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Pourquoi la révolution égyptienne a-t-elle eu lieu ?

Par Tewfic Aclimandos
Publié le 27/07/2011 • modifié le 12/08/2021 • Durée de lecture : 15 minutes

Place Tahrir, le 8 juillet 2011

AFP, MOHAMED HOSSAM

La révolution égyptienne nous a pris par surprise. Tous. La question qui s’est imposée est : « pourquoi a-t-elle eu lieu ? ». Question légitime, mais qui occulte une autre : « pourquoi, en fait, a-t-elle tant tardé » ? De surcroît, la communauté académique se voit sommée d’expliquer pourquoi, dans son écrasante majorité, elle n’a rien vu venir, alors même qu’elle était consciente du malaise sociétal et de la crise des régimes.

La crise de la société et du régime

Je ne traite ici que de la première question, même si les deux autres points me semblent cruciaux. Une réponse complexe s’impose. Le régime Moubarak a été confronté ou a secrété des crises socio-économiques, des crises politiques, des crises d’un système sécuritaire, des crises sociales, des crises morales.

La crise socio-économique illustre la maxime de Tocqueville sur les réformes : le moment le plus dangereux pour un régime est celui où il se réforme. En 2000, le système socio-économique mis en place par le nassérisme existe encore. L’Etat y joue le rôle dominant et il se propose d’atteindre quatre objectifs, qui étaient ceux du mouvement de libération nationale : l’autarcie, le contrôle égyptien (et de préférence étatique) des secteurs clés de l’économie, le maintien de la capacité à offrir, sur le marché, des biens à des prix accessibles, et, enfin, de celle à offrir un emploi au plus grand nombre. Ce système ne marchait pas et ne pouvait pas marcher : dans les faits, son essence même impliquait de prélever les gains des secteurs gagnants pour garder en vie les secteurs perdants, ce qui nuisait à tous. En outre, il était gangrené par la centralisation, par la corruption généralisée, par une main-d’œuvre improductive.

Le fils du président, Gamal Moubarak, et ses hommes ont entrepris de démanteler ce système. Or les Egyptiens, dans leur écrasante majorité, y étaient attachés, comme ils l’étaient aux acquis de l’indépendance nationale. Dans « écrasante majorité », il faut inclure l’armée. Le principe de l’entreprise de Gamal Moubarak était louable mais celle-ci a été viciée par la corruption permettant à ses alliés et clients de constituer des fortunes immenses, par l’absence de redistribution des produits de la croissance, par les mesures renforçant l’autoritarisme afin de pouvoir passer en force autant de fois que nécessaire, et par ses effets néfastes sur les conditions de vie des classes moyennes, de la petite bourgeoisie et du prolétariat qualifié – bref, des classes potentiellement révolutionnaires.

Les crises du système politique sont multiples. Un régime autoritaire doit trouver une solution au problème de la rotation et du renouvellement des élites dirigeantes. Celle mise en place par Moubarak consistait à organiser une transmission lente du flambeau, des personnes nées entre 1928 et 1940, à celles nées entre 1958 et 1970. Deux générations de militants et de cadres étaient complètement sacrifiées. La génération intermédiaire (ceux nés entre 1940 et 1958), qu’on oublie facilement, qui adhérait à des idéologies dont les régimes ne voulaient plus (gauche, nassérisme, islamisme), n’avait jamais eu sa chance et, depuis 2004, s’efforçait de se battre pour la démocratie (en fondant Kifâya). La plus jeune génération (ceux qui étaient nés après 1978) n’avait connu que Moubarak – et ne tenaient pas à subir, pendant trente nouvelles années, son fils.

En outre, cette transmission lente était une transmission héréditaire : quoi qu’il ait dit pendant et après la Révolution, Hosni Moubarak se préparait à confier les rênes à son fils, qui gérait déjà, à ce qu’il semble, la plupart des dossiers (armée et politique étrangère exceptés). Or la population égyptienne, dans sa majorité, ne croyait plus qu’en deux choses : sa ou ses religions et la tradition républicaine spécifique de ce pays. Le cri, en 1881/1882, du colonel Urabi : « Nous sommes libres et on ne nous transmettra plus en héritage » , était ou aurait dû être un avertissement.

