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Michel Makinsky est directeur Général, AGEROMYS INTERNATIONAL, et Chercheur Associé, IPSE.
Une délégation de plus de 130 entreprises dirigée par Yves Thibault de Silguy (vice-président du groupe Vinci et vice-président de Medef International) s’est rendue en Iran du 20 au 23 septembre à l’initiative de Medef International. Initialement prévue en juillet, elle a été judicieusement reportée à l’automne, en raison des incertitudes qui avaient pesé sur la signature de l’accord nucléaire. Cette importante mission qui comptait nombre de PME, et pas uniquement des entreprises du CAC 40 (dont plusieurs responsables ont mené par ailleurs des entretiens privés au niveau ministériel), est au premier chef un message d’engagement visible des sociétés françaises vers un pays qu’elles considèrent comme promis à un brillant avenir économique lorsque les sanctions seront levées. Elles entendent à la fois prendre part à son développement, ne rêvant pas de quelques « coups » commerciaux aussi mirobolants qu’illusoires, mais se placent dans la démarche « gagnant-gagnant » prônée par le président Rohani. Il s’agit de construire ou d’amplifier des partenariats à long terme. La composition de ce groupe reflète non seulement une diversité de tailles mais aussi une grande variété sectorielle : énergies, eau/déchets/assainissement/, cosmétique, agriculture, agroalimentaire, travaux publics, infrastructures ferroviaires, portuaires, maritimes, aériennes (1), transports aériens (2), automobile, assurances, téléphonie, etc… Pour des raisons évidentes, les grandes banques ne se sont pas affichées. Cette prudence, compréhensible, se constate dans la plupart des grandes rencontres consacrées aux échanges commerciaux et investissements avec l’Iran. Washington ne manque pas d’occasion pour rappeler aux intéressés qu’ils doivent respecter les sanctions…voire plus. Outre les industriels et sociétés de services, ce groupe comptait un nombre significatif de consultants, experts, avocats.
Cette grande manifestation intervient après la visite du ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius en Iran en juillet 2015, où celui-ci a affirmé clairement sa volonté de tourner la page sur le plan diplomatique. Il a aussi donné un signal clair, premier vrai encouragement du gouvernement en direction des entreprises pour dynamiser la coopération économique entre les deux pays, avec l’annonce non seulement de visites croisées, dont celle du président iranien Rohani en novembre 2015 à Paris, suivie très probablement d’une visite du président François Hollande en Iran cet hiver, mais également de déplacements de ministres. Le gouvernement s’engage enfin à favoriser la présence des entreprises sur ce marché. De fait, la visite de la délégation française a été marquée le 21 septembre, en présence du ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll, et du secrétaire d’Etat aux Affaires extérieures et au Tourisme Matthias Felk, par l’inauguration des locaux de Business France, point d’appui public aux entreprises, avec la perspective du renforcement des équipes du service économique et de l’intensification de la coopération entre les différents ministères. Une commission mixte bilatérale va être mise en place pour les dossiers économiques (3). Enfin, peu avant la mission Medef, Laurent Fabius a nommé Nicolas Niemtchinow ambassadeur chargé du « suivi au jour le jour du développement de nos relations économiques ». La crédibilité de ces mesures, en particulier aux yeux des Iraniens, s’appréciera dans la durée au vu de leur mise en œuvre. D’autre part, ce mois d’octobre, une délégation du ministère iranien de la Santé et le ministre lui-même sont venus en France et ont rencontré leurs homologues et des acteurs de l’industrie pharmaceutique et de la santé. Des projets de coopération tant dans les exportations de médicaments mais surtout de fabrication sur place en Iran ont été étudiés. Il faut savoir que la République Islamique dispose d’un système de santé fort décent, avec un personnel médical bien formé, et connaît des besoins croissants de médicaments encore non satisfaits. Les Iraniens ont été privés pendant plusieurs années de médicaments essentiels, notamment anti-cancéreux, du fait des sanctions ou blocages bancaires, et ils souhaitent ardemment remplacer les importations de matières premières ou composants semi-finis indiens de mauvaise qualité. Il y a un profond désir non seulement de pouvoir importer des médicaments nécessaires, mais surtout de rehausser le niveau des fabrications locales à celui des standards européens. Il en est de même pour les dispositifs médicaux. Enfin les deux pays préparent des accords de coopération, par exemple avec le Centre National de Transfusion Sanguine dans le domaine de la purification des produits sanguins, sujet sensible en Iran.
