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Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

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Par Corentin Denis
Publié le 27/11/2014 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Les combats ont repris et les rebelles profitent du mécontentement croissant face au gouvernement de transition issu de la révolution de 2011 et dominé par le parti islamiste sunnite Al-Islah, la branche yéménite des Frères musulmans, pour étendre leur influence dans le pays. Leur objectif est désormais de dépasser les revendications identitaires pour se présenter comme une alternative politique à un pouvoir toujours dans l’incapacité de sortir la population de la pauvreté et de sécuriser le pays face à Al-Qaïda.

Qui sont les houthistes ?

L’organisation apparaît au premier abord comme une anomalie historique : un mouvement réactionnaire, nostalgique d’un imamat médiéval, qui refait surface de façon éphémère dans un moment de crise et de perte de repères. À l’origine, les houthistes forment un mouvement religieux qui voit en al-Houthi son guide spirituel. Le mouvement prend le nom d’Ansar Allah : « les partisans de Dieu ». Leur objectif est d’abord de défendre la culture et les traditions religieuses zaydites face à l’arrivée du wahhabisme et du salafisme depuis l’Arabie saoudite voisine. Leurs revendications sont assez marginales, d’une part parce que le zaydisme a perdu son influence sur la vie politique et d’autre part parce que l’opposition entre le sunnisme chaféite majoritaire et le chiisme zaydite ne paraît plus aussi structurante que par le passé pour la société yéménite. Mais Ansar Allah a développé une analyse politique dans le contexte de la révolution de 2011 et des revendications en phase avec certaines aspirations populaires lui permettent de gagner de nouveaux soutiens.

Alors que leur influence est restée localisée aux régions tribales des montagnes du nord du pays (autour de Saada) jusqu’au printemps arabe, les houthistes profitent du renversement du président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 1978, en 2011, pour étendre leur contrôle territoriale et accroître leur base populaire. Depuis la mise en place d’un « gouvernement de consensus » marquant la fin du processus révolutionnaire, les houthistes contestent la place laissée aux partisans de Saleh et l’immunité qui a été garantie au président déchu. Ils revendiquent l’attribution de portefeuilles ministériels à la minorité chiite dans un gouvernement composé en majorité de sympathisants du parti sunnite Al-Islah, la branche yéménite des Frères musulmans.

Les partisans insistent désormais davantage sur les revendications politiques et sociales exprimées lors du printemps arabe et en partie déçues. Les houthistes ont apporté leur soutien aux mouvements de protestation dans le nord du pays et participé au renversement du président Saleh fin 2011. Aujourd’hui, ils affirment vouloir continuer la révolution en s’attaquant à la corruption des élites et à la marginalisation des populations chiites. Le rejet du gouvernement Saleh et le sentiment que les pratiques de l’ancien régime se poursuivent malgré la révolution ont permis au mouvement révolutionnaire de gagner des soutiens au-delà de son bastion traditionnel de Saada. Une grande partie de la population yéménite est en effet mécontente du gouvernement de coalition, qui n’a pas résolu les problèmes économiques et sociaux et n’a pas rempli son objectif de pacification du pays.

Le discours tenu par les représentants politiques du mouvement, établis à Sanaa se caractérise souvent par un libéralisme qui contraste avec le rigorisme des dirigeants d’Al-Islah et des salafiste. Les houthistes ont affirmé leur attachement à la démocratie dès le début du dialogue national de conciliation, suite au renversement de Saleh. Ce positionnement officiel permet de montrer que le rétablissement de l’imamat sous sa forme d’avant 1962 n’est pas l’objectif du mouvement zaydite. Les houthistes ne militent pas pour l’instauration d’un État religieux : la charia (loi islamique) doit, pour eux, être une source d’inspiration, mais pas la seule origine de la législation. L’accent mis sur les droits des femmes, et notamment le droit pour les femmes d’exercer des fonctions politiques a rapproché le mouvement houthistes de certains militants libéraux contre les islamistes.

La prise de la capitale dans un contexte d’affaiblissement de l’autorité centrale

Les conquêtes territoriales des houthistes ont été facilitées par la faiblesse de l’État depuis le soulèvement de 2011. Le pouvoir au Yémen, et en particulier dans les régions montagneuses du nord, est historiquement fragmenté entre les tribus. La révolution a chassé le président Saleh, qui verrouillait le pouvoir central depuis 1978, d’abord en tant que président du Yémen du nord puis du Yémen unifié à partir de 1990, ce qui a pour effet d’accroître l’autorité des chefs tribaux.

