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Parmi les représentants de la philosophie qu’on appelle usuellement « arabe », c’est-à-dire écrite en langue arabe, l’Occident a principalement retenu ceux qui permettaient d’éclairer le Moyen Âge latin, c’est-à-dire les grandes figures du kalâm – la scolastique islamique : Al Kindi, Al Fârâbî, Avicenne et Averroès. La période des IXe-XIIe siècles, où s’opère la transmission des savoirs arabes à l’Occident latin, concentre ainsi le plus souvent tous les regards, quitte à délaisser les périodes postérieures (1). C’est le grand mérite d’Henry Corbin d’avoir montré qu’à l’inverse, un mouvement de renouvellement décisif de la philosophie arabe et islamique prend son essor à partir de la deuxième moitié du XIIe siècle, en particulier en Iran. L’une des voies majeures de ce renouveau est à chercher dans l’œuvre retentissante de Shihâbbodîn Yahyâ Sohrawardî (1155-1191).
Sohrawardî naît à Sohraward, au nord-ouest de l’Iran, dans la province de Jabal, au voisinage de l’Azerbaïdjan. Il étudie la théologie à Marâgheh, où il est l’élève du Shaykh Majdoddîn al-Jîlî, qui aura également pour élève Fakhroddîn Râzî, éminent représentant du kalâm. Il part ensuite pour Ispahan, où le souvenir d’Avicenne est toujours vivace, notamment à travers l’enseignement d’Omar al-Sâwajî. Sohrawardî suit un mode de vie ascétique et mystique, partageant son temps entre la solitude des retraites et la fréquentation de groupes soufis qui marquent durablement sa pensée. Après avoir passé une longue partie de sa vie à Bagdad, Sohrawardî rejoint Alep en 1183, où règne alors l’un des fils du grand Saladin, al-Malik al-Zâhir, auprès de qui il joue en quelque sorte un rôle de précepteur. Âgé d’à peine trente ans, Sohrawardî acquiert rapidement une certaine notoriété à la cour. Cela lui vaudra aussi quelques jalousies, d’autant que certaines de ses thèses le rapprochent du chiisme ismaélien (2), alors jugé suspect par les autorités religieuses et les docteurs de la Loi d’Alep.
C’est à Alep et à Bagdad que Sohrawardî écrit la majeure partie de son œuvre, composée d’une cinquantaine de titres dont la majeure partie a été conservée. Celle-ci compte tout d’abord de grands traités systématiques (Le Livre des carrefours et entretiens, Les élucidations, Les Temples de la lumière), le plus souvent rédigés en arabe, qui suivent un plan péripatéticien classique couvrant la logique, la physique et la métaphysique et qui déploient une connaissance rationnelle, spéculative et dialectique (3). Il s’agit là d’une propédeutique à l’ouvrage majeur de Sohrawardî, Le Livre de la sagesse orientale (Hikmat al-Ishrâq) ou, selon la traduction de d’Henry Corbin, le Livre de la Théosophie orientale, qui donne la clé de la sagesse « orientale » ou « illuminative » (ishrâqî) dont Sohrawardî est l’initiateur. A l’exception de certains traités mineurs et d’écrits poétiques et liturgiques (psaumes et hymnes), le reste de l’œuvre de Sohrawardî est constitué d’opuscules et de récits mystiques, souvent écrits en persan, où s’illustre la geste gnostique dont il est à la fois le héros et le témoin singulier (Le Récit de l’Archange empourpré, L’Épître sur l’état d’enfance, Le Vade-Mecum des fidèles d’amour) (4). On le voit, l’originalité de la philosophie dite « orientale » de Sohrawardî est d’arrimer la dialectique philosophique (5) à un fait primordial : la révélation.