Cette mission s’est déroulée dans un contexte politique renouvelé. Les industriels étaient en particulier heureux de la présence du ministre Stéphane Le Foll qui a signé des protocoles de coopération (MOU) avec son homologue iranien, Mahmoud Hodjati (qui s’était déjà rendu en France en 2014), entouré d’une délégation d’acteurs de ce secteur : accords dans le domaine des semences, de l’élevage d’animaux reproducteurs… Plusieurs entreprises comme le groupe Axéréal (coopérative beauceronne), Olmix (biotechnologies à base d’algues), ont découvert un potentiel de développement considérable pour leurs activités, et certains acteurs de la génétique animale (Midatest, Capgène, Rom Sélection ont même conclu des contrats d’exportation. Le spécialiste de semences Florimond Desprez va proposer un programme de développement de nouvelles variétés, dans le prolongement de la convention passée en mai 2015 avec le Groupement national Interprofessionnel des semences (GNIS), selon les mêmes sources. Le domaine agricole et alimentaire (n’oublions pas l’implantation significative de Danone et de Bel), représente en effet un potentiel très important non seulement pour l’exportation mais surtout pour la coopération entre l’Iran et la France (un bureau Iran est en place au ministère). Témoignage de cette priorité, la délégation a visité la Fondation Astan Quds Razavi à Mashhad (5), véritable empire qui a tiré sa richesse initiale des bienfaiteurs pèlerins, et qui est devenu un vaste empire industriel dans les secteurs de la santé, agricole et agroalimentaire. Elle se diversifie vers l’énergie, comme en témoigne sa prise de participation d’au moins 49% dans Mapna, un des fleurons de l’industrie iranienne (bien connu notamment comme constructeur de turbines). La Fondation Astan Quds, très riche acteur économique majeur, au moins au niveau régional, a des projets ambitieux tant dans le secteur agricole et agro-alimentaire que celui de la santé, l’énergie, les travaux publics, etc. Les visiteurs français ont pu, à travers les entretiens utiles menés avec des responsables de la Fondation, mesurer toutes les perspectives de partenariat qu’elle détient. C’est l’occasion de signaler qu’une entité coordonne l’offensive du secteur agricole et agro-alimentaire français vers l’Iran : Adepta, animée très efficacement par Florian de Saint Vincent, qui est l’un des artisans de cette présence agricole et agro-alimentaire dans le pays.
Outre l’inauguration des locaux de Business France et la signature par le ministre Le Foll de MOU, c’est-à-dire de lettres d’intention que nous avons évoquées plus haut, un autre MOU a été signé entre les représentants de la FIEV (Fédération des Industries des Equipements de l’automobile), et son homologue iranien en présence du ministre iranien de l’Industrie Nematzadeh. Cette organisation, qui regroupe équipementiers comme constructeurs, est de longue date très active dans le pays, et a maintenu une coopération croissante avec ses partenaires iraniens et maintient un dialogue constructif avec les autorités malgré les difficultés de la période écoulée. Bien plus, elle a préparé ses adhérents au redémarrage du marché, par une présence dynamique tant auprès des industriels iraniens que dans les forums professionnels où se pressent tous les concurrents. Renault, qui n’a pas cessé le montage de la Tondar (version iranienne économique de la Logan) et maintenu une activité industrielle avec ses partenaires, annonce peu avant la mission Medef un plan ambitieux de présence sur le marché, avec notamment le lancement de la Sandero pour la fin 2015, et celui de la Kwid, petite voiture à très bas coût. Selon le Wall Street Journal, « Renault négocie même une prise de participation minoritaire, voire un rachat d’actifs industriels de son partenaire Pars Khodro » (6). Concernant le groupe Peugeot, il est frappant de voir que beaucoup d’Iraniens conduisent des voitures de cette marque. Les 207 et 405 version iranienne sont partout, mais très fatiguées. Ne pouvant plus être livrés, les Iraniens ont fait venir des pièces de rechange, qui sont des contrefaçons chinoises de qualité souvent dégradée. D’où un vif mécontentement des consommateurs, des vendeurs, des constructeurs ! On peut lire ici ou là des « messages ciblés » dans certains media iraniens annonçant que les Chinois s’exposent à devoir se retirer du marché. A bon entendeur, salut. Ce problème n’est sans doute pas étranger à la curieuse campagne récente contre les véhicules de fabrication nationale. Peugeot est de ce fait très impatiemment attendu. Compte tenu du passé (un départ singulièrement rapide), les conditions de son retour en Iran sont inconfortables et un peu incertaines. Mais étant donné la demande du public - il suffit de voir le nombre impressionnant de véhicules Peugeot dans les rues -, PSA devrait avoir sa place en Iran. Cependant, on ne parle plus seulement de livraison de pièces assemblées. PSA est en discussion pour « une coentreprise détenue à 50/50, un transfert de technologie ou notre savoir-faire dans le domaine de l’industrialisation » (7) selon Jean-Christophe Quémard, directeur de la zone Afrique-Moyen-Orient de PSA. Il existe un espoir d’issue favorable, étant donné la soif du public iranien pour la marque Peugeot, mais le ticket de retour est plus cher que pour un redémarrage normal, et surtout les conditions de négociations sont durcies par la partie iranienne (8) qui peut mettre les nerfs à rude épreuve. Les attentes iraniennes sont multiples, y compris une demande de « montée » de gamme.