La guerre civile des années 1990 et la corruption des dirigeants ont empêché la formation d’une armée moderne suffisamment équipée. Les allégeances tribales ont conservé leur primauté au sein même de l’armée, au détriment de la loyauté envers l’État-major et nuisent à l’efficacité de la hiérarchie. Dans un premier temps, le président Hadi a d’ailleurs choisi d’éviter toute intervention militaire dans les régions du nord, et laissé les partisans d’Al-Islah et les tribus sunnites combattre l’expansion houthiste. La rapidité de la prise de la capitale par les rebelles témoigne de la faiblesse de l’armée et des défaillances d’une autorité centrale qui est loin de détenir le monopole de la violence.

Mi-septembre 2014, juste après l’annonce de l’augmentation du prix de l’essence par le gouvernement, les rebelles houthistes lancent leur offensive sur la capitale Sanaa. Ils profitent du mécontentement des populations chiites comme sunnites et des manifestations qui ont déjà commencé à éclater dans la capitale pour prendre le contrôle de la ville le 21 septembre. Les affrontements entre les combattants houthistes, les milices islamistes sunnites et l’armée avaient fait 340 morts le 22 septembre, d’après des journalistes présents à Sanaa [1]. Les violences continuent même après la reconnaissance de la victoire houthiste : un attentat attribué à AQAP a notamment tué 47 personnes et blessé 75 autres dans un attentat suicide visant un rassemblement de partisans d’Al-Houthi sur la place Tahrir.

Les représentants d’Ansar Allah présentent la prise de Sanaa comme une nouvelle « révolution », plutôt que comme une conquête. « Ansar Allah n’est pas venu de l’extérieur, mais de l’intérieur de la capitale », explique l’un des chefs du mouvement, depuis sont quartier général de Sanaa, « la chute de Sanaa est la conséquence de la colère, du rejet de l’injustice, de la tyrannie, de l’exclusion et de la marginalisation d’une grande partie de la population [2]. » Les combattants se présentent comme un substitut à un État en faillite : Al-Houthi a annoncé que ses combattants garderaient le contrôle de Sanaa jusqu’à ce que l’armée régulière soit en capacité de s’attaquer à AQPA.
Le déploiement de forces dans les rues de la capitale permet au mouvement de faire pression sur le gouvernement. Le 9 novembre 2014, il obtient la démission du Premier ministre Mohammed Basindwa et la formation d’un gouvernement technocratique incluant des représentants des grands partis, des houthistes et des séparatistes du sud. Les houthistes parviennent à s’imposer comme une force politique légitime ainsi qu’une pièce irremplaçable dans l’appareil sécuritaire, grâce à l’efficacité des milices déployées pour faire régner l’ordre à Sanaa et dans les environs. Cependant, certains Yéménites désapprouvent le maintien des milices houthistes et des manifestations anti-houthistes ont récemment éclaté dans la capitale [3]. Les dirigeants d’Ansar Allah, de leur côté, demandent maintenant l’intégration de leurs combattants à l’armée régulière.

À Sanaa, comme dans les autres territoires dont ils prennent le contrôle, les houthistes se présentent comme un substitut aux défaillances de l’État. Leurs combattants promettent la sécurité aux tribus qui les rejoignent et mettent en place leurs propres tribunaux pour prendre le relai de la justice.

L’expansion de la rébellion vers le littoral et le centre du pays

Recrutant désormais au-delà du cercle des convaincus du dogme religieux houthiste, Ansar Allah se considère comme un mouvement révolutionnaire à l’échelle nationale. Il revendique des soutiens dans tous le Yémen et ne cantonnent plus ses ambitions territoriales aux seules zones zaydites.
Depuis la prise de Sanaa, en septembre 2014, les houthistes progressent vers le sud et l’est du pays et même dans des régions qui ne sont pas majoritairement chiites. Le 14 octobre, les rebelles ont pris le contrôle, au moins partiellement, de la ville d’Hodeïda (Al-Hudaydah), un port stratégique situé sur la côte est, par lequel transite la majeure partie des exportations pétrolières. Continuant davantage vers le sud majoritairement sunnite, les houthistes prennent ensuite la ville de Dhamar, attaquant les bâtiments de l’administration avant d’installer des check-points dans les rues. Mi-octobre, les rebelles chiites prennent également le contrôle de la ville majoritairement sunnite d’Ibb dans le sud-ouest du pays après des combats contre des tribus, au cours desquels une quarantaine de personnes ont été tuées. De violents affrontements ont eu lieu fin octobre entre les houthistes et Al-Qaïda dans le centre du pays. Une quinzaine de chiites, dont des civils, sont morts dans une attaque suicide à la voiture piégée près de Radaa, dans la province de Baïda. Des renforts houthistes auraient également été dirigés vers la province de Maarib, une région majoritairement sunnite qui concentre les principales installations pétrolières et gazières, afin d’assiéger la résidence du gouverneur. L’armée régulière ne semble pas constituer un frein à l’expansion houthiste, contrairement à Al-Qaïda et aux organisations tribales qui entendent protéger les zones sunnites.

