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Le numéro 26 de la revue Moyen-Orient s’intéresse à la question du Kurdistan.
Dans l’éditorial, Guillaume Fourmont, rédacteur en chef de la revue Moyen-Orient, souligne que, selon les analystes, « le moment kurde » est (« enfin ») arrivé. En effet, la question kurde resurgit dans les médias, car elle est liée à une actualité moyen-orientale mêlant enjeux géopolitiques, relations de puissances régionales, telles que l’Iran, la Turquie, et pays en décomposition, Syrie et Irak ; mêlant également le nouvel acteur désormais omniprésent, l’Etat islamique.
En 2003, le régime de Saddam Hussein tombe. En 2011, le « printemps arabe » se propage au Moyen-Orient. Selon Guillaume Fourmont, ces deux moments font jaillir un « moment kurde » incarné par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), siégeant dans la ville d’Erbil. Cependant « cet îlot de stabilité politique et économique » au sein d’un Moyen-Orient chaotique survit à cheval sur plusieurs pays, regroupe plusieurs populations et fait face à différentes logiques intérieures. La question est alors de savoir si la prospérité de ce dernier est assurée. Quelques repères géographiques permettent alors d’introduire le sujet. En effet, selon G. Fourmont, « ‘Le Kurdistan’ n’existe pas » du point de vue de la juridiction internationale, puisque que « le pays des Kurdes », d’environ 400 000 kilomètres carrés, à cheval sur la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran, n’a pas de frontières étatiques propres, et sa population témoigne certes d’une identité forte mais éparse puisque des minorités kurdes sont établies en Arménie, en Azerbaïdjan, en Géorgie ainsi qu’au Turkménistan. Cet émiettement s’explique par les tentatives d’établissement d’un Etat kurde suite à la chute de l’Empire ottoman, qui ne furent cependant jamais concrétisées malgré quelques expériences souveraines. En effet, le traité de Sèvres, signé en 1920, suggère l’établissement d’une autonomie kurde dans la région de Diyarbakir, mais reste flou sur sa constitution. Mettant de côté l’existence toutefois bien connue d’une spécificité ancienne et identitaire kurde, le traité de Lausanne, signé en 1923 met fin à cette suggestion, plaçant les zones kurdes d’Irak et de Syrie sous mandats français et britannique. La particularité kurde est ainsi niée. C’est en effet une population ni turque ni arabe, répondant à un système tribal, établie sur des territoires non définis, mais évoluant depuis les premiers temps de l’islam auprès des Empires omeyyade, abbasside puis ottoman, et comprenant une diversité de langues et de religions. En effet, les origines linguistiques sont diverses mais peuvent se ranger au sein de deux familles : le kurmanji et le pahlawani, chaque région témoignant de dialectes distincts. Ce dessin se retrouve également sur le plan religieux, puisque la majorité des Kurdes est sunnite, mais comprend également des chiites, des Alévis, des fidèles aux religions caractérisées par l’ésotérisme et le syncrétisme, tels que les Yézidis, mais aussi des chrétiens. Evoluant auprès des précédents Empires, cette diversité tend à s’affirmer au début du XXème siècle, à l’image d’un nationalisme kurde s’opposant aux diverses répressions survenues sous l’Empire ottoman. « C’est alors que commence une longue période de négation et de répression dans les différents Etats, poussant les Kurdes à inscrire leur lutte (politique et armée) dans les cadres nationaux existants », telle est ainsi la lutte aujourd’hui menée par le Gouvernement général du Kurdistan.
La revue propose un entretien avec Martien van Bruinessen [1], réalisé par Saïda Bédar [2]. Pour Martin van Bruinessen, un Kurde « est une personne qui se considère elle-même comme un Kurde ». L’auteur souligne l’importance de la langue, mais également « un sens commun de l’histoire commune, la lutte et la souffrance ». Le professeur est ensuite interrogé sur cette lutte du peuple kurde. En effet Saïda Bédar la présente comme historique, commune ainsi que source de possible « solides liens transnationaux ». La question de la représentation kurde et de ses structures est ensuite abordée, mettant en avant la place importance au sein de ces dernières des « forces traditionalistes », comme par exemple les chefferies tribales et les congrégations religieuses. Ce dernier thème mène ensuite à la question politique et à la diversité des mouvements kurdes dans la vie politique intérieure. L’entretien s’achève par la problématique de la politique extérieure, mettant en scène les différents acteurs régionaux tels que la Turquie.
