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Revue Moyen-Orient, numéro de juillet-septembre 2014

Par Ines Zebdi
Publié le 29/07/2014 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 11 minutes

Le premier article est un entretien avec Eugene Rogan, professeur à la Faculté des études orientales de l’université d’Oxford. En ces temps de célébration du centenaire de la Grande Guerre, l’article porte sur la Première Guerre mondiale au Moyen-Orient. Au moment du premier conflit mondial, le monde arabe, considéré comme faisant partie de l’Empire ottoman, allié de l’Allemagne, a joué un grand rôle dans le conflit. L’Empire ottoman affaibli était alors l’objet de convoitises, notamment de la part de la Russie qui souhaitait contrôler Constantinople et les détroits reliant la Mer Noire et la Méditerranée. Les Jeunes-Turcs au pouvoir ont alors passé un pacte avec l’Allemagne, qui a vu là une occasion de retournement du monde arabe contre le Royaume-Uni et la France, et une possibilité d’affaiblissement de ces deux puissances. En entrant en guerre en novembre 1914, l’Empire ottoman a donc entraîné avec lui les provinces arabes, et tout le Moyen-Orient a été le théâtre de champs de bataille : dans le désert occidental d’Égypte, dans le Sinaï, où les Ottomans souhaitaient fermer le Canal de Suez aux Britanniques, mais aussi en Mésopotamie, en Palestine et en Syrie actuelles. Les Britanniques ont d’ailleurs connu plusieurs défaites et ont parfois dû se rendre. De cette façon, les Ottomans ont rendu service aux Allemands, en mobilisant des forces alliées qui ne pouvaient pas être déployées sur le front occidental. Il faut noter que les civils ont également beaucoup souffert pendant cette guerre ; la Grande Syrie a connu une famine qui a coûté la vie à 250 000 personnes, et de nombreuses villes ont été détruites. Ce conflit a provoqué en outre l’émergence d’une contestation, les Arabes rejetant de plus en plus leur statut de subordonnés aux Turcs, et des sociétés secrètes sont apparues pour défendre les droits des Arabes dans un Empire ottoman décentralisé. Au début, les Arabes ne souhaitaient pas forcément sortir de l’Empire, mais surtout sortir de l’état de guerre. Beaucoup voyaient en effet dans leur indépendance un risque de soumission aux puissances européennes. La Première Guerre mondiale est par ailleurs la période où les frontières de la région sont redessinées, et où les puissances européennes se répartissent leur hégémonie, notamment la France et la Grande-Bretagne avec les accords Sykes-Picot. L’auteur rappelle les contradictions inhérentes aux promesses britanniques, cherchant à préserver des alliances existantes (France, Russie) mais aussi en créer de nouvelles (Arabes, Sionistes, Hachémites). Londres savait qu’il lui fallait des alliés en Palestine, et l’a placée sous autorité internationale de concert avec Paris. Le Royaume-Uni a ensuite exploité les revendications sionistes pour pouvoir rattacher le territoire à son empire. Le premier conflit mondial a donc eu des répercussions durables dans la région du Moyen-Orient. Beaucoup d’analystes ont prédit un redécoupage des frontières après le printemps arabe de 2011, même si pour l’instant, c’est surtout l’autoritarisme des régimes qui a été contesté plus que les frontières. Dans la population, la Première Guerre mondiale a surtout laissé le souvenir d’une période de misère et de souffrance.

Le bilan géostratégique 2014 proprement dit s’ouvre sur une introduction de Guillaume Fourmont, qui s’interroge sur un retour possible des dictateurs dans un monde arabo-musulman en ébullition, où la stabilité politique devient presque une exception et où le processus révolutionnaire s’annonce très long. Le début de 2014 a été caractérisé par de nombreuses élections dans la région, pas toujours très transparentes, rappelant le poids de l’autorité militaire et de l’autoritarisme dans cette région. Si les élections législatives en Irak se sont déroulées dans le calme, l’Algérie, la Syrie et l’Égypte ont connu des élections marquées par des scores « vertigineux », débouchant sur l’arrivée au pouvoir ou la confirmation d’hommes forts. La crise égyptienne a eu un retentissement sur toute la région et à l’instar du général Al-Sissi, plusieurs pays ont qualifié les Frères musulmans d’organisation ennemie. Ainsi, alors que la Turquie et le Qatar avaient soutenu le président Morsi et l’organisation islamiste, l’Arabie saoudite et la Jordanie les ont condamnés, ce qui a même déclenché une crise diplomatique qui a poussé Riyad, Manama et Abu Dhabi à rappeler leurs ambassadeurs en place au Qatar. La question d’une intervention armée en Syrie a également été à l’origine de désaccords entre les pays de la région. Parallèlement à cela, la jeunesse, qui représente un tiers de la population dans cette région du monde, semble de plus en plus préoccupée par la situation et de plus en plus pessimiste, comme le montrent les sondages réalisés entre 2013 et 2014, que la revue restitue sous forme de graphiques.

Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS, signe ensuite un article consacré au destin du Moyen-Orient, plongé dans un état de violence durable. La situation a en effet été propice à l’éruption d’une violence massive et à l’émergence de micro-territoires échappant au contrôle des États, avec l’entrée en scène d’un nombre sans cesse grandissant d’acteurs, les dynamiques de conflictualité évoluant vers un « inconnu total ». On assiste en effet à l’apparition de milices, à une militarisation de la jeunesse, et à l’élargissement des zones de conflit au-delà des frontières nationales. La crise que traverse le Moyen-Orient démontre les limites du système westphalien, pourtant à la base du système international. Ce modèle est aujourd’hui contesté par des acteurs collectifs, mais aussi de plus en plus par les États eux-mêmes, qui sont pourtant censés en être les principaux bénéficiaires. Or, certains d’entre eux agissent comme des milices et l’État apparaît alors « doublement meurtrier ». De plus, comme le note l’auteur, la communauté internationale représente aussi un facteur d’instabilité, soit parce qu’elle tente de « pallier les carences d’un État failli », sans apporter de réelle solution, soit parce qu’elle reste passive. Tout comme la crise égyptienne, la crise syrienne a des répercussions sur les pays voisins. En effet, l’Irak connaît une fragmentation religieuse et sociale de plus en plus forte et violente. Le Liban, avec le Hezbollah participant aux combats en Syrie, est en proie à des crises politiques et des phénomènes de violence. L’auteur cite enfin le cas de l’Égypte et de la Tunisie, dont la trajectoire pouvait apparaître comme similaire au début des révolutions, mais qui ont pris des chemins différents, notamment avec l’adoption d’une constitution consensuelle en Tunisie. L’auteur rappelle à ce propos qu’il faut rester vigilant sur les risques que peut engendrer un gouvernement de technocrates, car s’il permet de sortir de la crise, il peut vite apparaître comme illégitime. Il faut aussi se garder de négliger le facteur « violence », qui peut mobiliser la société et exacerber les passions.

S’ouvrent ensuite plusieurs pages qui détaillent la situation géopolitique de chaque pays de la région du Monde Arabe Moyen-Orient, sur la première moitié de l’année 2014. Ces études sont illustrées par des cartes, des repères chiffrés, des données diverses et des graphiques.

Les fiches-pays sont suivies d’un dossier géopolitique qui concerne d’une part la sécurité dans les monarchies du Golfe, d’autre part le monde des affaires à l’épreuve de la crise politique en Turquie, deux articles respectivement écrits par Emma Sourbier, doctorante en Sciences politique à l’Université d’Auvergne, et Dilek Yankaya, docteur associé au CERI-Sciences Po. Dans le climat de tension au Moyen-Orient, les régimes monarchiques du Conseil de coopération du Golfe essaient de préserver leur sécurité nationale et la stabilité monarchique qui les caractérisent. Depuis le soulèvement à Bahreïn en février 2011, toutes les monarchies craignent un « effet domino » dans la région. Ces régimes craignent également l’Iran, qui pourrait les déstabiliser. Ces craintes se développent à mesure de l’évolution de la dynamique sécuritaire dans la région. Les pays du Golfe sont préoccupés par le devenir du pacte « pétrole contre sécurité » qui avait été conclu avec les États-Unis. Depuis l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, les monarchies ont en effet compris qu’elles ne pouvaient pas compter sur elles-mêmes pour assurer leur propre sécurité. Les pays s’inquiètent également de l’éloignement des États-Unis, notamment de l’indépendance énergétique qu’ils pourraient atteindre grâce à l’exploitation des gaz de schiste, et de leur (relatif) rapprochement avec l’Iran depuis l’élection de Rohani, en 2013. Face à l’instabilité durable dans la région, les pays du Golfe tentent de devenir un nouveau centre de gravité régional et de donner une nouvelle impulsion à leur politique étrangère, notamment le Qatar et l’Arabie saoudite, notamment en utilisant de manière offensive l’arme de la rente pétrolière vis-à-vis de l’Égypte et de la Syrie par exemple. Les monarchies utilisent également leur poids économique comme « monnaie d’échange » dans le but d’influer sur certains acteurs internationaux, elles deviennent de plus en plus autonomes et spécialisées en matière de défense, et développent leur propre doctrine de recours à la force. Pour elles, s’éloigner des États-Unis semble encore trop risqué, et impensable actuellement, mais l’ouverture vers de nouveaux alliés est possible, comme avec la Chine et l’Inde ; on voit d’ailleurs se multiplier les accords politiques et économiques entre les pays du Golfe et l’Asie. Mais il faut noter que les pays asiatiques concernés n’ont pas pour l’instant la capacité d’assurer la sécurité des pays du Golfe comme peuvent le faire les alliés occidentaux.

