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Si selon l’astrologue Abū Ma‘šar (787-886), les influences planétaires n’excluent pas la chance et la liberté d’action de l’individu, la ville qui est née sous de mauvais auspice tels que ceux de Saturne et Mars pourrait, quant à elle, être promise, tôt au tard, à rencontrer son funeste destin et être prise d’assaut par des forces étrangères qui renverseront la dynastie qui l’avait fait naître puis celle qui l’a reconstruite. Tel fut le cas de Bagdad dont le nom, signifiant « donnée par dieu » ou par la chance, le lot [1], ne la sauva pas de nombreuses chutes, quand le moment de la mauvais fortune (naḥs en arabe) s’abattit sur elle.
Avant le saccage qui l’a vue déchirée et dépouillée de ses richesses en 2003, la ville fut le théâtre d’une avancée majeures des Mongols qui sonna le glas du pouvoir ismaélien et abbasside en Irak le 10 février 1258. Dans la littérature arabe et persane, le récit de cet évènement prend des allures apocalyptiques ; dans les récits astrologiques, il est vu comme la fin du cycle annoncée qui entraînera la venue du Daǧǧal (l’antéchrist) puis du sauveur avant le jugement dernier. Pourtant, il s’agit d’un prisme de vision, tout comme la littéraire zoroastrienne qui narre la défaite sassanide et donne une vision de fin du monde aux conquêtes arabes. Les événements relatés par les perdants sont annonciateurs de désastres plus dévastateurs encore alors que la littérature des conquérants est teintée d’une volonté de reconstruction et d’amélioration. Les textes apocalyptiques iraniens narraient la réalité des conquêtes arabes dans le sang et l’asservissement des populations. Or, les spécialistes ont démontré que cet après-conquête s’est fait dans la continuité tant d’un point de vue administratif que social, politique et culturel, surtout à l’époque abbasside même si une opposition à la domination arabe s’est développée à l’est de l’Iran. Il est nécessaire d’accomplir le même pas de côté lorsque l’on parle des conquêtes mongoles vues par les chroniques arabes ; d’autres visions de l’Histoire, telle que les chroniques syriaques, ne décrivent pas les évènements de la même façon.
Abū Ǧaʿfar Muḥammad Ibn Muḥammad Ibn al-Ḥasan Naṣīr ad-Dīn aṭ-Ṭūsī (1201-1274) fut un des savants les plus influents de son temps. Celui qui fut appelé « le troisième maître » après Aristote et al-Fārābī, était l’exemple même du polymathe accompli ; on lui doit des ouvrages de mathématiques, géométrie, astronomie, philosophie, jurisprudence, médecine, logique, mysticisme, minéralogie et théologie. Il était également doté d’un sens visionnaire qui changea la face du pouvoir de son temps. De Tūs où il est né, il s’en alla étudier à Nišapūr puis en Irak où il rencontra notamment celui qui fut un maître de mathématique et d’astronomie, Kamāl ad-Dīn Ibn Yūnus (1156-1242). D’obédience shiʿite, il se convertit à l’ismaélisme après avoir étudié sous le patronage du gouverneur de Sartaḫt (province du Qūhistān), Muḥtašam Nāṣir ad-Dīn ʿAbd ar-Raḥīm Ibn Abī Manṣūr, pour lequel Ṭūsī écrit un traité d’éthique, économique et politique, le Aḫlāq-i Nāṣirī. Vers 1246, Ṭūsī publie son autobiographie spirituelle, Sayr wa soluk, dans laquelle il décrit comment il en est venu à se détourner des connaissances exotériques pour se plonger dans la philosophie ésotérique. Cette même année, il est enregistré comme étant à Alamut, le quartier général des Ismaéliens. Les raisons de sa présence dans cette forteresse restent troubles car certains chroniqueurs rapportent qu’il aurait été un espion à la solde du calife de Bagdad et Ṭūsī lui-même, bien qu’il ait eu accès aux précieux documents de la librairie ismaélienne, réfutera son appartenance à ce mouvement. 20 ans plus tard, il réédite le Aḫlāq-i Nāṣirī mais efface la dédicace comme il aurait effacé de sa vie la doctrine ismaélienne qui l’avait porté jusqu’au qu’au cœur du pouvoir et du savoir de cette tendance philosophique, dans la librairie de la répandue imprenable citadelle d’Alamut.
L’histoire de Ṭūsī et son rôle dans le développement de la philosophie ismaélienne sont, encore aujourd’hui, entourés de mystère. Ce brillant savant était autant capable d’aligner des formules mathématiques que d’écrire un traité éthico-eschatologique censé guider son lecteur pour parvenir à voyager du monde matériel au monde spirituel : le Rawḍāt at-taslīm yā taṣawwurāt. Cette œuvre inspirée de la conception néoplatonicienne de l’émanation contient une description de la cosmologie ismaélienne qui a inspiré la doctrine des Seyedena (maîtres) de la forteresse iranienne d’Alamut, parmi lesquels Hassān Ibn al-Sabāh (1050-1124) dont Valdimir Bartol (1903-1967) a romancé l’existence et les actes dans ces périodes troubles où la chute était proche. Son roman « Alamut », initialement écrit en slovène en 1938 puis traduit dans une multitude de langues à travers le monde, est une critique politique contre Mussolini, Hitler et Staline qui, comme Hassān Ibn al-Sabāh, manipulent les individus pour les convaincre de la nécessité du sacrifice. Le chef de l’Etat dispersé de ceux que les Occidentaux nommèrent les « Assassins » a acquis une réputation sulfureuse et il s’est dit que son puissant pouvoir sur le mental de ses hommes venait de la promesse du paradis et de ses délices auquel ils auraient directement accès alors que leur passage sur terre atteindrait son terme.