Hosham Dawod [3] pose la question, aujourd’hui très présente, des frontières du Moyen-Orient, qui sont en effet plus que jamais remises en question. Pour l’auteur, la situation du Kurdistan « résume la complexité de la question », qui est à replacer dans un contexte d’avancée de l’Etat islamique. En effet, la prise de Mossoul et la progression de l’organisation dans le nord et l’ouest de l’Irak a, d’une part, affaibli les résidus de stabilité dans région, mais a, d’autre part, remis en perspective de « nouvelles cartes » au sein desquelles le Kurdistan indépendant aurait sa place et auxquelles sont favorables de plus en plus de personnalités régionales mais également occidentales. En effet, « jamais dans l’histoire moderne du Moyen-Orient, les Kurdes n’ont été aussi forts » précise Hosham Dawod, Mais face à Daech, « aucune faction politique irakienne ne reste indemne ». Ainsi, l’autorité kurde se divise en juin 2014 face à l’avancée de l’organisation islamique : l’Union patriotique du Kurdistan se positionne contre cette dernière et engage le combat, tandis que le Parti démocratique du Kurdistan adopte une position d’attentisme. Cette division fragilise le Gouvernement régional du Kurdistan qui bascule de la situation de « quasi-Etat indépendant » à une identité régionale « de nouveau dépendante de la protection internationale et de l’Etat fédéral irakien ». L’auteur explique ce « basculement » par deux moments déterminants pour l’évolution du « Kurdistan ». Dans un premier temps « de la chute de Mossoul à l’attaque d’Erbil » puis de « l’attaque d’Erbil à la chute de Nouri al-Maliki ». En effet, alors que le gouvernement de Bagdad, dirigé par Nouri al-Maliki traverse une période d’extrême fragilité jusqu’à sa chute, du fait notamment de la progression non arrêtée de l’EI, la population irakienne trouve refuge au Kurdistan, faisant d’Erbil un véritable « carrefour pour la classe politique sunnite hostile à Bagdad ». A la suite de la chute de Mossoul en juin 2014, les autorités kurdes, le GRK, en profitent pour annexer « les territoires disputés », historiquement source de convoitise de la part du régime ba’thiste et des indépendantistes kurdes. Sont également annexés les champs pétroliers de Kirkouk. Les Kurdes tirent dès lors avantage de la situation, sans qu’aucune effusion de sang ne vienne ternir leurs espoirs d’autonomie. D’autant plus que dans ce contexte de désintégration étatique irakienne, un Etat kurde indépendant aurait représenté « un atout majeur dans une région secouée par le radicalisme et l’intolérance religieux ». Cet enthousiasme s’est également fait remarquer dans la presse occidentale, largement positionnée en faveur d’un Etat kurde.
Cependant, deux événements font retomber cet enthousiasme : la chute de Nouri al-Maliki ; la menace pressante qu’à soudain représenté l’EI. En effet, le 6 août 2014, l’EI se trouve à moins de vingt kilomètres d’Erbil. Dès lors, « l’image paisible d’une ‘Dubaï kurde’ a été mise à mal ». La question de l’indépendance du Kurdistan d’Irak se posait alors d’une manière de plus en plus complexe, d’autant plus que les forces politiques kurdes s’affrontent sur cette question. L’article d’Hosham Dawod se clôt sur l’historique de cette confrontation, retraçant ses origines, ses enjeux de politique extérieure ainsi que la nécessité de plus en plus prégnante de l’atténuer.
Maria Fantappie [4] propose un article mettant en lumière un autre conflit présent au coeur de la société kurde d’Irak, réalisé au rythme des témoignages d’anciens ou de jeunes Kurdes. L’article peint en effet une société divisée par un conflit de générations, marquées par les notions de lutte et de résistance. L’auteur met en évidence une fracture entre l’ancienne génération, la génération « peshmerga », et la jeune génération, issue de ces milieux où les mythes du combat et de la résistance régissent la conception étatique. Ainsi, la nouvelle génération, la génération « zéros » , semble, aux yeux de la première, avoir perdu « le sens collectif ». Maria Fantappie explique que les jeunes vivent dans l’ombre de leurs parents, de leurs exploits d’hier mais également de leurs attentes de demain. Etudes, mariages, voyages, toutes ces étapes de la vie se voient réduire au strict carcan familial. Ainsi, les jeunes se cherchent, cherchent leur avenir, mais également les idées et les mouvements politiques qui leur permettraient de les guider vers ces derniers. Alors que le PDK et l’UPK représentent deux forces politiques majeures, cette génération se caractérise par le rejet de ce système politique, dont l’expression se traduit par un engouement pour le parti Gorran. Dès lors, ce rejet démontre bel et bien que les jeunes considèrent la politique comme « une affaire sale ».