Cependant, les deux groupes français vont être en concurrence avec les groupes coréens et allemands (Mercedes affiche une volonté de présence alors que l’on observe sur les axes routiers du pays une flotte impressionnante de camions âgés), mais ils ont néanmoins un avenir prometteur en Iran.
Le message de l’implication de la France et des entreprises françaises a été bien compris par les Iraniens. Le passif politique ne pèse pas réellement. Le message général est « si vous faites des offres compétitives, elles seront étudiés ». Mais il est clair que les Iraniens étant assiégés de demandes de contrats, la compétition est rude. Ainsi, certains sont très bien organisés, comme les Allemands, qui se sont structurés en filières ; la France en revanche a des progrès à faire en matière de constitution de ses délégations. Elle s’y est attaquée, car dans les jours prochains, une délégation de l’Union des Industries Chimiques se déplace en Iran pour des entretiens exploratoires, une des nombreuses missions de la FIEV va s’y rendre également. En novembre, une mission des acteurs de l’aval pétrolier doit également y aller. Une véritable stratégie commence ainsi à se mettre en place.
Le contexte politique a finalement pesé assez peu. Les entreprises, celles qui découvrent l’Iran et celles qui y travaillent déjà, ont reçu des messages sur lesquels il est nécessaire de revenir. Trois de ces messages étaient connus, le quatrième est inédit, ou tout du moins est moins évident et nécessite que l’on revienne dessus. Mais, avant tout, les Iraniens demandent que l’on ne pense pas à du « one shot », que l’on se positionne moins en exportateur (ils souhaitent diminuer les importations de marchandises étrangères), mais veulent des investissements. Leur acceptabilité repose sur les quatre critères régulièrement rappelés. Premièrement, les Iraniens réclament des transferts de technologie, quelque soit le secteur. C’est une revendication qui n’est pas nouvelle, en revanche son caractère général et systématique montre que cela relève d’une stratégie, liée à un besoin de montée en technologie, mais aussi avec une arrière-pensée qui rebondit sur le second critère, celui de pouvoir, à chaque fois que le secteur considéré le permet, exporter. Le dossier d’investissement devra contenir une rubrique sur le potentiel d’exportation découlant de l’opération projetée. Souvent, la requête est présentée comme un atout pour l’investisseur étranger. Grâce à son partenaire iranien, il aurait ainsi accès à des marchés tiers. Sans que cette perspective soit fondamentalement inexacte, elle reflète en réalité une priorité du gouvernement pour la restauration de l’économie : il faut à tout prix développer massivement les exportations non-pétrolières pour se libérer du carcan du pétrole dont les cours bas obèrent les recettes budgétaires. Sortir du tout-pétrole est un objectif pour lequel l’Iran consent des efforts considérables dans toutes les directions. Les Iraniens ne font pas du potentiel d’exportation une condition absolue d’acceptation du dossier : si par nature ou en raison des spécificités de l’investissement, celui-ci ne peut engendrer des exportations, cette impossibilité est recevable ; il faut simplement montrer que ce point a été examiné. Cette demande de transfert de technologie n’est pas exempte de problèmes assez classiques : quelles technologies, quel niveau consentir ? Evidemment, qui dit transfert de technologie, dit risque potentiel de concurrence. Or, le second critère précité est de pouvoir susciter l’exportation. L’Iran dispose d’excellents ingénieurs, comme cela se voit sur le terrain, et est capable d’intégrer cette technologie occidentale. Les conditions de transfert doivent donc être étudiées avec le plus grand soin, de même que les conditions de protection de la propriété industrielle, au-delà du seul niveau de technologie. Troisièmement, un projet d’investissement doit contribuer au maintien et à la création d’emplois. Même si cet effet induit est évident, la demande iranienne est explicite, et il faut montrer qu’on y a pensé. Ces trois critères ne sont pas vraiment inédits. En revanche, l’élément plus nouveau est la quatrième condition : les Iraniens demandent que l’investisseur