Nombreux étaient les problèmes politiques structurels. Par exemple, le régime avait tendance à tout interdire mais à tout tolérer. L’arsenal législatif répressif, dont l’état d’urgence jamais aboli, était tel que le régime pouvait sévir à tout moment. Mais, en règle générale, il ne le faisait pas, s’attendant à être loué pour sa relative longanimité. Ce dispositif avait de nombreuses conséquences, citons en deux : d’une part, le développement de l’arbitraire, puisqu’on ne savait jamais quand et pourquoi le régime frapperait. D’autre part, il avait détruit, dans l’imaginaire, le concept de Droit – au bénéfice de celui de la Loi divine. L’expérience égyptienne avec les lois humaines n’est pas heureuse – il faut garder cela à l’esprit si l’on veut comprendre l’attrait de l’islamisme. Dit autrement, le régime avait imposé un pacte politique implicite qui était fondé sur la transaction suivante : nous avons le pouvoir absolu, mais nous ne l’utilisons pas. Or ce pacte ne valait plus. D’abord parce que l’Etat n’assurait plus aucune prestation – c’est l’intuition centrale de Jean-Noël Ferrié (directeur de recherche au CNRS et spécialiste du Moyen-Orient). Ensuite, parce Gamal Moubarak n’a jamais donné l’impression d’avoir la sagesse et la prudence des aînés.

Un autre problème structurel était la crise du clientélisme et des réseaux clientélaires, qui mettait en danger le système PND. Dans les années 70 et 80, ces réseaux fonctionnaient peu ou prou ainsi : un notable qui voulait gagner les élections « investissait » (dans) une circonscription. Il construisait école, dispensaire ou hôpital et mosquée. Il prenait en charge des orphelins et, si nécessaire, trouvait de l’argent ou négociait des remises de dette pour ceux qui connaissaient une passe difficile. A la fin des années 80, deux évolutions enrayèrent la machine. D’une part, la demande des électeurs mua sous l’effet de la crise économique. Ils demandèrent, entre autres, des emplois dans la fonction publique, ce que les notables ne pouvaient assurer, puisque l’Etat n’embauchait plus. D’autre part, la faillite des services de l’Etat dans divers secteurs (santé, éducation, réseaux caritatifs, etc.) fut partiellement comblée par les réseaux islamistes. Face à ce problème et à ce défi, qui se traduisirent par l’ascension islamiste et par un taux de rotation important des députés de la majorité présidentielle (les députés sortants étaient souvent battus), la réponse fut souvent la généralisation d’une transaction d’un moment, qui consacrait le déclin du clientélisme : l’achat des voix. A ce jeu, les hommes d’affaires proches du pouvoir étaient avantagés. Mais cette solution induisait plusieurs effets pervers. Le plus récent et le plus fatidique fut le résultat des dernières législatives, organisées en novembre/décembre 2010. Plusieurs caciques avaient compris qu’il était urgent de laisser des sièges à l’opposition mais furent désavoués en interne. La victoire écrasante du PND, résultat logique d’une fraude et d’une violence tolérées qui devinrent générales, fut aussi un baiser de la mort auto-infligé.

La crise sécuritaire. Je me contente, dans ce cadre, de ce qui suit : l’armée, pilier ultime du régime, n’adhérait pas à sa politique de réformes, de démantèlement du modèle nassérien. Les remaniements constitutionnels de 2007, qui tentaient de l’exclure définitivement du jeu politique, ressemblaient à une déclaration de guerre contre elle. La police, quant à elle, s’était considérablement développée sous le long règne de Moubarak et sa pratique n’était tempérée par aucune loi. La guerre contre l’islam politique en général et contre le jihâdisme en particulier avait souvent été une vendetta.