Mais l’article analyse qu’au delà de la volonté d’un changement de programme et d’agenda politique, « il y a en profondeur le désir d’exister autrement que par la relation avec l’ancienne génération, de s’émanciper de l’héritage lourd du passé et de trouver sa place ». Il apparait alors que les peuples kurdes témoignent d’une grande solidarité face à l’avancée de l’EI, que le conflit élargit toujours plus le fossé entre l’ancienne et la nouvelle génération, chacune d’entre elles ayant sa réaction propre : la lutte d’un côté et le désir de « s’évader loin du conflit » de l’autre.
Caecilia Pieri [5] propose quand à elle une « petite visite guidée » des principales villes du Kurdistan d’Irak, en passant par sa capitale, Erbil. Cette dernière, enclavée, méconnue, délaissée par les guides touristiques, est pourtant en pleine expansion économique et a un temps incarné un « îlot de stabilité » dans un Irak assailli par l’EI. Le Kurdistan, auparavant nommé « Djebel », la montagne, était reconnu principalement pour « ses reliefs et sa végétations luxuriante ». Cependant, depuis 1974, date de la loi proclamant l’autonomie de l’entité, les villes kurdes se sont largement développées et modernisées tout en conservant le reflet d’un patrimoine spécifique à chacune. Erbil, reste par exemple le symbole national du Kurdistan. Faisant partie des villes les plus anciennement habitées (entre 5000 et 8000 avant Jésus-Christ), Erbil accueille depuis 2007 un plan directeur « pour la revitalisation de [sa] citadelle », mené par le GRK et par l’UNESCO.
La ville témoigne ainsi d’un sentiment partagé entre la conservation de sa mémoire et de son patrimoine ainsi que d’« ambitions à la Dubaï » comme l’explique Caecilia Pieri. En effet, les quartiers en contrebas de la citadelle ont été rénovés, le renouvellement urbain est entre les mains de l’agence d’urbanisme libanaise Khatibi & Alami, prévoyant la construction de commerces, logements et bureaux, ce qui parallèlement serait à l’origine de la création de 16 000 emplois. Pour le moment, la ville demeure un puzzle de styles urbains, allant de gratte-ciel, aux gated communities, tout en conservant encore une allure de « gros bourg campagnard avec des tours qui poussent à toute allure [6]. »
La deuxième plus grande ville du GRK, Sulaymaniyya, connait la même « fièvre de construction [et] d’étalement urbain aléatoire », cependant, à côté de ces grues qui poussent comme des pâquerettes, s’épanouissent les quartiers résidentiels du XXème siècle, incarnant l’aspect culturel, omniprésent et vivant, de la ville. Le lieu porte aussi un symbole kurde puisque étant le « coeur historique de la résistance à la dictature baassiste ».
La ville de Kifri a également été confiée à l’entreprise de développement Khatibi & Alami « qui a retenu pour elle le slogan ‘The future of a historic city’ ». Marquée par son origine turkmène, la ville abrite un riche et large patrimoine que l’entreprise entendait mettre en valeur par un « projet d’intégration paysagère et architecturale du patrimoine ». Un projet toute fois abandonné faute de signature.
A l’inverse, la ville d’Akre jouit d’un projet de mise en valeur et de préservation du patrimoine « exemplaire ». La ville actuelle, fondée en 1877, est venue se blottir au creux d’un ancien centre zoroastrien, se développant alors au fils des années au contact de ce patrimoine inestimable et cher aux archéologues.
Pour conclure, il est possible de dire que, puisque « cette diversité, héritée de l’histoire, a en partie résisté à l’écrasement de la période baasiste » elle pourrait se prouver une nouvelle fois capable de survivre devant l’avancée de l’EI et incarner un « atout essentiel » pour le pays, mais également donner une identité propre à un Kurdistan qui se cherche encore.
