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Après la période marquée par la rationalisation des festivités de la ‘āshūrā’, la deuxième moitié du xxe siècle fut marquée par un retour en force de certaines formes de célébrations du martyre de Ḥusayn. Les enjeux de leur politisation, nous allons le voir, étaient pourtant totalement différents.
Passé 1948 et la création de l’État d’Israël, certains leaders politiques voulurent s’allier à des clercs et repenser les festivités de la ‘āshūrā’ en en renouvelant la portée symbolique et en transcrivant dans la lutte originelle de Ḥusayn contre Yazīd, la lutte contemporaine des Arabes pour la Palestine (1).
À Damas, où les pièces de théâtre représentant la passion de l’Imam avaient disparu depuis la réforme d’al-Amīn, on note depuis les années 1990 une réactualisation de ces représentations sur le terrain de football avoisinant le mausolée de Sayyida Zaynab (2). Les rituels de mortification font néanmoins encore l’objet de discussions entre les savants et d’aucuns ont par exemple appelé les pénitents à donner leur sang pour les Palestiniens au lieu de le faire couler lors des processions. C’est le cas notamment de Muḥammad Ḥusayn Faḍl Allāh (m. 2010) qui souhaitait ainsi renvoyer une image plus rationnelle et réfléchie de ces célébrations (3). Pourtant, là encore, ces débats mettent en lumière les divisions au sein du monde chiite et matérialisent l’éclatement de la marja‘īyya, que Sabrina Mervin date à la mort de l’ayatollah Abū al-Qāsim al-Khū‘ī (1992) (4). Le polycentrisme du chiisme et sa dimension transnationale et transétatique (5) – qu’incarne justement la dispersion des pôles d’autorité – ont contribué à renforcer la multiplication des marja‘, chacun tenant, on l’a vu, un discours très orienté par son ancrage local et la nécessité conjoncturelle de se rallier à des autorités politiques. Ainsi, au Liban, les célébrations rituelles de ‘āshūrā’ sont devenues le théâtre des rivalités entre le Hezbollah – qui reconnaît le Guide suprême iranien comme marja‘ – et les milices Amal, fondées par Mūsā Ṣadr et Ḥusayn Ḥusaynī et qui reconnaissent aujourd’hui l’ayatollah ‘Alī al-Sīstānī comme marja‘ (6). Khomeini et Khamenei en 1994 ayant interdit le taṭbīr, le Hezbollah proscrit à ses militants de les pratiquer (7). Le parti de Ḥasan Nasrallah préfère encourager ses partisans à la résistance contre l’ennemi israélien. En 2006, lors de l’occupation du sud-Liban par Tsahal, les fêtes de la ‘āshūrā’ deviennent autant de moyens de défier l’armée israélienne et d’exalter publiquement un esprit islamique, qui plus est ancré dans la longue histoire.
Les célébrations de la passion de Ḥusayn furent également politisées par des figures de proue chiites engagées dans la mobilisation des « masses chiites » (8). C’est le cas de l’emblématique imam Mūsā Ṣadr (1928-1978).
En prenant la tête du mouvement des déshérités (ḥarakat al-maḥrūmīn), ce clerc libanais – qui séjourna également en Iran – incarne le renouveau chiite et l’intrusion massive des oulémas en politique contre la tradition conservatrice qui incitait les hommes de religion à ne pas s’immiscer dans les affaires publiques. Il s’empare du thème des laissés-pour-compte, un thème cher au chiisme dont la tradition est imprégnée par l’esprit du martyre et de la persécution. Le mujtahid utilise les célébrations de la ‘āshūrā’ à Baalbek, en 1974, pour prononcer un discours devant 80 000 fidèles où la passion de Ḥusayn est politisée et instrumentalisée pour servir de fer de lance au combat pour l’égalité et la justice et pour la lutte contre le confessionalisme politique (9).
