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Troisième volet de la série « Salafisme », cet article a vocation à détailler les spécificités du salafisme en Tunisie. Le cas tunisien est particulièrement intéressant car il constitue depuis la révolution de 2011 un véritable laboratoire d’observation du comportement des groupes salafistes au contact d’un régime démocratique naissant. La recomposition du jeu politique autour de nouvelles règles sécularistes et pluralistes met les salafistes au défi de l’intégration sociétale et institutionnelle – notamment au sein de partis politiques.
Lire également :
– Recension de l’ouvrage de Roel Meijer (ed.), Global Salafism : Islam’s New Religious Movement
– Salafisme (1) : Origines et évolutions doctrinales
– Salafisme (2) : manifestations et classifications contemporaines
– Entretien avec Mohamed-Ali Adraoui – Du salafisme aux salafismes : l’incidence des Révolutions arabes sur le fondamentalisme salafi
Le salafisme en Tunisie est généralement vu comme une religiosité importée de l’Arabie saoudite et complètement étrangère à l’islam traditionnel local. D’un point de vue généalogique, le salafisme tunisien est le produit d’une dissension au sein du Mouvement de la Tendance Islamique (ancêtre d’Ennahdha) dans les années 1980 sur la question des procédures démocratiques et notamment des élections. Une partie des militants quittèrent le parti et créèrent en 1986 le Front Islamique Tunisien (FIT), premier groupe salafiste du pays. Durement réprimé à partir de 1990, le FIT se dissout sous l’effet de la dispersion de ses militants, les uns exilés hors de Tunisie, les autres emprisonnés, et les plus radicaux partis rejoindre les jihad afghans et bosniaques (1). A leur retour ou leur libération après la révolution de 2011, une partie de ces militants s’efforce de structurer la mouvance salafiste en associations et partis politiques (2).
Cet effort d’intégration rencontre toutefois deux obstacles. D’abord, la mouvance salafiste quiétiste et apolitique qui était restée en Tunisie sous Ben Ali, tolérée en raison de sa distance critique vis-à-vis d’Ennahdha (3), s’oppose à tout effort de formalisation et d’institutionnalisation du salafisme. A cela s’ajoute le concours d’une nouvelle génération de salafistes, non seulement plus jeune et moins encline à la participation en politique, mais également plus propice à la radicalisation.
Cette nouvelle jeunesse salafiste est dans une large mesure le produit du régime de Ben Ali, fondé sur un « Etat autoritaire avec une économie prédatrice favorisant les élites » et laissant pour compte les classes populaires, notamment celles des régions rurales, affectées par une chute du niveau de vie (4). Pour Hamza Meddeb, la jeunesse peu éduquée et issue des classes défavorisées souffre ainsi d’une double « crise d’avenir et de sens », l’absence de perspectives allant de pair avec la quête d’une nouvelle spiritualité (5). Or, comme le formule Fabio Merone, l’islam fournit à ces jeunes « des points de référence pour expliquer leur condition socio-économique marginale ainsi qu’une voie pour en sortir » (6).
Avec la révolution et la destitution de Ben Ali le 14 janvier 2011, la religiosité contrainte de cette jeunesse bénéficie d’un espace inédit de liberté et d’expression. Le champ religieux, jusqu’ici monopolisé et contrôlé par l’Etat, voit l’apparition de nouveaux acteurs religieux souvent radicaux et capitalisant sur l’effondrement de la légitimité des imams officiels. Véritables « entrepreneurs de morale » (7), les sheikhs salafistes gagnent en influence dans les régions intérieures les plus défavorisées (comme la ville de Sidi Bouzid) en offrant services religieux et sociaux (8).
L’euphorie révolutionnaire pousse également des groupes salafistes à investir des universités et à interrompre des activités culturelles jugées impies (9). Elle favorise aussi une surenchère dans l’expression et la visibilité publique qui inhibe la capacité de la génération salafiste précédente à créer des structures politiques bénéficiant d’une base sociale fidèle. Une fracture générationnelle se met ainsi en place, les anciens cherchant à s’intégrer dans la politique institutionnelle, les jeunes se focalisant sur la street politics (10).
La chute de Ben Ali et la fin de l’autoritarisme mettent les salafistes tunisiens face à un dilemme inédit : faut-il investir le nouvel espace de liberté et se constituer en force politique afin de faire valoir notre vision de la société, au risque de constituer une cible plus identifiable et d’être en contact avec des instances démocratiques ? Au lendemain de la révolution, trois sous-groupes salafistes s’opposent quant à l’islamité et l’opportunité de la participation en politique.
