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Qui est Théophobos, ce général kurde qui faillit devenir Empereur romain d’Orient ? (2/2). Les campagnes arabo-byzantines de 837 et 838 : l’apothéose et la chute de Théophobos

Par Emile Bouvier
Publié le 16/04/2021 • modifié le 16/04/2021 • Durée de lecture : 9 minutes

Mariage de l’empereur byzantin Theophile (813-842) : ayant reuni les plus belles femmes du royaume pour trouver une epouse, il choisit Theodora et lui offre une pomme d’or. 9eme siecle. Gravure in " beaute de l’histoire du basse empire " redige par P. J. B. N. 1814 .

©Bianchetti/leemage
Leemage via AFP

Lire la partie 1 : Qui est Théophobos, ce général kurde qui faillit devenir Empereur romain d’Orient ? (1/2). Du rebelle khurramite défait au général byzantin acclamé

1. Du succès des raids byzantins à l’expédition punitive d’al-Mu’tasim

Le soulagement du calife à l’issue de sa victoire sur les Khurramites s’avère de courte durée : en 837, l’empereur Théophile entre en territoire abbasside, dans la région du Haut-Euphrate, près de la ville de Melitene (actuelle Malatya, Turquie), à la tête d’une vaste armée composée de près de soixante-dix mille hommes. Théophobos et son corps khurramite participent à la campagne et sont de tous les combats ; vétérans pour la plupart et bien dirigés, ces hommes représentent une plus-value militaire de taille pour Théophile [1].

L’empereur apparaît, de fait, bien décidé à prendre sa revanche sur une série d’humiliantes défaites essuyées contre les forces d’al-Ma’mun en 830-831 [2]. Certaines sources font valoir d’autre part que Théophile aurait pu initier cette campagne afin de venir en aide à Babak [3], alors assiégé dans sa forteresse de Badd [4]. Aussitôt entrée en territoire abbasside, l’armée impériale met le siège devant Sozopetra (actuelle Doğanşehir) et Arsamosata (dont les vestiges sont aujourd’hui immergés dans les eaux du barrage Keban, dans le sud-est anatolien) [5] ; les villes cèdent au bout de plusieurs semaines et les soldats byzantins mettent brutalement à sac la ville de Sozopetra après avoir pris Arsamosata, emportant avec eux de nombreux prisonniers et un substantiel butin. Fort de ce succès, et après avoir obtenu la soumission de la ville de Melitene, l’empereur et son armée retournent à Constantinople. Théophobos, dont les troupes ont joué un rôle central dans cette série de victoires, gagne en proximité avec l’empereur et en popularité à la cour impériale [6].

En septembre de la même année, quelque seize mille Khurramites fuient l’Azerbaïdjan et rejoignent à leur tour l’Empire byzantin, à la suite de la répression finale de leur mouvement par l’armée abbaside et de la chute de Babak. Ces nouveaux contingents de soldats se convertissent également au christianisme et sont incorporés à leur tour dans la turma perse [7]. Les effectifs de celles-ci comprennent alors près de trente mille soldats expérimentés.

L’année suivante, en 838, Théophobos remonte en première ligne lors de la campagne de représailles du calife al-Mu’tasim : celui-ci, indigné par le sac de Sozopetra qui s’avère être sa ville natale, ordonne en effet une vaste expédition punitive. L’objectif premier de cette campagne est la ville d’Amorium, ville natale de l’empereur Théophile. L’armée abbasside se sépare en deux : une première colonne, dirigée par le calife al-Mu’tasim, marche droit vers Amorium ; la seconde, menée par le général iranien al-Afshin, auréolé de son succès contre Babak (capturé et décapité le 4 janvier 838), pénètre en Cappadoce [8].

2. La bataille d’Anzen

Les armées de Théophile et al-Afshin se rencontrent à Anzen (actuelle Dazman en Turquie) le 21 juillet 838. Flanqué de Théophobos et de sa brigade khurramite, Théophile se sait en supériorité numérique. Confiant dans l’issue de la bataille, il rejette la recommandation du général kurde khurramite de monter une attaque nocturne, affirmant qu’une telle manœuvre se montrerait indigne de son prestige [9]. L’empereur mène alors ses troupes à l’assaut à l’aube.

Aux premières heures de la bataille, la victoire semble acquise aux Byzantins. L’aile droite de l’armée impériale parvient à bousculer l’aile gauche abbasside, dont les soldats battent en retraite. Théophile et Théophobos prélèvent alors plusieurs détachements de l’aile droite impériale pour renforcer l’aile gauche et venir à bout de l’armée abbasside. Une contre-attaque menée fort opportunément par al-Afshin vient contrecarrer la manœuvre byzantine : les archers à cheval turcomans lancent soudainement une attaque contre l’aile droite byzantine et la déciment de leurs flèches. Les soldats byzantins, n’apercevant pas leur empereur à son emplacement habituel - celui-ci ayant souhaité superviser lui-même la manœuvre de renforcement de l’aile gauche -, sont pris de panique et pensent que Théophile est mort ou les a abandonnés. Face à la déroute de l’aile droite byzantine, les forces abbassides redoublent d’ardeur et reprennent progressivement du terrain tandis qu’un nombre toujours plus grand de soldats byzantins et khurramites fuit le champ de bataille.

Dans le chaos qui s’ensuit, Théophile se trouve isolé et bat en retraite jusqu’au sommet d’une colline défendue par la garde impériale byzantine et quelques détachements khurramites n’ayant pas encore battu en retraite. Ces derniers se retrouvent rapidement encerclés par les forces arabes, qui les pilonnent à l’aide d’engins de siège et les harcèlent de pluie de flèches décochées par les cavaliers turcomans. Le carré byzantin est sauvé par les éléments : tandis que la nuit tombe, une lourde pluie s’abat sur le champ de bataille.