Par ailleurs, violence, corruption et racket, à tous les échelons, frappaient toute la population. Dans plusieurs quartiers défavorisés du Caire, par exemple, la pratique d’arrêter des passants, au prétexte mensonger qu’ils étaient recherchés, qu’ils avaient été condamnés par contumace à une peine de prison, puis de négocier avec leur famille leur libération, était devenue usuelle. Enfin, la stratégie mise au point pour réprimer les manifestants n’avait pas, entre autres défauts, prévu la possibilité d’un soulèvement qui durerait quelques jours.

La crise sociale avait diverses facettes, matérielles ou symboliques. Je n’en mentionne qu’une, directement intéressante pour mon propos : celle de toutes les formes d’autorités, qui est aussi celle du patriarcat et de la famille nucléaire. Le XXe siècle égyptien est celui du passage à la famille nucléaire et de la libération inexorable de la femme. Le passage à la famille nucléaire a entrainé des contraintes nouvelles et plus lourdes pour tous les membres de la famille. Ce faisant, il a multiplié les causes de rébellion. Le patriarcat égyptien est souvent un patriarcat sans père : mortalité précoce ou émigration pour le travail. Les pères qui sont là sont souvent confrontés, entre autres, à la finitude de leur pouvoir d’achat. La libération de la femme – profonde, quelles que soient les classes sociales considérées – s’accompagne souvent d’un raidissement des époux, des frères, des pères, qui la vivent comme une atteinte supplémentaire à leur masculinité.

La crise morale corrélée à la crise de toutes les formes d’autorité peut se décliner ainsi : les systèmes de valeurs ont évolué, entre autres suite au regain du religieux, pour devenir beaucoup plus exigeants et rigoristes. Et ce alors même que la corruption, les compromissions atteignaient un pic. Variation sur le même thème, le régime construisait sa légitimité sur des valeurs héroïques et sur les performances militaires supposées du vieux chef, alors que sa politique étrangère était de plus en plus perçue comme une quête humiliante de la paix à tout prix, et alors qu’il s’avérait de plus en plus incapable d’assurer une vie normale à ses « sujets », ou même, tout simplement, une vie quotidienne exempte d’humiliations et de renoncements.

La Révolution

Fin 2004, la contestation politique reprend de plus belle, avec la montée en puissance des Frères musulmans et la création du mouvement Kifâya, qui demande la fin de l’ère Moubarak. Fin 2006, la contestation sociale, avec une multiplication des grèves, des sit ins, des mouvements de protestation, connaît un nouvel essor. Le régime, en un premier temps, va jouer avec beaucoup de souplesse. Même s’il est nécessaire de nuancer, on peut dire que dans l’ensemble, il est très tolérant en ce qui concerne la liberté d’expression, alors qu’il opte plutôt pour le bâton, en ce qui concerne l’opposition politique et plutôt pour la carotte face à la contestation sociale tout en veillant à empêcher toute « jonction » entre les deux types de revendications.

L’année 2010 connait trois développements majeurs. D’abord, al Baradei rentre en Egypte, annonce son désir de briguer la présidence et revendique la modification des règles du jeu. Il invite les Egyptiens à signer sur une page facebook leur appui à sa revendication. Ce faisant, il détruit, en quelques gestes, la propagande du régime. Ce dernier affirmait que les Egyptiens ne pouvaient choisir qu’entre les Moubarak, les islamistes, et quelques hommes politiques peu crédibles. Ce n’est plus vrai, il y a un présidentiable crédible qui n’est ni islamiste ni membre du clan. La campagne de signatures est un succès qui permet aux opposants de comprendre qu’ils sont très nombreux, des centaines de milliers, voire plus d’un million.

Pendant l’été, à Alexandrie, des indicateurs de la police battent à mort un jeune internaute. Si le ministre de l’Intérieur avait su, très occasionnellement, faire preuve de fermeté face aux pires excès des officiers, il a toujours été complaisant face à ceux des non cadres, trop importants dans le dispositif sécuritaire et assez mal payés. Au lieu de sévir, donc, il choisit de noircir la victime. L’identification collective est immédiate : une page facebook, nous sommes tous des Khâlid Saïd (le nom de la victime), accueille plus d’un millions de membres – une autre occasion de se compter.
Enfin, le résultat des élections législatives scandalise, d’autant plus que des promesses aux forces d’opposition ont été faites et n’ont pas été tenues. Aucune force n’a plus aucun intérêt à négocier avec le régime.

