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Par Tatiana Pignon
Publié le 17/02/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 5 minutes

Une élaboration progressive : origines et théorie du soufisme médiéval

Au XIe siècle, avec la montée en puissance des Docteurs de la Loi face au pouvoir califal déclinant, l’islam se diffuse de plus en plus au cœur des sociétés et se réinvente en partie. Le soufisme est l’un des exemples de cette réinvention, puisque son élaboration correspond à celle d’une mystique de l’islam. Il trouve ses sources dans plusieurs phénomènes, dont les principaux sont la pratique de l’ascèse, qui existe au moins depuis le VIIIe siècle dans le monde musulman, les courants gnostiques et néo-platoniciens diffusés dans le monde islamique, et l’influence du bouddhisme dans les sphères orientales de l’Empire. Le terme de soufi lui-même provient, selon l’étymologie la plus probable, du terme arabe sûf, qui désigne la robe de laine portée par les ascètes musulmans du VIIIe et du IXe siècle de notre ère. Le soufisme promeut, de manière générale, le renoncement au monde comme moyen de s’unir à Dieu – la mystique se définissant par le postulat de possibilité d’une relation directe au divin, ce qui va de pair avec une valorisation de l’âme sur le corps, comme seule instance capable de s’unir ou de se fondre en Dieu.

Les premières écoles soufies apparaissent au VIIIe siècle, mais c’est entre le XIe et le XIIe siècles que s’élabore une véritable mystique, théorisée par des philosophes-théologiens, et qu’apparaissent les premiers ordres soufis, appelés « voies ». Dans la seconde moitié du XIe siècle, le juriste et théologien perse Abû Hamîd al-Ghazâlî (1058-1111) théorise le soufisme comme une autre manière de pratiquer l’islam, non pas contradictoire, mais complémentaire de la Loi : le soufisme recherche la relation directe et individuelle avec Dieu, tandis que l’islam de la Loi tend à modeler l’homme à l’image de Dieu et a aussi une fonction politique, puisqu’il doit permettre de vivre ensemble en harmonie. Mais c’est seulement au XIIe siècle qu’Ibn al-ʽArabî (1165-1240) formalise véritablement la tradition soufie, qu’il expose dans sa Profession de foi et à qui il construit une histoire en développant la théorie de la sainteté : le saint (walî) est celui qui a reçu en partage la lumière « muhammadienne », que le Prophète avait reçu en intégrité ; c’est le modèle à suivre par le soufi. Le culte de la sainteté permet également au soufisme de se réclamer d’un héritage remontant jusqu’au Prophète, donc prestigieux.

Les voies soufies : un parcours initiatique

Le soufisme s’institutionnalise au XIIe siècle dans plusieurs « voies », chacune dirigée par un maître (shaykh). Le disciple y suit, sous l’autorité du maître, un parcours initiatique composé d’étapes appelées maqâm et désignant les états successifs dans lesquels il se trouve. L’aspirant soufi est appelé murîd, « aspirant », ou faqîr, « pauvre » et plus particulièrement « pauvre en Dieu » ; c’est une défaillance spirituelle que cherche à combler le soufisme, celle de l’homme sans Dieu ou loin de Dieu. Le but ultime de l’initiation est en effet de parvenir à l’état suprême, le fanâʼ, qui est l’extinction en Dieu : le soufi est alors ravi, au sens fort, c’est-à-dire emporté par Dieu : c’est le majdhûb. Dans ce parcours initiatique, le disciple se place directement sous la conduite du maître, créant une relation individuelle particulière, ce qui explique les liens forts qui peuvent exister entre soufis d’une même voie, d’autant qu’un disciple a fréquemment plusieurs maîtres et inversement.