En cela, le clip musical « Barā’a al-‘ashiq » de Basem al-Karbalā’ī reprend de nombreux thèmes chers à ces discussions réformistes et contemporaines. La vidéo est riche d’enseignements sur les représentations et l’imaginaire qui sous-tendent ces fêtes. La vidéo, en ligne sur YouTube depuis le 15 décembre 2013, comptabilise plus de cinquante millions de visionnages. D’entrée, le chanteur est filmé paré d’un long vêtement noir renvoyant au deuil. Il se tient debout devant le minaret et la coupole du mausolée de Karbalā’ où est enterré ‘Abbās et sur lequel flotte au ralenti un drapeau noir où est inscrit l’invocation « Yā Ḥusayn ». Les plans qui suivent mettent en scène une foule d’enfants très jeunes, de noir vêtus, portant des turbans, devançant une foule d’adultes et frappant le rythme sur de larges tambours. Dans la procession, des pancartes sont brandies où sont marquées les paroles du nashīd, et des drapeaux verts flottent au vent. La dimension politique apparaît plus manifestement à 1’50 : la musique s’arrête soudainement et la procession semble dispersée lorsque des coups de feu éclatent. Une sirène de police résonne, la poussière foulée par les pénitents s’élève et on distingue, au sol, des corps inertes. Le plan suivant, une très jeune fille entièrement drapée dans un voile noir pleure sur une tombe sommairement construite dans un cimetière. La scène renvoie aux répressions dont furent parfois victimes les groupes chiites en Irak. La thématique de la souffrance est partout : un jeune garçon de la procession coupe profondément son pied nu en marchant ; la jeune fille accompagne un homme handicapé après avoir pleuré la mort de ses proches. Quand l’espoir semble avoir disparu, un homme – dont on ne distingue pas nettement le visage – paraît sur un magnifique cheval blanc. Il s’agit de l’allégorie de l’Imam Husayn, apportant réconfort et force dans le cœur des croyants. Dans la foulée, la procession reprend, entrecoupée par des scènes de distribution de nourriture. Un peu plus tard, alors que les forces abandonnent le jeune garçon blessé, ce dernier semble s’évanouir dans les bras de son père. Il se voit alors couché dans les bras de l’Imam, agenouillé auprès de lui. Dans un plan en contre-plongée, le soleil perce difficilement à travers les branches de palmiers mais le visage de l’homme est une nouvelle fois flou et paraît inondé de lumière blanche. Si la thématique de la souffrance est omniprésente, celles de la jeunesse et de l’amour sont également très importantes. Les plans où les jeunes garçons ou filles jouent les premiers rôles laissent entendre que la communauté chiite est renforcée par des jeunes martyrs dont le sacrifice et l’engagement pour la cause de Ḥusayn sont ardemment désirés et voulus.
Enfin, si l’on sort du cadre politique national, on se rend également compte que des rivalités entre les États existent et que les périodes de célébration de la ‘āshūrā’ en témoignent. Penchons-nous sur la question du mausolée de Sayyida Zaynab à Damas.
Le mausolée n’est pas un édifice contemporain et Ibn Jubayr (m. 1217), célèbre voyageur arabe, en faisait déjà mention dans ses récits. Sa « chiitisation » est en revanche plus contemporaine et est le résultat de la communautarisation de l’espace sacré lors des fêtes de la ‘āshūrā’ et de l’installation massive d’émigrés dans la zone. Au début du siècle dernier, Qabr al-Sitt, le village où est installé le mausolée, était marginal. Situé à sept kilomètres de Damas, l’espace était dominé par des activités agricoles et regroupait 200 habitants (10). En 1949 puis en 1967, deux vagues d’immigration palestinienne bouleversent en profondeur la zone. À cela s’ajoutent des migrations irakiennes dans les années 1970. C’est ainsi que ce petit village agricole passe de 800 habitants en 1960 à 100 000 en 1996.
La promotion et le développement des pèlerinages font de la zone un terrain de rivalités et d’investissements pour des notables locaux ou étrangers. Le mausolée fut ainsi rénové dans les années 1950 à l’initiative d’un comité de notables syriens comprenant aussi un Irakien, al-Ḥājj Bahbahānī. Les chiites syriens tâchèrent néanmoins de s’assurer du contrôle de ces entreprises grâce à l’emprise qu’avait la famille Murtadā sur l’administration des waqf-s du mausolée depuis le xive siècle.