Tous les rapports des services de sécurité, dès le début d’octobre, se font alarmants et prévoient une importante explosion en décembre, ainsi qu’une année 2011 mouvementée – c’est l’année des présidentielles. Mais ils ne prévoient pas ce qui va arriver. De son côté, l’armée multiplie les mouvements de mauvaise humeur. Il ne se passe rien en décembre – et il semble que cela ait endormi certains membres du clan présidentiel.

Divers mouvements politiques et groupes de jeunes lancent un appel à la manifestation pour le 25 janvier (qui est la fête de la police et depuis peu jour férié). Les services sécuritaires prévoient qu’elles seront beaucoup plus importantes qu’à l’accoutumée, mais ne s’inquiètent pas outre mesure.

Importantes, les manifestations le sont. En septembre, une manifestation n’avait rassemblé que 500 personnes. Ce jour là, ils sont 50/70.000 au Caire et deux ou trois dizaines de milliers par ville dans plusieurs villes de province. De plus, elles durent toute la journée et sont reconduites pour les jours qui suivent. De plus encore, à Suez, les autorités sont confrontées à un soulèvement ouvrier d’une grande ampleur. La jonction entre revendications politiques et sociales est faite. Contrairement à sa pratique précédente, la police choisit une politique relativement attentiste face aux opposants politiques et réprime la révolte de Suez – contribuant à susciter l’identification des Egyptiens aux ouvriers martyrs. Les Frères musulmans, principale force d’opposition, comprennent qu’il y a là une lame de fond, une secousse sismique exceptionnelle. Le 27, ils décident de jeter le lendemain toutes leurs forces dans la balance.

Les forces de l’ordre abordent le 4e jour, vendredi (jour de prière et donc de rassemblement) 28 janvier, dans un état de fatigue extrême. La stratégie dite d’assèchement des sources (empêcher la population de se joindre aux manifestants) exige une mobilisation totale des effectifs et les décideurs n’avaient pas prévu le scénario de plusieurs jours consécutifs de manifestations. La police n’a plus de réserves.

Et c’est le jour où des manifestations massives deviennent une révolution. Les manifestants ne se chiffrent plus en dizaines de milliers, mais en millions. Un soulèvement multi classes, même s’il semble que les plus défavorisés n’ont pas vraiment fait partie du mouvement. Un soulèvement qui est celui des deux tiers nord du pays, même si la géographie de la révolution devra probablement être affinée. Une multitude de récits rassemblés rendent compte de cette nouvelle alchimie mais ne l’expliquent pas. Tout concourt, les décisions tactiques des uns et des autres, des manifestants et de la police, tous contribuent volontairement ou non au succès de cette journée. Les barrages de la police, en ralentissant la progression des manifestants, contribuent à grossir leurs nombres – davantage de gens se joignent. Les rumeurs d’arrestations imminentes des manifestants, une fois qu’ils seront dispersés, poussent ces derniers à ne pas rentrer chez eux. Et ainsi de suite.

Entre 16 et 17 heures, les centres de police sont pris d’assaut et les forces du ministère de l’Intérieur s’effondrent. Tant face aux manifestants pacifiques rassemblés sur les places que face aux émeutiers qui attaquent les centres, des policiers tirent, d’autres prennent la fuite. Des détenus s’évadent. Les nuits qui suivent seront aussi celles des pillards.