La Turquie, pour sa part, traverse depuis plusieurs mois une crise politique qui a engendré une grande instabilité économique, sur fond de scandales de corruption ayant touché des proches du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002. Jusqu’aux élections de mars 2014, le pays a été secoué par des scandales relatifs à des écoutes téléphoniques entre patronat et responsables politiques. Le Premier ministre Erdogan, attaqué, a nié en bloc, dénonçant une opération dirigée directement contre lui. Ce scandale a entraîné une dépréciation de la livre turque, et les trois organisations patronales turques ont pris position dans ce débat. L’Association du grand patronat Tüsiad, qui avait pourtant soutenu Erdogan lors de son arrivée au pouvoir, s’est fortement désolidarisée de l’AKP, et notamment de ses prises de position sur la justice, mais aussi sur l’éducation et la laïcité. L’élection présidentielle de 2007 a été un tournant pour le Premier ministre Erdogan, qui a obtenu la liberté de contrôler les institutions publiques sans le veto présidentiel, et sans avoir besoin du soutien des associations patronales. Le Müsiad, représentant les PME a adopté une attitude plus nuancée vis-à-vis du Premier ministre, avec qui il a des affinités, et des scandales qui le concernent. Le Müsiad a ainsi soutenu les politiques néolibérales et islamiques de l’AKP. La troisième association patronale d’hommes d’affaires et d’industriels turcs, le Tukson, longtemps très proche du parti de l’AKP, a de son côté opéré un revirement total depuis l’opération anticorruption de 2013. Il a notamment diffusé des conversations téléphoniques fragilisant le pouvoir de M. Erdogan. Le premier mandat de l’AKP, entre 2002 et 2007, avait fait naître des espoirs de conciliation entre culture islamique et démocratie, avec la participation active du patronat, utile au rayonnement international de la Turquie. Mais de plus en plus, le pouvoir se personnalise autour du Premier ministre. Les scandales de corruption ont accéléré la polarisation de la société et des groupes patronaux, qui cherchent à accroître leur autonomie vis-à-vis du monde politique afin de lutter contre ses dérives autoritaires.

Un dernier dossier culturel vient clore ce numéro, avec un article de Bruno Nassim Aboudrar, professeur d’esthétique et de théorie de l’art à l’université Paris-III Sorbonne nouvelle, qui aborde l’histoire du voile. Au départ, le voile semble être un simple couvre-chef sans aucune connotation religieuse. La première mention religieuse du voile apparaît dans le Nouveau Testament, dans lequel Saint Paul demande que les femmes soient voilées pendant le culte, qui servirait à marquer symboliquement leur infériorité dans l’ordre du divin. Le Coran, quant à lui, ne mentionne quasiment pas le voile, qui devrait être porté pour des raisons civiles et non pas religieuses. Le retirer serait donc signe d’indécence mais pas d’impiété. Le voile, comme l’explique l’auteur, serait alors plus le symbole d’un enfermement social. Il deviendra alors un « problème » postcolonial. Le voile au Maghreb, devient une résistance passive, face aux colons dont « Les Arabes (leur) échappent parce qu’ils dissimulent leurs femmes à (leurs) regards ». Sous l’ère coloniale, les femmes maghrébines portaient un voile traditionnel, alors que le voile porté en France par exemple aujourd’hui, trouve plutôt ses racines dans les monarchies du Golfe. L’auteur rappelle ici un paradoxe dans ces femmes qui servent « d’image », alors même que l’image est interdite en islam. Bruno Nassim Aboudrar nous explique que si ces femmes se voilent, c’est peut-être aussi justement pour donner des images à l’islam qui n’en n’avait pas et à l’islam d’Europe qui pouvait paraître invisible, mais cette réaction ne serait finalement pas propre aux musulmanes. En conséquence, il se développe alors une mode du voile, avec différentes façons de le porter. En ce qui concerne le droit des femmes, l’auteur cite le premier féministe arabe Qasim Amin, qui aurait souhaité dès 1899 que les femmes soient plus libres et se dévoilent. Il rappelle également qu’il faut bien différencier le voilement voulu et le voilement forcé. En Europe, le voilement est plutôt libre, alors que dans les pays régis par le religion, le voilement des femmes est souvent forcé, qui marque une différence de statut de la femme. Il existe un voilement des hommes dans les pays arabes, tout d’abord pour lutter contre le froid ou la chaleur, mais qui rappelle toujours cette fonction de « bloquer le regard », de marquer une opposition à la visibilité.