D’un point de vue plus concret, l’entrée dans une voie soufie se manifeste par la remise d’une robe de laine, qui distingue les adeptes. À l’intérieur de la voie, les soufis vivent dans des lieux collectifs, appelés khânqâh, qui comportent des cellules individuelles leur permettant de se retirer pour prier ou méditer. Lorsque le soufisme s’institutionnalise et quitte la position de rupture volontaire que revendiquaient ses précurseurs, l’État se met à subventionner ces « couvents ». Mais si les différentes voies soufies présentent des rituels communs, comme le dhikr, pratique consistant à répéter le nom de Dieu, et se fondent sur une même tradition, elles recouvrent toutefois des réalités différentes. On distingue deux grandes manières de vivre le soufisme au XIIIe siècle : une tendance « illuministe » valorise le dépouillement et cherche à attirer la présence divine sur le soufi non seulement par le dhikr, mais aussi par la samâ, c’est-à-dire l’écoute, le chant ou la danse sur de la poésie mystique jusqu’à atteindre un état de transe, tandis qu’une tendance plus « dure » préconise une ascèse quasi-totale, des mortifications et se montre beaucoup plus provocante envers la société. Cette seconde tendance se structure au XIVe siècle, mais demeure marginale et n’est pas encouragée par le pouvoir parce que, en apparence au moins, elle ne respecte pas la loi islamique.

Le soufisme en société

Historiquement, les précurseurs du soufisme – avant sa théorisation et son institutionnalisation à l’époque des sultanats – se plaçaient dans une logique de rupture assumée envers la société et le pouvoir politique. La tendance « dure » dont on a parlé se situe dans cette lignée : par exemple, elle promeut l’inversion de tous les codes sociaux et d’apparence en recommandant la nudité, le rasage de la barbe, le refus de la famille. Les voies soufies ont donc pu avoir un caractère subversif à différentes époques de l’histoire et tant sur le plan social que politique : elles sont un refuge naturel pour ceux qui critiquent la société ou le pouvoir en place. La réputation d’extravagance qui les entoure accentue cet aspect ; elle est principalement due à une mouvance prônant la communication directe avec Dieu à travers la transe.

Mais ces structures demeurent marginales et le soufisme de manière générale s’implante profondément dans les sociétés musulmanes, où il demeure prégnant aujourd’hui ; les confréries (tarîqa, pluriel turuq), structures plus lâches parce que moins hiérarchisées et moins exigeantes, permettent de créer un lien social fort et d’organiser la vie de quartier ou de village. Au XIXe siècle, dans le Maghreb ottoman, il n’est pas rare que les corporations de métier soient organisées au sein même des confréries. La vie spirituelle et l’organisation sociale se rejoignent donc. À partir du XVe siècle, les confréries sont aussi un des principaux moyens d’islamisation dans les régions qui passent sous influence ou domination musulmane, de l’Asie du Sud-Est à l’Afrique noire. Aujourd’hui, de nombreuses confréries sont établies à travers le monde : la Shâdhiliyya compte près de 72 établissements. Elles confortent le sentiment d’appartenance à l’Oumma, la communauté des croyants, et sont donc un fondement identitaire pour de nombreux musulmans – y compris dans les pays où l’islam n’est pas la religion dominante.

Toutefois, la méfiance qui peut entourer le soufisme comme mouvance ésotérique n’a pas disparu : l’importance de la hiérarchie, qui dans certaines confréries demeure très vive, a pu conforter les accusations assimilant les voies soufies à des sectes placées sous la domination d’un gourou. Récemment, cette accusation a été reprise par le footballeur marocain Hatem ben Arfa dans le cadre de la polémique qui l’oppose au chanteur Abd al-Malik, qui l’aurait « endoctriné » en l’encourageant à faire partie d’une voie soufie au Maroc, pays où le soufisme reste très actif – comme le prouve l’allocution prononcée par Sa Majesté le roi, Mohammed VI, à l’occasion de la première rencontre internationale sur le soufisme organisée à Marrakech en juillet 2009 et placée sous le patronage du monarque. Le soufisme reste donc bien une force sociale d’importance, qui regroupe environ 300 millions de personnes à travers le monde, qui peut éventuellement, comme au Maroc, jouer un rôle dans la sphère politique, et qui donne encore lieu à des controverses.

Sources et bibliographie :
 Cours d’Éric Vallet, « Initiation à l’histoire de l’Islam médiéval », ENS Ulm, 2011-2012.
 Jacqueline Chabbi, « Soufisme ou Sufisme », Encyclopédie Universalis.
 Anne-Laure Dupont, Catherine Mayeur-Jaouen & Chantal Verdeil, Le Moyen-Orient par les textes, Paris, Armand-Colin, 2011, 444 pages.
 Martin Lings & Roger du Pasquier, Qu’est-ce que le soufisme ? Paris, coll. Points Seuil, 2001, 182 pages.
 Journaux : Le Monde, Metro

Publié le 17/02/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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