L’armée est appelée à la rescousse et elle se déploie. Elle devient maîtresse du jeu. L’appeler est en effet contraire à la logique du système, qui veut que le président soit un pourvoyeur de bienfaits ne devant rien à personne. Là, il est débiteur. Soit de sa propre initiative, soit après consultations, Moubarak prend la décision de nommer un vice président, le très respecté Omar Soliman, chef des services secrets depuis vingt ans, de renoncer au plan de transmission héréditaire, de renvoyer le gouvernement, c’est-à-dire les alliés et les clients de son fils. Quelques jours plus tard, le 1er février au soir, il annonce qu’il ne briguera pas de nouveau mandat, que son fils ne lui succèdera pas et que le régime commencera des négociations avec l’opposition pour la rédaction d’une nouvelle constitution. Il ajoute qu’il souhaite mourir en Egypte, pays qu’il a servi. A ce moment, il retourne une grande partie de l’opinion, qui estime que les concessions arrachées sont suffisantes. Une autre partie estime, quant à elle, qu’il s’efforce de gagner du temps et qu’il faut maintenir la pression. La décision de lancer, dès le lendemain, des hommes de main contre les manifestants à la Place Tahrîr, donne raison aux radicaux et rallie la population au camp de ceux qui veulent aller jusqu’au bout. La contestation se généralise, des mouvements de grève éclatent partout, la mobilisation populaire ne faiblit plus et ne cesse de prendre de l’ampleur, les négociations avec les divers courants n’aboutissent pas, la confiance n’étant plus là. Le président est acculé à la démission et laisse, le 11 février, les rênes au Conseil Supérieur des forces armées.

La situation, aujourd’hui

La donne est entièrement nouvelle, avec l’irruption de millions d’acteurs individuels, qui n’avaient jamais pris la parole auparavant, et l’émergence de dizaines de nouveaux acteurs collectifs, dont la plupart nous sont inconnus. Un Etat qui était un Etat policier doit apprendre à naviguer sans forces de l’ordre, ou avec une police défaite, n’osant plus prendre à partie la population (il y a eu récemment une exception. Il est trop tôt pour savoir si cela indique un changement de cap).

L’on peut distinguer trois types de projets politiques et de postures. D’une part, l’on peut observer l’existence d’entreprises (concurrentes ?) de stabilisation de la situation, de négociation au plus vite de la transition. Mais ces projets sont néanmoins très différents. L’enjeu, pour l’armée, est de sauvegarder l’autorité de l’Etat, quitte à épargner ceux, parmi ses agents, qui se sont compromis avec l’ancien Parti au pouvoir. Pour elle, prononcer trop de condamnations dans les rangs des policiers ayant tiré serait prendre le risque de voir les forces de l’ordre ne plus jamais faire leur travail. Si elle accepte d’organiser des élections, elle estime qu’une fondation radicalement autre de la nouvelle société n’est pas dans ses tâches. Pour l’armée et pour d’autres forces, pour d’importants secteurs des classes moyennes, il est urgent de conjurer le péril de l’anarchie. Pour les Frères musulmans et les salafistes, dont les projets sont différents, il s’agit d’imposer le plus rapidement possible les recompositions qu’ils souhaitent. Mais quelles sont-elles ? Désirent ils prendre le pouvoir ou devenir une minorité de blocage, contre laquelle rien ne peut se faire ? Ce n’est pas clair, probablement parce que la Confrérie navigue à vue. Il faudra également déterminer quel rôle l’armée et les islamistes jouent dans la rédaction de la prochaine Constitution.

Une ou des logiques d’approfondissement de la Révolution. Pour d’autres acteurs, notamment, mais pas seulement, les groupes de jeunes, consolider trop vite, c’est renoncer à éradiquer l’ancien régime et à exploiter les potentialités libérées. C’est perpétuer des structures autoritaires, familiales, sociétales ou étatiques, sans s’être donné le temps, sinon de fonder de nouvelles pratiques, au moins de laisser (de) la place aux jeunes acteurs qui ont été le fer de lance de la Révolution. Cette logique, majoritaire ou non, est affaiblie par le fait que si les acteurs sont unanimes pour désigner ce qu’ils ne veulent pas, à savoir l’ancien régime, ils ont des conceptions différentes de l’ordre à bâtir, des autorités à instaurer et du rapport entre ces dernières.