apporte le financement dans le package. Pour être plus précis, c’est plutôt le caractère systématique de la revendication qui est novateur. Ceci pose plusieurs interrogations. Nous n’avons pas manqué de les soulever au cours de nos rencontres. Nous avons donc posé la question suivante à plusieurs interlocuteurs : après la levée des sanctions, l’Iran va récupérer des avoirs gelés jusqu’à présent dans divers pays. Dès lors, pourquoi demander à l’investisseur le financement de l’opération, pourquoi l’Iran ne commencerait pas par exploiter cette manne ? On pourrait supputer que les besoins considérables en financement requis pour satisfaire tous les projets dépassent les avoirs récupérables ou les amputent excessivement. Telle ne semble pas la véritable explication. Nous avons pris (tardivement) conscience de deux éléments. Nous aurions dû apporter plus d’attention au premier, qui était connu ; le deuxième était moins apparent. Le premier problème soulevé par cette demande est le suivant : en réalité, sur les quelque 100 milliards de dollars d’avoir gelés, seulement 29 ou 30 milliards sont certainement disponibles. Ce chiffre avait déjà été suggéré ici ou là, mais personne n’y avait prêté suffisamment attention ou il était tombé dans l’oubli. En fait, une bonne partie de ce « trésor » est déjà gagée sur des engagements, et n’est pas utilisable. Une fraction du montant disponible sera sans doute directement réinjectée dans l’économie lorsque les sanctions seront levées, encore faut-il que sa disponibilité ne soit pas limitée par une exigence d’affectation au commerce bilatéral. Nous connaissions aussi les difficultés de la Banque Centrale d’Iran (BCI) à traiter des sommes importantes, ce qui avait été perçu quand avait été envisagée la possibilité de lui transférer au titre d’un « bonus de signature » de l’accord nucléaire un montant de 30 à 50 milliards de dollars sur les 100 milliards de dollars. Même à hauteur de 29 milliards, la Banque Centrale peinera à les absorber car elle ne dispose plus depuis la présidence Ahmadinejad des spécialistes expérimentés capables de traiter ces flux. Consciente de l’obstacle, la BCI s’emploie à mettre en place un dispositif ad hoc. En sus, nous avions bien relevé, lors des versements des tranches de $500 millions ou $700 millions sous le régime de l’accord transitoire JPOA, que la répartition de ces encaissements donnait lieu à de rudes compétitions entre intérêts et factions concurrents. Une ventilation malaisée pour des tranches de $500 à 700 millions risque fort de ne pas être plus facile pour $29 mds. Du coup, les experts réfléchissent à divers scénarios. On pourrait songer à « multilatéraliser » les avoirs affectés aux échanges bilatéraux avec le pays où ils étaient détenus. On peut aussi convenir de « scinder » le montant total en tranches « absorbables ». Mais d’autres approches doivent être étudiées. En outre, notons la très grande décrépitude du secteur bancaire iranien, pour un ensemble de raisons : les banques sont sous-capitalisées, lourdement endettées, plombées par des prêts consentis à la légère et qui ne sont pas recouvrables, absence de contrôle interne, insuffisance des contrôles externes, activités irrégulières et hors du périmètre autorisé, corruption et fraude, plan de développement insuffisant, outils périmés, personnel insuffisamment formé, etc. Bien entendu, il y a des exceptions et des établissements sérieusement gérés, mais l’état général du secteur requiert une refonte urgente sur laquelle le gouvernement, pleinement conscient, travaille résolument mais l’ampleur de la tâche requiert une assistance d’experts étrangers. Lors de nos entretiens, une demande assez explicite de coopération nous a été exprimée par un haut fonctionnaire iranien. La France dispose d’un savoir-faire et il serait judicieux, à notre sens, que sans tarder une mission de coopération soit proposée à la Banque Centrale Iranienne, sous la houlette du ministère français de l’économie, avec l’appui d’experts de la Banque de France, par exemple, et composée notamment de spécialistes de grands cabinets d’organisation ayant déjà mené des missions dans des structures bancaires. Il y a là une belle opportunité à saisir. Du moins à tenter.