La suite des événements se montre assez obscure. L’historien byzantin Ioannes Skylitzes (né vers 1014 - mort après 1101), écrivant deux siècles après la bataille et se basant sur une compilation de sources de l’époque, présente deux récits différents de cette nuit de combats [10] : dans la première version, Manuel l’Arménien (date de naissance inconnue - mort en 838), un proéminent général byzantin d’origine arménienne, persuade l’empereur que les troupes de Théophobos ne sont pas fiables et qu’il doit fuir avant que les Khurramites ne le livrent aux soldats d’al-Afshin [11]. L’empereur décide d’écouter son lieutenant et parvient à briser l’encerclement abbasside durant la nuit et à fuir vers l’ouest pour rejoindre Constantinople.

L’autre version donnée par Skylitzes se montre davantage élogieuse pour Théophobos : celui-ci sauve l’empereur en ordonnant à ses troupes de chanter et de crier gaiement afin de feindre l’arrivée de renforts venus les aider à briser l’encerclement. Les troupes abbassides se seraient, selon Skylitzes, laissées induire en erreur et aurait brisé elles-mêmes l’encerclement en se remettant en ordre de bataille, permettant par la même occasion à l’empereur Théophile, à Théophobos et à leurs dernières troupes à se retirer dans la nuit.

Les événements qui s’ensuivent tendent toutefois à prouver que les troupes khurramites, dont de nombreux bataillons ont fui le champ de bataille avant de trouver refuge à Amastris (actuelle Amasra), le long de mer Noire, puis à Sinope (actuelle Sinop), auraient en effet perdu la confiance de l’empereur Théophile.

3. Théophobos proclamé empereur par ses troupes

En effet, rassemblées à Sinop, les troupes khurramites acclament Théophobos comme leur nouvel empereur à son arrivée dans la ville et, semble-t-il, contre la volonté de ce dernier. La raison exacte derrière cette proclamation très romaine [12] mais pratiquée aussi chez les Sassanides [13] est inconnue, bien que les qualités indéniables de Théophobos comme chef de guerre et meneur d’hommes ne soient certainement pas étrangères à cet événement. Certaines sources byzantines [14] expliquent cette proclamation par la crainte, chez les Khurramites, de représailles de Théophile après leur fuite du champ de bataille, dont l’issue malheureuse sera à l’origine d’un véritable chaos dans les territoires mésopotamiens de l’Empire byzantin [15].

De plus, après la défaite byzantine d’Azen, la rumeur se répand à Constantinople que Théophile a été tué. Le nom de Théophobos, iconodule [16] selon certaines sources contrairement à l’iconoclaste Théophile, est alors évoqué par les élites byzantines comme potentiel nouvel empereur [17]. De nombreux membres de la cour impériale souhaitent en effet voir le retour sur le trône d’un adorateur des icônes [18] ; certains se demandent d’ailleurs si la succession de défaites subies par l’Empire byzantin n’est pas un châtiment divin punissant l’iconoclasme de Théophile [19]. Or, depuis que Nusayr est devenu Théophobos et qu’il a épousé une membre de la famille impériale, il est devenu, de fait, un candidat parfaitement envisageable pour revêtir la pourpre impériale.

Pourtant, malgré ce soutien de certains membres de la cour à Constantinople et la proclamation par ses troupes, le général kurde se refuse à marcher contre Théophile et maintient les forces khurramites dans la ville de Sinop. A la place, il initie rapidement, avec succès, des négociations secrètes avec l’empereur afin de mettre fin à la rébellion, à condition d’obtenir une amnistie générale pour l’ensemble des forces khurramites. En 839, avec la connivence de Théophobos, Théophile conduit ainsi une armée à Sinop pour, officiellement, écraser les rebelles. Le général kurde feint alors de se rendre pour que Théophile, magnanime, puisse le pardonner et le restituer dans ses fonctions. Les forces khurramites sont alors divisées en régiments de deux mille hommes et réparties à travers les themata [20] de l’Empire afin de les empêcher de fomenter, à nouveau, une rébellion contre l’empereur [21]. Si Théophobos regagne ses titres et son rang dans l’armée, l’empereur Théophile se méfie désormais de lui et des soutiens sur lesquels il a pu compter à la cour impériale.

Enfin, concernant les circonstances de la mort de l’empereur Théophile, les sources s’affrontent sur les raisons exactes decelle-ci : des sources islamiques éparses affirment qu’il serait mort sur le champ de bataille en 839 ou 840 - ce qui paraît peu probable et imprécis - tandis que les sources byzantines, beaucoup plus riches et nombreuses sur le sujet, affirment qu’en 842, Théophile, sur son lit de mort, aurait ordonné à son beau-frère le général Petronas (815-865) l’exécution de Théophobos afin de sécuriser la succession sur le trône de son fils et héritier, Michel III [22]. A cet égard, l’historien Skylitzes rapporte dans ses travaux que lorsque la tête de Théophobos lui fut apportée, Théophile fut secoué de sanglots et déclara : « Maintenant, tu n’es plus Théophobos, et je ne suis plus Théophile » [23]. Cette anecdote, dont la véracité est nécessairement critiquable, témoigne toutefois de la proximité et de la confiance que l’empereur byzantin avaient pu établir en ce général kurde, passé de rebelle khurramite au sein du califat abbasside à potentiel empereur romain d’Orient à Constantinople.

A lire sur les Clés du Moyen-Orient :
 La République de Mahabad (1946-1947), une expérience fondatrice de l’identité kurde (1/2)
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 Le zoroastrisme (1/2) : doctrine et rites

Bibliographie :
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Publié le 16/04/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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