Les missions suicides organisées par le groupe réfugié sous sa bannière visaient directement des hommes politiques et religieux de l’époque, abbasside ou seljoukides, que les Ismaéliens nazaréens n’hésitaient pas à exécuter pour déstabiliser l’ordre social et politique de l’époque. Le vizir Nizam al-Mulk et le sultan Malekšah sont assassinés dans des circonstances inconnues. Omar Ḫayyam, témoin de cette époque, la relate dans ses poèmes. L’histoire trouble et sulfureuse de la forteresse d’Alamut prend fin en 1256 avec les conquêtes mongoles et la disparition des documents de sa riche bibliothèque. Plus tard, l’austère juriste hanbalite Muhammad Ibn Taymiyyah (1263-1328) blâme Tūsī qu’il nomme responsable de la chute de Bagdad et de la fin de la dynastie abbasside, ce qui ajoute des éléments à sa propagande anti-shiʿite.
Alors que les mongols approchent, Ṭūsī est envoyé en ambassadeur pour éviter l’affrontement. Nous ne saurons sans doute jamais les teneurs de l’échange entre Hülegü Khan, petit-fils de Čengiz Khan et fondateur de la dynastie Il-khanid (1256-1336), lorsque celui-ci arriva en Iran en exigeant la soumission de tous ceux qui prétendraient à l’autorité dans la région. Néanmoins, en faisant allégeance au nouveau maître de l’Iran et de l’Irak, Ṭūsī, qui se préférait le titre d’astronome à celui d’astrologue, lui aurait néanmoins permis, par l’entremise de ses dons divinatoires et de l’observation des étoiles, de conquérir Bagdad.
Les derniers jours de Bagdad sont détaillés de la main même de Ṭūsī dans le récit ajouté à l’histoire de Čengiz Khan et des Mongols de Jovayni (1226-1283), qui couvre la période allant jusqu’à la chute des Ismaéliens. Ṭūsī fut le témoin direct des événements entourant le siège de Bagdad et la mort du calife al-Mostaʿṣem le 14 Ṣafar 656/20 février 1258 et accompagna Hülegü Khan dans ses campagnes à l’Ouest.
Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
– La fondation de la ville de Bagdad
– Bagdad au Moyen Âge
– La chute de Bagdad en 1258 : entre l’événement historique et ses symboliques (1/2)
– La chute de Bagdad entre historiographie arabe et mongole (2/2)
Quelques liens :
Bar Hebraeus (Ebn al-ʿEbri), 1932, The Chronography of Gregory Abu’l-Faraj … Bar Hebraeus, being the First Part of His Political History of the World, tr. E. A. Wallis Budge, 2 vols., London.
Browne, E.G., 1928, A Literary History of Persia II, Cambridge, 1928, pp. 484-86.
Dabashi, H., 1996, “Khwājah Naṣir al-Din Ṭusi : The Philosopher/Vizier and the Intellectual Climate of His Times,” in Seyyed Hissein Nasr and Oliver Leaman, eds., History of Islamic Philosophy, 2 vols., London and New York, I, pp. 527-84.
Dabashi, H., 1996, The “Philosopher/Vizier Khwāja Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī and the Ismaʿilis,” in Farhad Daftary, ed., Medieval Ismaʿili History and Thought, Cambridge, pp. 231-45.
Daftary, F., 1995, The Assassins Legends : Myths of the Ismaʿilis, London and New York.
Daftary, F., 2000, “Naṣir al-Din Ṭusi and Ismailis of the Alamut Period,” in N. Pourjavady and Z. Vesel, eds., Nasir al-Din Ṭusi : Philosophe et savant du XIIIe siècle, Tehran, pp. 59-67.
Lane, G.E, 2003, Early Mongol Rule in Thirteenth Century Iran : A Persian Renaissance, London, pp. 213-25.
Lane, G.E, “Jovayni, ʿAlā’-al-Din”, Encyclopædia Iranica, XV/1, pp. 63-68, available online at http://www.iranicaonline.org/articles/jovayni-ala-al-din
Lane, G.E., “Ṭūsīn Naṣir al-Din”, Encyclopædia Iranica, online edition, 2018, available at http://www.iranicaonline.org/articles/tusi-nasir-al-din-bio.
Van Renterghem, V., 2016, Les élites bagdadiennes au temps des Seldjoukides : Étude d’histoire sociale, Presses de l’Ifpo.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Notes
[1] Bagga renvoie également à la notion de Baxt qui est polysémique désigne à la foi le fait de donner une part, une divinité indienne ou le destin, voir W. Eilers, S. Shaked, « Baḳt », EIr, s.v.
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Ce titre fait référence à l’ouvrage Mathias Enard : « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants » publié le 15 août 2010 aux éditions Actes Sud que nous conseillons vivement au lecteur féru d’Histoire(s).
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