L’autre élément longtemps sous-estimé, mais qui a été confirmé par nos différents contacts dans la plupart des secteurs, est que les caisses des entreprises sont vides. Beaucoup n’ont plus d’argent, ce qui explique la demande faite aux investisseurs. Il y a bien entendu des exceptions, comme la fondation Astan Quds, qui est richement dotée. Certes, un certain nombre de sociétés ont beaucoup d’argent, mais elles constituent, au moins au niveau visible (nous ne pouvons ici porter une appréciation sur l’économie souterraine, dont on sait seulement le caractère massif mais inchiffrable, une minorité). Elles ne peuvent procéder à des investissements. Une autre manifestation du paradoxe de la présence d’argent disponible en Iran est le recyclage des liquidités qui sont injectées dans la Bourse de Téhéran, dont les cours anormalement (artificiellement ?) bas suscitent des interrogations : les masses de rials ne sont-elles pas utilisées par des « amis » de tel ou tel cercle pour prendre à bas prix le contrôle de pans entiers de l’économie pour procéder ensuite à des cessions moyennant de grosses plus-values ? Les opérations de privatisation doivent donc être analysées avec circonspection (au-delà de l’état réel des actifs) par les étrangers tentés par des participations. En revanche, l’émission d’obligations islamisées de type Sukuk devrait connaître un développement rapide.
Cette question du financement est centrale et a été évoquée au cours du second Forum Euro-Iran à Genève, juste après la mission française en Iran, les 24 et 25 septembre, où les grands acteurs financiers se sont réunis, y compris les fonds d’investissement étrangers et iraniens (les grands opérateurs iraniens des marchés financiers comme Turquoise et ACL, sont les principaux artisans de l’accès direct et indirect à ce nouveau champ qui comprend aussi la Bourse) aux côtés de représentants des grands groupes industriels afin de traiter de l’approche post-sanctions des financements qui vont être mis en place en Iran. Les propos de la BCI comme les analyses des avocats spécialistes des sanctions ont été suivis avec attention. La question de ce financement a été posée de plusieurs façons. D’une part, on s’aperçoit que les entreprises industrielles étrangères qui veulent investir, soit n’ont pas la totalité des ressources nécessaires pour procéder à ces investissements, soit ne veulent pas y affecter la totalité des fonds éventuellement disponibles. Il y a, naturellement, quelques exceptions, mais elles ne représentent pas la majorité des « candidats ». D’autre part, si les étrangers réunissent de l’argent, de quelles garanties disposent-ils quant à la fiabilité des investissements ? Est-on à l’abri d’expropriation, de détournements, de spoliations… ? Ainsi, à Genève, beaucoup d’investisseurs ont demandé que l’Iran accorde une garantie souveraine pour couvrir ces risques. L’Iran a clairement répondu qu’il n’en accorderait pas. Sommes-nous en présence d’une impasse ? Ce n’est pas ainsi qu’il faut sans doute l’entendre. Présenter de façon aussi générale une telle exigence exposait à une fin de non-recevoir aussi absolue. La question était sans doute mal posée. On peut penser, en effet, que l’exigence de garantie souveraine ne devrait se justifier en réalité que pour un nombre limité d’investissements, que l’on appelle les investissements de type « souverain », par exemple sur les très gros projets pétroliers, qui relèvent de la souveraineté de l’Etat vu leur importance. Aussi, la question ne se pose pas nécessairement, en tout cas dans les mêmes termes, pour le financement de constructions (pont, hôpital, malls commerciaux), ou projets industriels banaux : lignes de production, modernisation d’une usine, etc. Lorsque le problème des garanties a été soulevé devant les Iraniens, et nous l’avons évoqué dans différents endroits, ils répondent que l’investisseur étranger est supposé ne pas se faire de soucis en Iran, puisqu’il bénéficie d’une protection juridique : la loi dite Fippa qui lorsqu’elle est adossée à une convention d’arbitrage bilatérale entre le pays concerné et l’Iran, est supposée donner une protection quasi absolue. La protection Fippa est