Une première tendance, formaliste, se constitue autour de deux pôles eux-mêmes en désaccord sur la stratégie politique à adopter. D’un côté, Ansar al-Sharia et son leader Abu Iyadh s’efforcent de constituer un réseau salafiste national et transnational. L’objectif du mouvement n’est pas la conquête du pouvoir mais la création d’un Etat islamique par la da’wa (appel, prédication) (11). Jusqu’en 2013, Ansar al-Sharia rejettera explicitement la violence, et refuse de déclarer la Tunisie terre de jihad.
A l’opposé, des leaders salafistes souvent exilés hors de Tunisie sous Ben Ali (c’est par exemple le cas de Mohammed Khouja) décident de créer des partis politiques à référentiel salafiste. Plusieurs d’entre eux seront légalisés après la révolution : Jabhat al-Iṣlaḥ (héritier du FIT) en 2011, Hizb al-Rahma, Al-Assala, Hizb ut-Tahrir et Parti tunisien de la prospérité en 2012, le Mouvement d’unification islamique de Tunisie en 2013, et le Parti Tunis Al-Zitouna (12).
Une deuxième tendance, cristallisée autour de la figure de Khatib Idrissi, s’oppose directement à l’institutionnalisation de la mouvance salafiste au motif du danger de présenter à l’Etat une structure politique facilement identifiable en cas de répression. Troisièmement, une voie intermédiaire constituée de salafistes indifférents à la politique ou extérieurs à ces controverses se noue autour de la personne d’Abu Abdallah al-Tunisi.
Au cœur de ces divisions se trouve la problématique de la création d’une organisation ou d’un parti politique (hizbiyya), souvent considérée par les salafistes comme contradictoire avec le principe du tawhid (unicité divine) en raison de sa propension à diviser la communauté (fitna) et à factionnaliser l’umma. Si, sous Bourguiba puis sous Ben Ali, la question de l’engagement dans le champ partisan ne se posait pas aux salafistes en raison de la nature autoritaire de l’Etat, la révolution a confronté ces derniers à un changement de réalité (waqi’) remettant en cause une attitude apolitique jusqu’ici adoptée par défaut.
La question de l’équilibre entre réalité (waqi’) et doctrine (‘aqida) n’est pas nouvelle au sein du courant salafiste. Pour les quiétistes, aussi qualifiés de puristes, le manhaj salafi (la méthode salafiste) (13) implique non seulement de conserver la même attitude envers le pouvoir quelle que soit la nature de ce dernier mais également de se focaliser sur un effort de da’wa (appel) destiné à éveiller les musulmans à une Vérité textuelle de l’islam valable en tout temps et en tout lieu. Pour les salafistes pragmatiques et proto-politiques qui apparaissent avec la révolution tunisienne, le changement de réalité impose au contraire de réinterpréter les sources de l’islam et d’en débattre afin de les ajuster aux nouvelles circonstances (ahwal) et temps (zaman) advenus avec la chute de Ben Ali.
Cette politisation relative du salafisme, justifiée par la nécessité d’une nouvelle approche de la réalité (fiqh al-waqi’), entre en résonnance avec le cas du groupe égyptien al-Jama’a al-Islamiyya, qui, dans les années 2000, rétropédala sur son agenda violent au nom de l’impératif de faire primer la réalité (waqi’) et l’intérêt général (maslaha) sur le texte (14).
En Tunisie, l’adoption d’une conception similaire, bien que ne découlant pas d’une répression violente de l’Etat mais d’un changement de régime, se traduit aussi par un renouvellement du lexique employé concernant la politique. Une partie des salafistes commence à employer les termes de nation (waṭan) et de citoyens (muwāṭinūn) là où les notions de communauté (umma) et de sujets (raʿaya) sont traditionnellement usitées. La revendication de droits fondamentaux (al-ḥuqūq al-asāsiyya) et des libertés générales (al-ḥurriyyāt al-ʿāmma) est également nouvelle (15).
Cette dynamique de politisation reste néanmoins marginale, et on observe deux contre-phénomènes relativisant l’intégration des salafistes dans le jeu politique.
D’abord, le retour du quiétisme suite au basculement de la révolution en guerre civile au Yémen, en Syrie et en Libye et à l’échec des Frères musulmans en Egypte (16). Une part des salafistes se repositionne comme une force apolitique et conservatrice, potentiellement génératrice de stabilité sociale pour le pouvoir en place, conduisant – du moins jusqu’en 2013 avec l’irruption de violence faisant suite à l’interdiction d’Ansar al-Sharia – à « une division du travail politique implicite entre Ennahdha et les salafistes » (17). Cette résilience du quiétisme en dépit du processus de politisation enclenché par les révolutions se retrouve également en Jordanie (18), au Yémen (19), et relativise la faculté de la mouvance salafiste à évoluer en direction d’une institutionnalisation politique.