Au-delà de ces questions concernant le tombeau de Zaynab, c’est à travers le financement de ḥusaynīyyat ou de ḥawza-s (des institutions cléricales) que les rivalités intra-chiites se révèlent. En l’espace de dix ans, entre 1973 et 1982, deux des principales ḥawza-s furent fondées autour du mausolée, l’une par un Irakien, Sayyid Ḥasan Shīrāzī (m. 1980), l’autre grâce à des fonds iraniens. L’objectif de ces institutions était de concurrencer les autres places fortes du chiisme, Najaf et Qom. Cela conduisit à l’installation de mujtahid-s suivis par des étudiants qui venaient chercher l’enseignement qu’ils estimaient être le meilleur.
C’est dans ce contexte de développement presque ex-nihilo de la zone de Sayyida Zaynab que les institutions religieuses, touristiques et politiques iraniennes, irakiennes et syriennes se sont livrées une compétition. Des compagnies de transport pour les pèlerins se sont créées, ont capté la forte demande et ont profité du développement des grands axes de circulation entre les trois pays en question. Des investisseurs privés ont capitalisé sur l’afflux de pèlerins lors des fêtes de la ‘āshūrā’ pour développer des infrastructures d’accueil hôtelières imposantes. C’est le cas de l’homme d’affaire syrien, Ṣā’ib Naḥḥās.
L’étude des rites de la ‘āshūrā’ sur un spectre historique très large permet d’entrevoir les processus populaires, religieux et politiques à l’œuvre derrière ces pratiques de commémoration.
L’époque médiévale, et en particulier les viiie, ixe et xe siècles, fut un moment de cristallisation fondamental des identités communautaires à travers l’historiographie. Cela est vrai pour le proto-sunnisme et à plus forte raison pour le chiisme. Le passage dans la clandestinité et la répression du pouvoir central omeyyade de Damas puis abbasside de Bagdad furent autant d’éléments historiques qui poussèrent les partisans à ‘Alī à fonder un dogme gravitant autour d’évènements fondamentaux. Parmi ces évènements à l’origine du ferment martyrologique de l’idéologie chiite se situe le martyre de Ḥusayn à Karbalā’. Son sacrifice et celui de ses proches, son courage face aux troupes omeyyades et la résistance des captifs emmenés à Damas furent idéalisés pour devenir l’incarnation du comportement exemplaire de l’Imam face à la tyrannie. La naissance du genre des maqātil-s incarne ce besoin de cristallisation mémorielle et de codification du souvenir. Aux pèlerinages discrets et débutants s’ajouta donc une production littéraire importante dans laquelle l’identité de la communauté était en maturation.
À mesure que le chiisme se répandit au Moyen-Orient et en Asie centrale, et plus encore après l’institutionnalisation de la religion de ‘Alī par les Safavides, les rites de la ‘āshūrā’ se développèrent de manière exponentielle, s’ancrant néanmoins systématiquement dans les contextes locaux. Les vagues de migration à l’époque moderne et contemporaine participèrent à l’importation de nouvelles formes de célébration qui parfois furent adoptées par les populations locales. Tôt, des débats éclatèrent entre les savants et les autorités religieuses sur la licéité de certaines pratiques. L’émission de fatwas à ce sujet à l’époque du premier shah qādjār, Āghā Muhâmmad Khān (m. 1797) témoigne déjà de l’absence de consensus. Un peu moins d’un siècle après, en 1866, le comte de Gobineau avait saisi à quel point ces rites s’étaient profondément ancrés comme des pratiques populaires. En témoignent ces lignes :
« La passion publique passe hardiment par-dessus ce blâme, et, quoiqu’en puissent dire les moullas, non seulement on ne vit, dans les dix premiers jours de Moharrem, que pour les tazyèhs, mais l’usage s’établit de plus en plus d’en représenter dans le cours de l’année comme œuvre pie. » (11)
La question se pose visiblement encore aujourd’hui et les tentatives de réforme entreprises par certains mujtahid-s comme Muḥṣin al-Amīn se sont heurtées à de fortes résistances populaires. S’attaquer à ces rituels revenaient, pour les détracteurs de la réforme, à affaiblir le lien fondamental entre les pénitents et donc à affaiblir la communauté chiite. D’autant que dans certaines zones, au Liban par exemple, ces célébrations ont pris des allures de rites de passage. Les jeunes enfants mâles se trouvent parfois parmi les foules de pénitents, revendiquant ainsi leur passage à l’âge adulte (12).