loin d’être négligeable, mais elle n’est pas absolue. Quant à l’arbitrage, son efficacité ne dépend pas seulement de l’exequatur de ses sentences en Iran (les tribunaux iraniens sont plutôt réputés comme exécutant correctement les sentences arbitrales), mais de la bonne rédaction et de la validité de la clause d’arbitrage dans le contrat. Elle peut être mise en échec si elle est contraire à l’ordre public iranien. C’est pour cette raison qu’il y a eu une espèce de dialogue de sourds à Genève. Chacun a en vue les perspectives de création de fonds d’investissement et leur mise en œuvre, dès que les sanctions seront levées. En plus de la couverture par le dispositif Fippa, de quoi les investisseurs étrangers ont-ils besoin, les sanctions une fois levées, pour assurer la sécurité de leurs investissements en dehors de leur rentabilité propre ? C’est là un grand axe de réflexion parmi les industriels et les responsables financiers : quel montant mobiliser ? Quelles garanties mettre en place ? Sur ce point, en dehors du dispositif Fippa couplé à une convention d’arbitrage bilatérale, les juristes et financiers commencent à regarder de nouveau vers un dispositif pas très connu mais qui a le mérite d’exister : le MIGA, agence internationale de couverture de ce type de risque, dont il se confirme que les investissements sur l’Iran pourraient bénéficier. L’éligibilité au dispositif MIGA n’étant pas nécessairement conditionnée par l’éligibilité au régime Fippa, selon certains spécialistes. S’agissant des financements, point déterminant à l’issue de la venue de la délégation et de la conférence à Genève, apparaît maintenant la nécessité de l’ingénierie financière. Compte tenu des besoins de financement iraniens, qui ne peuvent pas être couverts en totalité par l’investisseur étranger, une réflexion commence à s’engager concernant l’architecture financière à monter, comportant une part de financement privé, une part publique et une part multilatérale. On oublie souvent cette troisième composante, mais le paysage est en train de changer favorablement sur ce point. D’une part, si la situation de l’Iran se normalise, ce pays devrait avoir accès progressivement aux financements multilatéraux. D’autre part, l’Iran est un des acteurs importants de l’Asian Infrastructure Investment Bank (BAII), souvent appelée « Brics Bank », nouvelle banque d’investissement multilatérale créée à l’initiative des Chinois, et à laquelle les Russes et les Iraniens sont associés, qui pourrait concurrencer la Banque Mondiale et la Banque Asiatique de Développement (BAD), comme source alternative non soumise à des conditions politiques. La France a également adhéré à cette structure, ce qui est favorable aux entreprises françaises. Nous sommes donc en présence d’un nouvel acteur de financement multilatéral qui pourrait jouer un rôle intéressant. Nous voyons donc qu’il y a toute une ingénierie financière à penser, au-delà de la reconstitution des relations bancaires post-sanctions, avec le rétablissement d’une part des lettres de crédit mais aussi le retour de la Coface. Notre propos s’étant concentré sur les investissements, n’oublions pas la réapparition des importations et des exportations qui seront de nouveau couvertes par les procédures classiques du commerce international.
Elle travaille et réfléchit à cette phase post-sanctions, et il est clair qu’exportateurs et investisseurs français ont les yeux rivés sur la position que va adopter la Coface, sur le moment où elle va recommencer à couvrir le risque Iran. C’est très important aussi parce que quand la Coface se déclarera prête à couvrir le risque Iran, une autre série d’acteurs va pouvoir réintervenir : le marché privé de couverture du risque (assureurs). Il ne faut pas le négliger car un certain nombre de pays européens, en particulier l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, sont déjà assez avancés sur cette piste. On sait que les flux commerciaux déjà significatifs entre l’Allemagne et l’Iran augmentent chez les deux autres pays. Dans ces trois voisins de la France, certains établissements bancaires ne sont pas inactifs, de même que les organismes de couverture des opérations.
