvenu à travailler avec Youssef Chahine, dont les films passés comme Le Moineau disaient tant sur ce que ma génération avait vécu. J’ai participé à la direction artistique sur le tournage d’Adieu Bonaparte, puis j’ai été son premier assistant pour Le Sixième Jour. J’ai beaucoup participé à l’écriture du Sixième Jour, mais je me suis rapidement aperçu qu’on pouvait difficilement faire plus et mieux que d’assister Chahine : écrire avec lui, c’était impossible. J’ai néanmoins continué à aider des cinéastes, comme Yousri Nasrallah pour son premier film Vol d’été, ou plus tard Khaled El Hagar pour Petits rêves. Alain Tanner, un des grands maîtres du cinéma, disait que le malheur des uns faisait le malheur des autres. J’ai toujours été soucieux d’aider d’autres artistes, précisément parce que la santé de votre environnement est indispensable pour faire des choses intéressantes. El Warsha l’a toujours fait par la suite.

Pouvez-vous nous parler de la compagnie ?

Ce n’est que sur le tard que j’ai commencé à voir se dessiner la cohérence de mon parcours avec El Warsha… Au départ, nous avons égyptianisé des textes occidentaux, comme les Shawwam, ces exilés syro-libanais, l’avaient fait au début du XXe siècle. Nous avons monté Handke, Kafka, Pinter… Le premier texte était un mimodrame de Handke, tout à fait muet. Pour le théâtre arabe de cette époque, c’était un choix très radical, mais je ne m’en suis aperçu que bien après. Je choisissais des textes qui posaient les questions de dramaturgie et de scénographie les plus brûlantes à ce moment-là. Nous avons suivi de ce côté-là les linéaments laissés par des prédécesseurs immédiats comme le Syrien Saadallah Wannous qui se débarrassait des conventions théâtrales pour tenter de mettre les tripes de la société arabe sur les planches.

Le pas supplémentaire que nous avons essayé d’effectuer était le passage au vernaculaire : il s’agissait de faire de la littérature orale en arabe égyptien, en arabe du Caire, et d’y mêler les éléments culturels comme les danses… Cela se dessinait déjà dans notre adaptation du Monte-charges de Pinter. Les situations étaient encore trop étrangères à la langue dans laquelle les choses étaient dites. Mais en travaillant sur ce texte pour le traduire en arabe égyptien avec le scénariste Abdelfattah El Beltagy, qui ne parlait pas un mot d’anglais et à qui j’essayais de faire saisir le rythme, le jeu de la parole et du silence, du dit et du non-dit dans ce texte pointu, j’ai commencé à saisir la direction que je voulais prendre. Ce travail sur la langue a été un vecteur décisif, qui m’a permis quelques années plus tard d’aborder le théâtre d’ombres, la geste hilalienne ou l’art du conte. J’ai commencé à mieux comprendre la direction que je prenais, mais sans jamais projeter les choses que j’allais faire dans un programme préétabli : elles se cristallisent à chaque étape.

Nabil Boutros, Centre des Arts du Bâton, Mallawi,1996مركز ملوي للتحطيب
Nabil Boutros, Centre des Arts du Bâton, Mallawi,1996مركز ملوي للتحطيب

El Warsha est aussi un endroit où des générations d’acteurs se sont formés, continuent de se former. Comment se passe ce travail d’« atelier » ?