La confessionnalisation des crises moyen-orientales devrait renforcer plus encore la mise en valeur de ces pratiques communautaires. On voit là apparaître manifestement une question centrale au sein du chiisme : l’impossibilité des autorités religieuses à interdire voire à simplement contrôler ces pratiques témoignent explicitement de la crise de la marja‘īyya et de la perte d’influence des pôles d’autorité historique du chiisme. Derrière la ligne discursive de certains leaders sunnites et occidentaux dramatisant les risques d’un prétendu arc chiite au Moyen-Orient, on distingue pourtant des lignes de fracture importantes et des rivalités politiques et religieuses acharnées au sein des groupes chiites. L’étude des rituels de la ‘āshūrā’ permet de distinguer une compétition importante des marja‘ libanais, syriens mais surtout irakiens et iraniens pour renforcer leur influence. Cette reconfiguration des polarités savantes, intellectuelles, politiques et financières du chiisme a et aura des conséquences qu’il est néanmoins ardu de prédire aujourd’hui.
Les sources discursives produites en masse par les groupes armés islamistes sunnites et chiites en Irak et en Syrie devraient en revanche permettre de dresser un tableau intéressant des outils de propagande mobilisés pour exalter et justifier le combat mené. Le phénomène milicien chiite en Irak, encore peu étudié, a pourtant généré une abondante iconographie et littérature où la passion de l’Imam Ḥusayn et le paradigme du sacrifice de soi et de la lutte contre la tyrannie est largement mobilisé, permettant d’établir une filiation constante entre les combats fondamentaux des Imams et les combats contemporains, toujours perçus dans leur dimension eschatologique.
Lire les parties précédentes :
– Rituels et célébrations de la ‘āshūrā’ : retours historiques sur la construction d’une mémoire communautaire chiite (1/4). De l’événement à la mémoire : martyrologie chiite et construction d’une mémoire communautaire
– Rituels et célébrations de la ‘āshūrā’ : retours historiques sur la construction d’une mémoire communautaire chiite (2/4). Anthropologie des pratiques rituelles
– Rituels et célébrations de la ‘āshūrā’ : retours historiques sur la construction d’une mémoire communautaire chiite (3/4). Une brève histoire des pratiques rituelles : développement, mouvements réformistes et résistances populaires
Notes :
(1) Id., ‘Âchûrâ’ : Sommes Remarks », p. 140.
(2) Id., « ‘Āshūrā’ Rituals », p. 522.
(3) Ibid., p. 526.
(4) Id., « Sayyida Zaynab ».
(5) Jean-Paul Burdy, « Le ‘croissant chiite’ ».
(6) Voir là-dessus, Id., « De la Bekaa à la guerre en Syrie » ; « Le ‘croissant chiite’ ».
(7) Sabrina Mervin, « ‘Âchûrâ’ : Some Remarks », p. 145.
(8) Ibid., p. 140.
(9) Nadine Picaudou, La déchirure libanaise, pp. 129-131.
(10) Sabrina Mervin, « Sayyida Zaynab ».
(11) Comte de Gobineau, Les religions et les philosophies de l’Asie centrale, cité dans Sabrina Mervin, Un réformisme chiite, p. 240.
(12) Sabrina Mervin, « Les larmes et le sang des chiites », p. 164.
©Les Clés du Moyen-Orient, tous droits réservés
Sources :
Basem al-Karbalā’ī, « Barā’a al-‘ashiq », clip musical posté le 15 décembre 2013 [https://www.youtube.com/watch?v=-wFJCG_88sw], dernière consultation : 24 décembre 2017
––, « Yā Abū Fāḍil », enregistré le 7 muḥarram 1439 H. [https://www.youtube.com/watch?v=l7WIn7ydCDY&t=123s], dernière consultation : 24 décembre 2017
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Enki Baptiste
Actuellement en master recherche, rattaché au CIHAM (UMR 5648) et à l’université Lumière-Lyon II, Enki Baptiste travaille sous la direction de Cyrille Aillet sur la construction d’un imaginaire politique du califat.
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