La Chine, qui a des capitaux importants, inclut des financements dans ses propositions d’investissements en Iran. Elle a beaucoup contribué de ce fait à pousser les Iraniens à réclamer comme critère d’acceptabilité que l’investisseur amène des financements, sachant que ses concurrents européens seraient beaucoup plus à la peine, en raison de la crise économique. Ce faisant, elle perturbe le marché. De la sorte, Pékin pratique une sorte de concurrence déloyale, en vue de diminuer l’ampleur inévitable de son recul du marché iranien. La Chine devrait, en effet, à l’issue de la levée des sanctions, perdre le privilège de « payer » le pétrole iranien (avec des rabais) en yuans, devise inconvertible, qui lui permet d’imposer à l’Iran d’importer d’énormes quantités de biens de mauvaise qualité qui détruisent de nombreuses PME iraniennes qui ne peuvent résister. En sus, Pékin détient un stock de devises étrangères iraniennes bloquées au titre des avoirs gelés.
Pour conclure, en revenant sur une lecture politique de la mission de septembre 2015, nous retiendrons que si la présence du ministre de l’Agriculture a été particulièrement appréciée, les entreprises auraient souhaité que des personnalités politiques de premier plan participent à la délégation, permettant au message politique français d’être encore plus fort. La comparaison avec les visites de responsables politiques majeurs d’autres pays accompagnant leurs entreprises, n’est pas très avantageuse pour la France. Espérons que certaines absences ne reflètent pas des calculs médiocres qui ne servent pas notre pays. A cette inquiétude, nous savons que l’on nous répondra qu’en sens inverse, des ministres iraniens d’importance viennent en France, et à l’occasion de la COP 21 Masoumeh Ebtekar, la vice présidente iranienne en charge de l’environnement a été invitée. De même, le président Rohani, entouré de l’un ou l’autre de ses ministres, sera reçu en novembre avec toute la considération requise par l’importance de ce déplacement. Il reste, que vis-à-vis de l’Iran, une présence simultanée (effet masse) de ministres ou hauts responsables de l’Etat, hommes politiques, aurait véhiculé en direction de l’Iran un message plus convaincant quant à la résolution des pouvoirs publics français de construire une relation de proximité au-delà d’une simple normalisation. La France, contrairement à Washington, n’a pas interrompu ses relations diplomatiques. Il est vrai que depuis la mission des entreprises, des personnalités politiques françaises éminentes se rendent à Téhéran. On ne peut donc parler de faux-pas (il n’ y a rien de dramatique), mais sans doute d’un manque (relatif) de stratégie de communication. Pour être compris, un message doit se traduire en actes cohérents.
Autre constat, fort positif, lors de cette visite : en sus des réunions générales, des rencontres plus sectorielles et ciblées, ont reflété du côté iranien un niveau d’organisation assez convaincant. Il s’agit d’abord des échanges de vues dans différents ministères et administrations (pétrole, transport, OIETAI…). Mais ce fut encore plus manifeste lors de la visite auprès du groupe Mapna, à Téhéran, dont nous avons déjà parlé, et avec la fondation Astan Quds à Mashhad où la compagnie régionale d’électricité de la province a reçu les industriels intéressés. Chacun a pu remarquer au cours de ces visites que les intervenants iraniens maîtrisaient leur sujet, les questions posées et le choix des interlocuteurs. Le professionnalisme est frappant. La rencontre organisée par le maire de Mashhad a été particulièrement instructive par son niveau d’organisation. Cela s’explique par le fait que cette ville a beaucoup d’argent du fait de la fondation et du site religieux du pèlerinage. En raison de l’afflux massif des touristes et des pèlerins, elle a des projets très ambitieux de développement touristique, dont les besoins ont été parfaitement analysés par ses responsables, et dispose surtout d’un véritable plan stratégique d’aménagement embrassant tous les aspects de l’urbanisme (gares (9), stations de métro, hôtels…). Le marché pourrait être substantiel pour la France si elle se positionne vite. Mashhad, en outre, ne se contente pas d’être un pôle touristique prometteur, mais c’est une zone industrielle conséquente qui offre des possibilités de coopération diversifiée.