Tout naît des rencontres dans lesquelles je ressens intuitivement, là encore sans intention, la qualité d’un jeune acteur. Par la suite, c’est un long processus d’établissement d’une relation d’apprentissage On se quitte, on se retrouve parfois. La « formation » se réalise par une longue fréquentation - à la manière de ce qui se faisait dans les compagnonnages médiévaux ou à Al-Azhar autrefois - à travers laquelle je cherche à retrouver dans la personne la traduction visible de ce qui n’était qu’une intuition au départ. Naturellement, c’est difficile, d’abord parce que les conditions matérielles d’une vie d’artiste ne permettent pas à tous de s’installer dans ce travail de compagnonnage au long cours, qui n’est pas compatible avec l’aspiration de certains au confort, à l’établissement dans une vie de famille… Beaucoup de gens, aussi, cherchent des raccourcis, s’imaginent qu’il suffit de se conformer à une recette pour devenir rapidement un acteur « digne de ce nom ». Au contraire, à El Warsha, l’apprentissage ne se fait pas avec une méthode ni une recette, simplement avec du temps, de l’attente, de la patience face aux résistances réciproques, face à un certain nombre de références et d’idées préconçues sur le travail théâtral dont j’essaye de leur faire faire l’ascèse. Il s’agit moins de construire un itinéraire sur un canevas précis que de retirer progressivement tout ce qui empêche un acteur de parvenir à dégager sa voix propre. J’essaye ainsi de retrouver de manière accomplie ce que j’avais saisi en germes dans la rencontre. Le contact avec des maîtres comme Sayyed al-Dowwi, ce grand interprète de la geste hilalienne qui a transmis à des dizaines d’apprentis sa manière d’aborder ce texte et cet univers, est aussi extrêmement important. Notre idée n’a jamais été de donner à Sayyed des disciples reproduisant son art : les apprentis acteurs se sont simplement imprégnés de lui et ont fait leur propre chemin à partir de cette empreinte. C’est en touchant de très près sa manière que nous en avons trouvé une qui nous convienne et nous soit propre.

Sayyed Al-Dowwi dans le film Agial - Tamer Eissa
Sayyed Al-Dowwi dans le film Agial - Tamer Eissa

El Warsha est la première compagnie indépendante jamais créée en Égypte. Que représente cette forme particulière d’engagement ?

Au démarrage, cela a été perçu comme un véritable phénomène. Tout s’est passé comme si un large espace virtuel, comme inhabité, se présentait devant nous et que nous devions trouver le moyen de l’habiter. Dès qu’un moment d’hésitation se profile dans la société égyptienne, nous en profitons pour élargir notre champ, pousser vers de nouvelles possibilités. Parfois, l’espace se rétrécit, aussi, et nous bricolons des solutions de survie pour les différentes activités que nous avons créées, sans monter systématiquement à la barricade, mais en essayant de maintenir notre espace du mieux possible. El Warsha peut disparaître demain : l’essentiel est que cela ait pu exister pendant 31 ans et donner du courage à beaucoup d’autres pour habiter cet espace avec nous ; parfois même contre nous quand notre travail ne leur convenait pas, mais ça n’a aucune importance. Je ne peux pas demander mieux.

Quel est votre plus beau souvenir ?

En 1956, revenu de Jordanie où j’avais vécu un an avec ma famille, mon père fait le choix de m’inscrire dans une école égyptienne privée que fréquentait la classe nationaliste issue de la révolution de 1952. Je jouais dans la cour, j’entends une rumeur s’échapper de la salle de musique. Une institutrice à la carrure imposante m’appelle : « Geretly, fais le tour et rejoins-nous ! » Dans la salle, l’ambiance était tendue, avec un garçon recroquevillé face à une jeune fille - elle s’appelait Souad - qui lui tendait la main. L’institutrice me dit : « Hassan, tu baiserais la main de Souad, toi ? » L’idée me plaisait. L’institutrice libère le garçon de sa fâcheuse posture, il part en courant tout soulagé. Quant à moi, on m’explique la situation : « Souad joue l’impératrice Eugénie, et toi, tu feras le rôle du khédive Ismaïl, et vous êtes à l’inauguration du canal de Suez. » C’était ma première rencontre avec le théâtre, et cela fait bientôt soixante-cinq ans que je baise la main de Souad…

Note :
(1) Louis Awad (1915-1990), longtemps professeur d’anglais à l’Université du Caire, était un intellectuel protéiforme, à la fois grande figure de la gauche, critique de l’arabisme, biographe de Jamal Eddine al-Afghâni, penseur laïc et introducteur du vers libre dans la poésie égyptienne avec son recueil Plutoland…

Publié le 18/05/2018


Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.


Après avoir collaboré avec Youssef Chahine, Hassan El Geretly fonde en 1987 la compagnie théâtrale El Warsha qui adapte d’abord des pièces européennes (Fo, Pinter, Handke, Jarry). Après la création de deux spectacles, Dayer Maydour puis Dayeren Dayer, dans lesquels la compagnie travaille avec des montreurs d’ombres, un tournant s’opère : El Warsha s’emploie dès lors à revivifier le considérable patrimoine populaire égyptien, de l’art du bâton (tahtib) à celui du conte en passant par la geste hilalienne.


 


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