La question kurde, certes d’actualité, reste une question âgée. En effet, Jean Marcou [7] présente celle-ci comme « le jumeau du problème arménien » à la sortie du premier conflit mondial en 1920. Cependant, là où les Arméniens se voyaient promettre par le traité de Sèvres un « Etat », les Kurdes au contraire se virent reconnaitre une « autonomie » bancale. Après l’instauration de la République de Turquie en 1923 par Mustafa Kemal, auprès duquel ont combattu les Kurdes, le Pacte national est proclamé. Celui-ci vise à établir l’unité d’un Etat-nation turc. Puis, là où par l’obtention d’une modification des termes d’armistices en 1923 par le traité de Lausanne, les Arméniens reçoivent le statut de minorité protégée, les Kurdes restent des musulmans non turcs, désormais menaçants pour l’unité et la souveraineté kurde. La répression commence, toutes les révoltes kurdes sont matées.
Dissimulée par l’omniprésence d’un parti unique, la question kurde s’évanouit un temps jusqu’à l’instauration en 1950 du multipartisme allant de pair avec la démocratisation du pays. Le soutien kurde au sein d’un parti permet d’assurer à ce dernier une présence électorale au sud-est du pays. Alors que la question kurde ouvre lentement les yeux en Turquie, elle s’est « réveillée » en Iran en 1946 lors de l’épisode, certes court mais non moins galvanisant, de la République de Mahabad ainsi qu’en Irak, où les peshmerga commencent leur combat dans les années 1960. En effet, le régime turc cherche à réduire les Kurdes à de simples « Turcs de Montagnes ».
Ce n’est que conjuguée à la contestation étudiante dans les années 1970, que la question kurde émerge réellement. En 1978 est créé par l’étudiant Abdullah Öcalan le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) sur une base idéologique léniniste et marxiste. Mais le coup d’Etat turc de 1980 fait basculer la Turquie dans la guerre civile, le PKK attisant celle-ci au nom de la question kurde. De cette guerre ressort majoritairement la montée en puissance de l’armée au sein de la vie politique du pays, ainsi que l’étroite surveillance d’une formation parlementaire kurde, le Parti du travail du peuple (HEP), autorisé puis dissous en 1993. C’est avec l’arrivée au pouvoir en Turquie de l’AKP, un parti issu de la mouvance islamique, que la question kurde est abordée différemment. Pour Erdogan, la « stratégie laïque » est blâmable et est blâmée puisque les Kurdes restent avant tout des musulmans.
S’observe alors une « décrispation politique ambiante », les Kurdes parvenant en 2007 à représenter au sein du Parlement turc la quatrième force politique du pays (importance numérique).
A la fin des années 2000, parallèlement et grâce à l’« ouverture démocratique », la question kurde trouve sa place au sein des négociations. En effet, en 2009, elle est pour la première fois sujet de débat à l’Assemblée nationale turque. Mais ces bonnes intentions symboliques et diplomatiques ne se mutent cependant pas en actions et mesures concrètes. L’« ouverture démocratique » est « décrédibiliser » par l’arrestation de dirigeants kurdes. Si la voix officielle et publique a échoué, des négociations secrètes engagées à Oslo semblent aboutirent grâce au dialogue instauré entre les différentes factions. Cependant, celui-ci est bafoué par la reprise de la guérilla en juillet 2011. Dans ce contexte qui ressemble fort à une « impasse », Abdallah Öcalan, fondateur du PKK, émerge, depuis sa cellule, en tant que seul interlocuteur possible pour pacifier la situation.
Du nom de l’île sur laquelle ce dernier est emprisonné, le « processus d’Imrali », initié en 2013, semble être un gage d’espoir. Mais le contexte extérieur à la Turquie vient fragiliser cette avancée. 2014 ne marque pas non plus la reprise des négociations au vue de l’épisode de Kobané et de la lutte contre l’EI. Le règlement de la question kurde dépend désormais de la concertation et d’une construction pacifique équilibrée entre les « enjeux politiques internes contemporains » à la Turquie et « les enjeux géopolitiques kurdes contemporains ».