Ensuite, la popularisation du jihad parmi les salafistes, en particulier au sein de la nouvelle génération, constitue un second obstacle à la normalisation de la mouvance salafiste vis-à-vis de l’opinion publique et du jeu institutionnel. L’échec de l’intégration d’Ansar al-Sharia dans le système d’une démocratie libérale et sa désignation comme organisation terroriste en août 2013, qui n’est pas sans rappeler la politique répressive de l’ancien régime à l’encontre du Mouvement de la Tendance Islamique, témoigne à la fois de l’incapacité d’Ennahdha à obtenir le soutien indivisible des milieux fondamentalistes et du refus irréductible de la politique moderne par un segment de la mouvance salafiste.
Notes :
(1) Stefano Torelli, Fabio Merone & Francesco Cavatorta, “Salafism in Tunisia : Challenges and Opportunities for Democratization”, Middle East Policy, Volume 19 Issue 4 Winter 2012, pp. 140–154, p. 141
(2) Samir Amghar, « Qui sont les salafistes tunisiens ? », 18/03/2012, Kapitalis, en ligne : http://www.kapitalis.com/politique/8876-qui-sont-les-salafistes-tunisiens.html
(3) Samir Amghar, Ibid
(4) Fabio Merone & Francesco Cavatorta, “Salafist mouvance and sheikh-ism in the Tunisian democratic transition”, Working Papers in International Studies, Centre for International Studies, Dublin City University, n°7/2012
(5) Hamza Meddeb, « La montée de la radicalisation n’est pas liée à la démocratisation », 27/12/2016, Le Courrier de l’Atlas, en ligne : http://www.lecourrierdelatlas.com/tunisie-hamza-meddeb-%C2%AB-la-montee-de-la-radicalisation-n-est-pas-liee-a-la-democratisation-%C2%BB--7021
(6) Fabio Merone & Francesco Cavatorta, “Salafist mouvance and sheikh-ism…”, op. cit., p. 7-8.
(7) Howard S. Becker, Outsiders : Studies in the Sociology of Deviance, New York, The Free Press, 1973.
(8) Hamza Meddeb & Georges Fahmi, “Market for Jihad. Radicalization in Tunisia”, Carnegie Middle East Center, October 2015.
(9) International Crisis Group, Tunisie : violences et défi salafiste, Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord, n° 137, 2013, pp. 22-23.
(10) Fabio Merone & Francesco Cavatorta, « The emergence of Salafism in Tunisia », 17/08/2012, Jadaliyya, en ligne : http://www.jadaliyya.com/pages/index/6934/the-emergence-of-salafism-in-tunisia
(11) Fabio Merone, « Salafisme in Tunisia : An Interview with a Member of Ansar al-Sharia », 11/04/2013, Jadaliyya, en ligne : http://www.jadaliyya.com/pages/index/11166/salafism-in-tunisia_an-interview-with-a-member-of-
(12) International Crisis Group, Tunisie : violences et défi salafiste, Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord, n° 137, 2013, pp. 22-23.
(13) Pour plus d’informations sur le manhaj, voir articles 1 et 2 de cette série.
(14) Roel Meijer, « Commanding Right and Forbidding Wrong as a Principle of Social Action. The Case of the Egyptian al-Jama’a al-Islamiyya », in Roel Meijer (ed.), Global Salafism. Islam’s New Religious Movement, London, Hurst & Co. Publishers, 2009, pp. 189-220.
(15) Roel Meijer, « Salafisme : de l’observation doctrinale à l’engagement politique », in Salafisme. Un islam mondialisé ?, Moyen-Orient n° 33, pp. 28-33.
(16) Francesco Cavatorta, « Quand le salafisme fait sa ‘révolution’ : l’exemple tunisien », in Salafisme. Un islam mondialisé ?, Moyen-Orient n° 33, pp. 34-39.
(17) Samir Amghar, « Qui sont les salafistes tunisiens ? », Ibid.
(18) Joas Wagemakers, « The Dual Effect of the Arab Spring on Salafi Integration : Political Salafism in Jordan », in Francesco Cavatorta & Fabio Merone (eds.), Salafism After the Arab Awakening : Contending with People’s Power, London, Hurst & Co, 2013, pp. 119-135.
(19) Laurent Bonnefoy, « Salafis and the ‘Arab Spring’ in Yemen : Progressive Politicization and Resilient Quietism », Arabian Humanities, 4 (2015).
Théo Blanc
Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme.
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