Le mouvement a pu recevoir le soutien des populations locales chiites pendant leurs premières opérations. Il est désormais confronté à des populations sunnites moins réceptives aux revendications houthistes et en dehors de la sphère d’influence des leaders zaydites. L’expansion se fait au prix de violences. Dans la façon dont Ansar Allah gère les territoires conquis, des décalages se font sentir entre les actions des rebelles et les déclarations conciliantes et pluralistes des leaders du mouvement. Des associations rapportent en effet des violations des droits humains là où une opposition s’exprime : des détentions illégales dans des prisons construites à la hâte par les houthistes sont notamment rapportées [4].

Extension des zones contrôlées par la rébellion houthiste, novembre 2014

La rébellion au Yémen et l’équilibre régional

Dans les années 1990, l’Arabie saoudite entretenait des liens avec le parti Al-Islah et la famille Ahmar qui était à sa tête. L’Arabie saoudite les aidait à diffuser le sunnisme, notamment dans les régions traditionnellement zaydites du Nord. Mais depuis, l’Arabie saoudite regarde avec méfiance l’emprise croissante des Frères musulmans sur la scène politique du Yémen. Le royaume saoudien a en effet pris ses distances avec l’organisation sunnite, soutenant le coup d’État militaire du général Al-Sissi en Égypte contre le gouvernement de Morsi. En mars 2014 l’Arabie saoudite déclare même les Frères musulmans organisation terroriste de la même façon que les autres organisations prônant la restauration du califat islamique.

L’Arabie saoudite et les pays du Golfe initient une médiation à partir d’avril 2011 pour éviter le délitement de l’État et trouver une sortie honorable pour les dirigeants alors en place. Le Conseil de coopération du Golfe soutient une transition menée par le vice-président Hadi et le vote d’une loi d’amnistie pour permettre le départ du président Saleh. De manière générale, l’Arabie saoudite fait preuve d’attentisme, et contrairement à ce qu’elle a fait par le passé, elle ne semble pas désireuse de prendre partie dans le conflit en cours. La progression houthiste nuit à son rival des Frères musulmans et la non-intervention permet d’afficher la bonne disposition de l’Arabie saoudite à l’égard de l’Iran dans le contexte du rapprochement stratégique entre les deux pays. Cependant, l’attitude de l’Arabie saoudite peut aussi apparaître comme une preuve de la faiblesse du royaume, de son incapacité à agir pour défendre son influence dans son voisinage.

Les houthistes, de leur côté, recherchent du soutien auprès de l’Iran chiite et de l’organisation politico-religieuse du Hezbollah. Ils mobilisent les codes et les slogans utilisés par exemple au cours de la révolution iranienne de 1979. Or ces soutiens puissants influencent l’identité du groupe zaydite. L’adoption de certaines pratiques liées à la tradition du chiisme duodécimain, comme la célébration de l’Achoura (commémoration de la mort de Hussein, le petit-fils du prophète à la bataille de Karbala en 680) expose le mouvement aux critiques des zaydites plus conservateurs. La crainte de voir les houthistes pousser le pays vers la partition attise l’hostilité d’une partie de la population. Une région autonome ou un État chiite risquerait en effet de finir inféodé à l’Iran.

Les États-Unis et l’Union européenne ne semblent pas préoccupés outre-mesure par l’éventualité d’une extension de l’axe chiite pro-iranien dans le Golfe. Ils appuient la transition du président Hadi mais n’ont pas beaucoup plus à proposer face à l’ampleur de la crise et à la déliquescence de l’État. La guerre contre le terrorisme reste la priorité des États-Unis et les frappes ciblées menées par drones contre les camps d’entrainement d’Al-Qaïda dans la Péninsule arabique se poursuivent.

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Bibliographie :
 BONNEFOY Laurent, « Retour des chiites sur la scène yéménite », Le Monde diplomatique, novembre 2014.
 International Crisis Group, « The Huthis : from Saada to Sanaa », juin 2014.
 Presse : Le Monde, Radio France International, L’Orient-Le Jour, Al Jazeera English, The Yemen Times

Publié le 27/11/2014


Élève à l’École normale supérieure, Corentin Denis s’intéresse à l’histoire et à la géopolitique du Moyen-Orient. Il met en œuvre pour les Clés du Moyen-Orient les méthodes d’analyse et de cartographie employées dans le cadre d’un mémoire de master de géopolitique portant sur l’Océan Indien.


 


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