Le dernier article de ce numéro de Moyen-Orient traite de la question du patrimoine en Syrie. Cheikhmous Ali, Docteur en archéologie du Proche-Orient ancien à l’université de Strasbourg, et fondateur de l’Association pour la protection de l’archéologie syrienne, nous explique en quoi le patrimoine de ce pays est « otage et victime » de cette guerre. Le patrimoine de Syrie, très précieux, représente un carrefour entre trois continents, mais souffre de pillages et de destructions depuis le début des combats. Ce patrimoine est particulier par sa richesse, sa diversité : il est aussi matériel qu’immatériel, archéologique ou religieux. Le pays est dans la zone du berceau de l’écriture, de la religion, des premiers Etats et son patrimoine en est une démonstration. La Syrie cache encore des milliers de sites et histoires encore non découvertes, qui ne pourront, pour certaines jamais être découvertes du fait des conflits. Le patrimoine de Syrie est également particulier car il constitue un lien très fort entre le passé et le présent, comme par exemple le Souk d’Alep qui restait le cœur économique de la ville, jusqu’à sa destruction en 2012. En général, les populations ont également essayé de préserver les sites dans un très bon état, et nécessite donc une gestion très minutieuse et particulière s’il s’agissait de les transformer en musées ou en lieux de mémoire. Malgré la présence de plusieurs musées, le patrimoine a souffert d’une mauvaise gestion car trop divisée, et d’un manque de ressources humaines et de protocole national pour faire l’inventaire de toutes les collections que possède le pays. Lorsque le pays entre en guerre, son patrimoine est menacé car il se trouve proche des zones de combats, et selon la Direction Générale des Musées et des Antiquités 420 monuments et sites ont déjà été endommagés dans le pays, mais la liste est loin d’être exhaustive, car beaucoup de monuments ne sont pas recensés, et tous les travaux de restauration sont stoppés. Certaines citadelles médiévales retrouvent même le rôle qui était le leur au Moyen Âge, comme à Homs ou Alep. L’armée syrienne s’est également installée dans certains musées qui sont devenus des casernes comme à Palmyre, et d’autres sont le théâtre de combat, comme le musée Al-Zehrawi à Homs. A tout cela, s’ajoute les pilleurs qui fouillent clandestinement les sites, sans aucune surveillance. Une intervention de la communauté internationale pour protéger le patrimoine semble impensable, et pourtant il représentera un point majeur de la reconstruction du pays, une fois la guerre achevée. Il faut reconnaître que le patrimoine syrien devra être maitrisé par des professionnels, dans le cadre d’une économie propre au patrimoine. L’enjeu de la reconstruction serait de réussir à réaffirmer l’identité syrienne et retrouver une cohésion sociale en faisant appel à la mémoire. Cela nécessite de respecter l’histoire syrienne, et s’il est primordial de prévenir les destructions actuellement, il faut également réfléchir activement à l’après-conflit.

A la fin de la revue, on trouve une sélection de livres, dont une bande-dessinée concernant le Moyen-Orient.

Publié le 29/07/2014


Ines Zebdi est étudiante à Sciences Po Paris. Ayant la double nationalité franco-marocaine, elle a fait de nombreux voyages au Maroc.


 


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