L’affrontement entre les deux différents types de projets est de plus en plus virulent. Mais du fait même de la pluralité des projets de stabilisation et de la diversité des forces souhaitant approfondir la Révolution, toutes sortes d’alliances tactiques sont possibles. Les Frères peuvent appuyer les groupes de jeunes ou au contraire l’armée, en fonction des moments et des priorités. L’armée peut aussi changer d’alliés.

Relevons, enfin, les logiques du pire. Il est devenu rituel de dénoncer les interventions extérieures et les complots de ceux qui, originaires de l’ancienne Sécurité d’Etat ou du PND, souhaitent l’échec de la Révolution, une sorte de Restauration autoritaire, ou se venger. Ces dénonciations, souvent, traduisent des peurs, mais aussi des stratégies de stigmatisation des comportements ou des acteurs que l’on souhaite classer dans le camp ennemi. Reposent-elles toujours sur du vent ? Je n’en suis pas sûr.

Trois grandes passions

L’exercice de la souveraineté, une société instituante. Des millions d’acteurs ont décidé de ne plus laisser aux « autorités » connues jusqu’à présent le soin de décider à leur place. Ils font un effort sérieux pour se tenir informés. Ils décident quand participer et quand se retirer. Cette passion traverse au moins les 50% de la population les moins défavorisés. Elle transcende les affiliations partisanes. Même une force aussi disciplinée que les Frères n’y échappe pas.

La peur. La nuit du 28 au 29 janvier et les trois qui ont suivi ont été celles des baltaguis. L’expérience a été traumatique pour les classes moyennes. Nombreux sont ceux qui ont du tirer pour se protéger ou envisager de le faire. Tous craignent un remake si la situation se détériore. On achète des armes en Egypte, toutes sortes d’armes. Plus généralement, ceux qui ont pris part à la révolution comme ceux qui n’y ont pas pris part craignent que le nouvel ordre qui émergera soit inacceptable pour eux. Ils craignent aussi l’anarchie.

La colère. Contre un Etat et une société perçus comme injustes. Contre la police, d’abord et avant tout, qui se voit sommée de payer la facture de trente ans d’arbitraire, le sien et celui de l’ancien parti. Cette colère, on l’a vue le 25 janvier, après la bataille du chameau et ce vendredi 8 juillet.

Scénarios

En un sens, tout dépend des élections et de leur résultat. En un autre, ces élections risquent de ne pas changer, dans l’immédiat, la nature de la relation Etat/Société, de ne pas apaiser l’immense remise en question des formes d’autorité, de ne pas être un antidote contre la radicalisation révolutionnaire.
Divers acteurs redoutent ou au contraire souhaitent que l’armée renonce, dans l’immédiat, à l’organisation des élections et tente une reprise en mains autoritaire. Rien ne permet de penser qu’elle s’oriente vers cela, mais ce n’est pas non plus à exclure.
Si les élections sont organisées, tout dépendra, bien sûr, de l’existence d’une majorité ou non. Aucun scénario n’est à exclure : ni une majorité importante pour le camp islamiste, ni un parlement dominé par deux forces égales, les Frères et les anciens du PND, ni un parlement beaucoup plus morcelé. Le scénario le moins plausible, une majorité pour des forces réellement démocratiques, n’est pas non plus tout à fait impossible. Mais quel que soit le résultat des élections, le problème de la représentation politique, sans lequel il n’est pas de démocratie stable, est et restera posé.

Publié le 27/07/2011


Tewfic Aclimandos est politologue et historien égyptien. Docteur d’Etat de l’IEP de Paris, (thèse sur les officiers activistes de l’armée égyptienne : 1936/54). Chercheur ou chercheur associé au CEDEJ de septembre 1984 à août 2009, il est au collège de France depuis octobre 2009. Ses travaux portent sur l’histoire de l’Egypte depuis le traité de 1936, notamment sur le mouvement des Officiers libres, Nasser (biographie en préparation), l’armée égyptienne, les Frères musulmans et la politique étrangère de l’Egypte.


 


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