Jean-François Pérouse J [8] propose un aperçu de la présence kurde et un tableau de sa situation, à Istanbul. En effet, alors qu’Istanbul compte environ 14 millions d’habitants à l’aube de 2015, le « débat quantitatif » concernant le nombre de Kurdes reste flou. En effet, depuis le début de l’avancée de l’EI, la Turquie accueille sur son sol des réfugiés syriens et kurdes, qui sont par conséquent des « personnes non déclarées ». Cependant, toute la complexité réside dans le comptage de la population kurde, puisque comme le souligne l’article, la Turquie n’offre plus de données sur la langue maternelle depuis le recensement de 1965. Jean-François Pérouse met ensuite en évidence cette difficulté du comptage, devant tenir compte des « migrations et conflits de générations ». L’auteur s’interroge sur l’homogénéité de la communauté kurde dans la capitale et sur son poids politique et identitaire, autrefois marquée par une stigmatisation. L’article se clôt sur la réflexion autour d’un équilibre entre « distinction identitaire et indistinction métropolitaine ».
Clémence Scalbert-Yücel [9] Mais également auteur d’Engagement, langue et littérature : Le champ littéraire kurde en Turquie, Editions PETRA 2014, 1980-2000., propose quand à elle un aperçu du développement de la culture kurde comme vecteur politique. Elle questionne et analyse la mise en place d’une « politique culturelle » encouragée dans les années 1990 par le PKK. Des initiatives individuelles et collectives, regroupées au sein du NCM (Navenda Canda Mezopotamya), créent ainsi un véritable « terreau » contribuant désormais à l’établissement d’un « réseau au service de la cause » kurde. Les initiatives mêlent l’art, la culture, ainsi que les valeurs chères aux Kurdes : la lutte et la résistance. Cependant, il apparait que cette entreprise culturelle ne soit pas dissociable du PKK, en effet, il n’y « aurait pas d’Etat kurde sans parti ». « L’art kurde n’existerait ainsi que par et dans le PKK qui le régénère et le purifie ». L’art et la culture sont alors mis au service de la cause nationale, de la défense de l’identité et de la survie du peuple kurde tout en conservant son passé et sa mémoire. Suite, par exemple, aux événements récents de Kobané, le chant Je suis Kobané écrit en automne 2014 remémore ceux chantés en soutient la guérilla du PKK vingt-cinq ans auparavant. Le mouvement est d’autant plus fort qu’il est animé et vivifié par l’engagement des autorités municipales pro kurdes, soutenant par exemple la réouverture de théâtres locaux.
De plus, ce mélange artistique et politique contribue à la création d’une véritable « pépinière », selon l’auteur, une source d’encouragement à l’autonomisation et à l’engagement. Bien que la censure soit vive à l’encontre de certains projets, les initiatives demeurent et touche en majorité les jeunes et les centres urbains.
Confrontée à la résistance face à l’EI de septembre 2014 à janvier 2015 à Kobané, la société civile kurde de Syrie est désormais confrontée à la nécessité de survivre et de perdurer. En effet, les combats ont poussé à l’exode, les structures socioculturelles de la ville de Kobané ne sont plus actives, et la société civile kurde en Syrie « est prise en étau » entre trois forces : le PYD, l’EI dont la menace reste omniprésente, le « retour en force du régime syrien dans le nord du pays ».
Ainsi, l’article de Jordi Tejel Gorgas [10] montre cet équilibre fragile et destructeur pour les Kurdes. L’auteur explique qu’alors que le gouvernement de Bachar al-Assad avait réussi à maintenir une influence sur les poches de résistances kurdes en Syrie et en Irak, qui par la même occasion affaiblissaient le pouvoir turc et irakien, la situation s’est renversée lorsque cette résistance s’est autonomisée en Syrie et élargie en Irak. La situation se crispait déjà. Mais en 2011, lors de la révolte syrienne, les Kurdes sont face à un « dilemme » : « joindre la révolte, ou, au contraire, calmer le jeu et se présenter comme des intermédiaires entre les autorités et la population, en espérant quelques concessions d’un régime affaibli ». Finalement, le camp de la révolte est majoritairement préféré. Cependant, une tension « intrakurde » est vite dévoilée entre les différentes factions de résistance, ce qui redessine les relations et les équilibres au sein de la communauté kurde. Finalement, l’article souligne que l’avancée de l’Etat islamique remodèle une nouvelle fois cet équilibre fragile, poussant sur le devant de la scène le PYD qui semble apparaitre comme l’unique rempart face à la profession de l’EI. L’auteur peint ainsi le tableau d’une société « en sursis ».