L’expérience visionnaire de la révélation est préparée par la dialectique philosophique et ne s’y oppose pas. C’est pourquoi Corbin choisit de traduire « Hikmat » par « théosophie » : il entend par là une combinaison parfaite de la plus haute expérience spirituelle et de la plus profonde connaissance spéculative. L’Orient (Ishrâq) chez Sohrawardî n’est pas un concept géographique ou historique mais un concept métaphysique d’ascendance hiératique. A l’Orient se lève la Lumière aurorale, c’est-à-dire ce sans quoi il n’y aurait rien, ce sans quoi tout serait ténèbres, si l’on veut. La primordialité de la Lumière orientale n’est cependant pas à comprendre dans le sens d’un conditionnement logique de ce qui est : il s’agirait plutôt d’une méta-manifestation de l’être. La Lumière dévoile « l’épiphanie primordiale de l’être » : elle est saisie illuminative, opposée à la connaissance représentative (6). En effet, l’être n’est pas compris ici comme un « transcendantal », comme une notion abstraite conditionnant la pensée, mais comme l’évidence la plus immédiate : la lumière (7). L’Orient est l’unique voie par laquelle l’être se dévoile et Dieu, par définition inaccessible, se révèle, par émanation lumineuse (8). A la médiation spéculative de la raison s’oppose l’immédiateté de la saisie directe des mondes angéliques, c’est-à-dire de la lumière. L’Orient est ainsi le lieu métaphysique où l’âme se voit révélée la présence illuminative de l’être (la sakîna), identifiée par Sohrawardî à la notion zoroastrienne de Xvarnah, la Lumière de gloire (9). Le monde procède de cette lumière qui tombe « par degrés » sur l’épais manteau de la matière et y sculpte son informelle multiplicité. Les corps matériels font certes écran à la lumière mais ils sont aussi attachés, chacun en propre, à une et une seule lumière qui les régit, sans pour autant être « alliée » à eux. Le monde selon Sohrawardî est donc profusion effusive de lumières, pluralité d’intensités lumineuses. Dans cette configuration, la matière n’est toutefois pas seulement négative, elle obscurcit tout autant qu’elle réfléchit : elle limite autant qu’elle justifie l’effusion illuminative.
Lire la partie 2 : Sohrawardî, 1155 -1191 (2/2)
Lire également :
– Henry Corbin, 1903-1978 (1/2)
– Henry Corbin, 1903-1978 (2/2)
– Al-Fârâbî (1) : Les fondements d’une philosophie politique
– Al-Fârâbî (2) : Faire renaître la philosophie
– Bagdad au Moyen Âge
Notes :
(1) RUDOLPH, U., La Philosophie islamique. Des commencements à nos jours, trad. V. Decaix, Paris : Vrin, 2014, Préface.
(2) Les chiites ismaéliens, aussi appelés chiites septimains, croient en la résurrection du septième imam, Muhammad b. Ismâ’îl.
(3) On emploiera ici le terme « péripatéticiens » pour désigner les successeurs d’Aristote, c’est-à-dire avant tout ses commentateurs, ceux qui se réfèrent à ses œuvres ou ce qu’ils croient être ses œuvres (ainsi pour Sohrawardî la Théologie, cf. supra). Si l’on peut ainsi considérer qu’il y a presque autant de péripatétismes que de commentateurs d’Aristote, on réservera les termes d’« aristotélisme » et d’« aristotélicien » pour qualifier les textes « originaux » d’Aristote.
(4) La gnose (à distinguer du gnosticisme des premiers siècles du christianisme) peut se définir ici très largement comme une forme de connaissance passant par l’herméneutique de la prophétie, réservée à certains initiés, et visant la saisie des réalités divines, c’est-à-dire ici en l’occurrence, des mondes angéliques.
(5) Sans vouloir rentrer dans les méandres d’un problème philosophique bien connu, on peut dire que chez Sohrawardî, la dialectique renvoie à une connaissance rationnelle et propositionnelle, discursive et progressive, par laquelle le philosophe élabore son savoir. La dialectique est bien porteuse de connaissance mais est toujours insuffisante face à la révélation.
(6) SHAYEGAN, D., Henry Corbin. Penseur de l’islam spirituel, Paris : Albin Michel, 2011, p. 196.
(7) JAMBET, Ch., Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, Paris : Gallimard, « Folio Essais », 2011, p. 37.
(8) On notera le lexique très « heidéggerien » du « dévoilement » utilisé par Corbin pour traduire et commenter Sohrawardî. Corbin est en effet le premier traducteur de Sohrawardî mais aussi de Heidegger.
(9) Le zoroastrisme est la religion de Zoroastre, dominante dans la Perse préislamique. On l’appelle aussi « mazdéisme », du nom de son dieu suprême, Ahura Mazdâh. La liturgie et les textes sacrés du zoroastrisme sont contenus dans l’Avesta, traduit pour la première fois en Europe par Anquetil-Duperron au XVIIIe siècle.
Benoît Berthelier
Benoît Berthelier est élève de l’Ecole Normale Supérieure. Il suit actuellement le master d’histoire de la philosophie de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
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