De façon plus générale, l’Iran a un marché potentiel considérable, dans toutes les infrastructures : ports maritimes du Golfe persique et de la Caspienne, qui ont tous besoin d’être remis à niveau. Les représentants des Zones Franches et Zones Spéciales auxquelles plusieurs d’entre eux sont attachés, n’ont pas manqué de souligner les conditions particulièrement avantageuses (exemptions fiscales, voire douanières, etc) qui y sont consenties. Toutefois, ces chantiers requièrent des négociations complexes en fonction de la nature du projet et de l’implication future de l’investisseur étranger. Concernant l’aérien, l’Iran a de grandes ambitions, à la fois pour les transports de passagers que pour le transport de fret. Aéroport de Paris International a notamment décroché un contrat. Il en est de même pour les transports ferroviaires.
Les Iraniens ont beaucoup insisté au cours des différents entretiens sur le parti que les investisseurs français devaient tirer des dispositifs d’incitation importants accordés par l’Etat iranien aux investisseurs étrangers : allègements fiscaux liés à la nature et à la localisation de l’investissement, et l’importance de s’adresser à un guichet unique, l’OIETAI, qui centralise les investissements et a pour rôle d’aider les investisseurs à rationaliser et à faciliter leurs démarches.
En conclusion, cette mission marque une étape forte dans le développement des relations bilatérales. Plus que jamais, ce qu’on appelle la « business diplomacy » est à l’œuvre et montre son efficacité. Les entreprises françaises ont des cartes à jouer. Un haut responsable industriel iranien a répondu brutalement à un directeur commercial français qui l’interrogeait sur les « chances » des sociétés françaises dans cette compétition acharnée : « Dépêchez-vous ; vous serez traités équitablement, mais soyez compétitifs. Nous apprécions les industriels français que nous considérons comme sérieux : ils ont laissé de bons souvenirs. Mais il n’y aura pas de cadeau ». Les entreprises françaises ont veillé avec prudence à respecter scrupuleusement les sanctions en vigueur à l’occasion de ces déplacements. Elles ont pris conscience aussi de ce que toute opération requiert une préparation attentive (choix du partenaire, validation juridique, due diligence, etc) avec le concours d’avocats spécialistes des exigences iraniennes, et d’experts qui les aideront dans le « débroussaillage » de leurs projets. Le succès est à ce prix.
Notes :
(1) ADPI a pris position sur ce marché.
(2) La compétition avec Boeing est rude, Washington a protégé ses intérêts en prévoyant dans le JCPOA que des licences de ventes d’aéronefs pourront (lui ?) être octroyées. Le 19 octobre, Asghar Fakhrieh, vice ministre des transports, a annoncé que Téhéran achètera 15 avions de passagers à fin 2015. L’Iran, qui s’est doté de quelques avions d’occasion, prévoit d’acheter 80 à 90 unités par an. Le schéma envisagé par Abbas Akhoundi, ministre des Transports, serait la création d’une société qui achètera en location ou leasing les avions et les mettra à disposition des compagnies aériennes iraniennes : Iran to buy Airbus, Boeing planes under finance deals, The Daily Star, 22 septembre 2015. La banque iranienne Bank Day a mis en place un financement ad hoc : Lender Accepts Planes as Collateral, Financial Tribune, 14 septembre 2015. L. Fabius a évoqué le sujet en juillet, et il sera de nouveau abordé en novembre à Paris avec le président Rohani.
(3) Rapport d’information N°22 : L’Iran : le renouveau d’une puissance régionale ? Sénat, Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces Armées, 7 octobre 2015.
(4) Voyage fructueux à Téhéran pour l’industrie agroalimentaire française, Terre-net, 27 septembre 2015.
(5) Deuxième ville d’Iran, ville sainte du chiisme et lieu de pèlerinage.
(6) Pourquoi l’Iran devient un marché prioritaire pour Renault, Challenges, 21 septembre 2015.
(7) PSA espère un retour rapide en Iran, Le Figaro, 23 octobre 2015.
(8) Iran : PSA Peugeot Citroën met Téhéran au pied du mur, Renault fonce, Challenges-soir, 21 octobre 2015.
(9) Le 1er juillet, AREP, filiale d’architecture et d’aménagement de la SNCF, a signé un contrat de réaménagement de 3 gares : Téhéran, Qom, Mashaad, pour un montant de 7 millions d’euros.
Michel Makinsky
Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).
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