Comme le souligne Olivier Grojean [11] De la différenciation culturelle au conflit paru aux Presses de Sciences Po en 2014., une effervescence est survenue dans les médias autour du statut des femmes combattants dans les rangs kurdes face à « l’obscurantisme de l’EI ». Cependant, l’auteur s’interroge sur ce qu’il en est. En effet, la lutte des femmes kurdes est irrémédiablement associée à la « beauté de la lutte », à l’émancipation féminine et à une manifestation d’une liberté assumée. Cette image dépasse certes les carcans sexistes mais est largement relativisée dans l’article. En effet l’auteur parle d’une « glamourisation » de la guerre, puisque, par exemple, certes les femmes sont photographiées armes à la main mais jamais en train de combattre puisque cela choquerait une majorité. Il annonce ainsi une « construction médiatique et politique » qui paradoxalement « renforce les stéréotypes ‘classiques’ sur les femmes et la violence ». Pour appuyer ses propos, l’auteur procède à un rappel historique de la lutte armée féminine, soulevant au fil de sa présentation des paradoxes forts. Comme par exemple le fait que la première combattante du mouvement kurde contemporain n’est pas été kurde mais assyrienne. L’article revient sur les motivations, origines et évolutions de ces femmes combattantes.
En 1995 sont créées au sein du PKK des unités militaires entièrement féminines en réponse à la présence des femmes sur la scène politique, économique et sociale kurde. Puis, voient le jour un parti autonome féminin du PKK, l’Union des femmes libres du Kurdistan (1999), et enfin en 2000 une académie des femmes libres formant des combattantes dans les montagnes irakienne. Ce développement structurel s’accompagne d’un discours glorifiant de la part du PKK, dicté par le fondateur du parti. Celui-ci évoque une femme renaissant des cendres d’un système patriarcal et esclavagiste pour aujourd’hui devenir « la clé du mouvement national ». Cependant, la réalité de la femme indépendante et combattante ne s’est réellement institué que progressivement et lentement, au fur et à mesure que les mentalités évoluaient. Aujourd’hui encore, de nombreuses femmes sont « prises dans de complexes relations de pouvoir ». En effet, Olivier Grojean explique que ce « modèle PKK, original et inédit au Moyen-Orient » a été une source d’inspirations pour d’autres structures kurdes ou régionales. Cependant, il relève principalement d’une propagande bien rodée et parfaitement structurée. En effet, « la séparation homme / femme est importantes [et] les relations hommes femmes sont très codifiées ». En situation de guerre, le statut des femmes demeure central et essentiel à un maintien d’une cohésion nationale, cependant, la question est posée : qu’en sera t-il en temps de paix ?
Le dossier sur le Kurdistan(s) se clôt avec un article de Pierre Blanc [12], plaçant les territoires arables ainsi que les ressources en eau au coeur d’enjeux politiques majeurs, et en tant que leviers des relations entre les principaux acteurs régionaux que sont la Turquie, les Kurdes, l’Irak et la Syrie.
Alors que l’« or noir » constitue un élément majeur du potentiel économique et politique des pays de la région, le GRK refuse de négliger « son potentiel ‘vert’ », considérant que l’indépendance passe également par l’autosuffisance alimentaire. Cependant, la situation actuelle de désintégration des Etats et l’avancée de l’Etat islamique relèguent la question hydraulique au second plan, ce qui profite dans le même temps à Ankara, qui renforce son « hydro-hégémonie » dans la région. La puissance turque poursuit également son projet d’annexion des terres kurdes à une « Turquie indivisible », étant hantée par une possible perte de territoire qui serait source de division. A coup de projets et d’aménagements d’infrastructures d’exploitations des ressources, Ankara espère donc arriver à ses fins. Du côté syrien, la stratégie du gouvernement al-Assad est d’empêcher une « kurdisation » des terres et par conséquent empêcher l’achat de celles-ci par les Kurdes au moyen de la question foncière. L’idée était parallèlement de mettre en place une « ceinture arabe » à la frontière turque qui avait le double avantage souhaité de « diluer les populations kurdes et contrôler la frontière ». Mais les événements de 2011 ont obligé le gouvernement damascène à desserrer son emprise sur les terres arables, donnant une chance aux Kurdes. En Irak, finalement, « l’arabisation par la politique foncière et les aménagements furent également des instruments puissants de la stratégie d’exclusion des Kurdes », cependant la résistance menée par Barzani dans les années 1960 a ralenti le processus d’accaparation. De plus, depuis la réunification kurde survenue en 2005, le GRK se consacre, à côté de la gestion des ressources pétrolières, à mener une « politique de renaissance agricole supposée doper […] la souveraineté de la région. » Le GRK porte également toute son attention sur l’eau : Pierre Blanc souligne ainsi l’intervention très certainement motivée des Kurdes en été 2014 pour secourir le barrage de Mossoul, sur le point de tomber aux mains de l’EI. Pour conclure, l’auteur explique qu’en tant que « soubassement de l’histoire du pouvoir au Kurdistan mésopotamien » l’eau et la terre restent omniprésentes au sein de la politique kurde, même si les combattants font désormais face à l’EI.
La revue se clôt sur un article de géopolitique de Mehdi Alioua [13] sur les migrants sahariens au Maroc ; sur une présentation de la péninsule du Sinaï comme « le domaine réservé des militaires », écrit par Ivan Sand [14], et enfin sur un panorama de la situation souveraine saoudienne : « D’Abdallah à Salaman : succession royale et lutte de clan en Arabie saoudite », proposé par David Rigoulet-Roze [15].
Louise Plun
Louise Plun est étudiante à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV). Elle étudie notamment l’histoire du Moyen-Orient au XX eme siècle et suit des cours sur l’analyse du Monde contemporain.
Notes
[1] Martin van Bruinessen est anthropologue et professeur à l’université d’Utrecht aux Pays-Bas, ainsi que l’auteur de nombreux ouvrages sur les Kurdes, la Turquie, l’Iran, l’Indonésie et l’islam.
[2] Saïda Bédar est chercheur au CAPRI, Centre d’Analyse et de Prévention des Risques Internationaux.
[3] Hosham Dawod est anthropologue au CNRS, directeur du programme « Crises des sociétés, crises d’Etat » à la Fondation Maison des sciences de l’homme ; auteur (dir.) de La constante « tribu », variations arabo-musulmanes (Demopolis, 2013).
[4] Maria Fantappie est chercheur à l’International Crisis Group et spécialiste de l’Irak.
[5] Caecilia Pieri est responsable de l’observatoire urbain à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) de Beyrouth ainsi que spécialiste de l’histoire urbaine de l’Irak.
[6] Citation tirée d’un entretien réalisé par l’auteur de l’article.
[7] Jean Marcou est professeur à Sciences Po Grenoble ainsi que chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) d’Istanbul en Turquie.
[8] ean-François Pérouse est directeur de l’Institut français d’Etudes anatoliennes, (IFEA) à Istanbul.
[9] Clémence Scalbert-Yücel est responsable du pôle Etudes contemporaines de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) d’Istanbul en Turquie, enseignante chercheuse à l’université d’Exeter au Royaume-Uni.
[10] Jordi Tejel Gorgas est enseignant chercheur à l’Institut des hautes études internationales et de développement (IHEID) de Genève, ainsi que l’auteur de La question kurde : Passé et présent paru aux éditions l’Harmattan, en 2014.
[11] Olivier Gojean est maitre de conférences en sciences politique à Aix-Marseille université, auteur d’Identités et politiques.
[12] Pierre Blanc est enseignant-chercheur à Sciences-Po Bordeaux et Bordeaux Sciences agro, rédacteur en chef de Confluences Méditerranée et auteur de l’ouvrage : Proche-Orient : le pouvoir, la terre et l’eau, paru aux Presses de Sciences Po en 2012.
[13] Mehdi Alioua est professeur assistant à Sciences Po Rabat et chercheur au laboratoire d’études politiques et de sciences humaines et sociales (LEPOSHS) de l’université internationale de Rabat.
[14] Ivan Sand est chercheur à l’Institut français de géopolitique.
[15] David Rigoulet-Roze est chercheur à l’Institut d’analyse stratégique et auteur de : Géopolitique de l’Arabie saoudite, aux Editions Armand Colin, paru en 2005.
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