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À l’époque moderne, le chiisme passe du statut de minorité au sein d’un empire islamique sunnite à celui de puissance politique, avec la mise en place de l’empire safavide d’Iran. Toutefois, une grande partie de la communauté chiite moyen-orientale est toujours dispersée au sein de l’Empire ottoman où elle demeure la première minorité musulmane. L’Iran safavide peut faire office de refuge, notamment pour les grands oulémas de Syrie ou d’Irak, mais la majorité des chiites continue à subir les vexations auxquelles est en butte leur communauté depuis les débuts de l’islam, même si l’on n’assiste pas à de véritables persécutions. Enfin, sunnites et chiites cohabitant au sein des mêmes territoires, échanges et transferts culturels connaissent un essor avec le renouveau de la pensée chiite, beaucoup plus visible à partir du moment où elle dispose d’une structure politique qui la soutient.
L’instauration de l’Empire safavide d’Iran, au début du XVIe siècle, donne pour la première fois au chiisme une structure politique solide et revendiquée – de manière beaucoup plus forte qu’au temps du califat fatimide d’Égypte, qui, s’il se définissait comme chiite, ne chercha jamais à imposer cette confession sur les territoires qu’il contrôlait. Les Safavides, au contraire, créent presque artificiellement un État chiite de toutes pièces en imposant la conversion à la population iranienne, jusque-là majoritairement sunnite. La raison de ce prosélytisme est double : il s’agit en fait de sauvegarder, ou de restaurer, une souveraineté nationale iranienne qui a été mise à mal depuis la conquête arabe du VIIe siècle et l’islamisation de la Perse ; de plus, les Safavides cherchent à éviter que l’Iran ne bascule dans la sphère de domination turque, à une époque où l’Empire ottoman est à son apogée en termes territoriaux aussi bien qu’économiques et politiques. Le choix du chiisme – que les Safavides eux-mêmes, semble-t-il, ne professaient pas avant 1501 – s’explique donc par la volonté d’affirmer la particularité iranienne au sein du monde islamique moyen-oriental dominé alors par les Ottomans sunnites. Le chiisme joue également un rôle de « ciment » du sentiment national, dans ce vaste territoire caractérisé par une immense diversité ethnique et culturelle.
Face à cela, l’Empire ottoman revendique toujours l’islam sunnite comme moyen de légitimation politique et militaire, en invoquant la nécessité de défendre la communauté des croyants (l’Oumma). La conquête de l’Égypte mamelouke en 1517 fait de plus passer sous contrôle ottoman les deux principales villes saintes de l’islam, La Mecque et Médine, qui en dépendaient depuis un siècle et demi ; les sultans ottomans prennent alors le titre de « gardiens des Lieux Saints », et bientôt celui de calife. Le pouvoir ottoman sunnite est donc l’héritier direct des califats umayyade et abbasside, et même des Mamelouks, qui se posaient en protecteurs et défenseurs de l’islam sunnite et des musulmans.
Les relations entre l’État sunnite et l’État chiite sont donc complexes. L’Iran safavide, à l’inverse de l’Empire ottoman, ne cherche ni à s’étendre territorialement ni à se poser en défenseur de l’islam dans son ensemble. Néanmoins, son instauration dans la première moitié du XVIe siècle est vécue comme une conquête territoriale qui représente une menace pour les Ottomans. Pendant plus de soixante ans, les relations entre Ottomans et Safavides sont donc d’ordre militaire : il s’agit de guerres de conquête, au terme desquelles les frontières du nouvel État iranien sont durablement fixées. À la fin du XVIIe et au XVIIIe siècles se mettent en place des relations de voisinage, qui, sans être très solides ni très étroites, existent bien réellement et concernent surtout le champ commercial. Mais même sur ce plan, les liens commerciaux sont bien plus forts entre chacun des deux États musulmans et les puissances européennes qu’entre l’Iran safavide et l’Empire ottoman. Enfin, par rapport à l’autre grand ensemble musulman, limitrophe, à savoir le monde afghan-indien, l’Iran chiite se trouve relativement isolé, tandis que l’Empire ottoman, sunnite aussi, a des échanges plus importants avec ces pays d’Asie.
À l’exception de l’Iran, pays vaste, mais bien moins grand que l’Empire ottoman – qui s’étend alors de l’Afrique du Nord à l’Irak et des Balkans à la péninsule arabique – le chiisme reste donc au Moyen-Orient une minorité. La particularité chiite, celle d’être une minorité très importante mais non reconnue comme « musulmane » à part entière par les pouvoirs sunnites, se maintient. L’émergence du chiisme politique safavide change cependant la donne, en faisant de l’Iran une « terre d’accueil » pour les chiites du Moyen-Orient ; dès le début du XVIe siècle, Ismaïl Ier fait appel aux grands oulémas chiites de Syrie, d’Égypte et d’Irak pour théoriser et définir le chiisme iranien qu’il est en train d’imposer sur ses territoires. De nombreux dignitaires chiites étrangers viennent ainsi s’installer en Iran. Toutefois, la distance et le coût du trajet, ainsi que l’attachement aux communautés locales, retiennent les chiites moyen-orientaux de faire le voyage : les communautés chiites installées depuis des siècles dans la région – notamment en Syrie, Égypte et surtout en Irak – perdurent donc, et leur statut n’est aucunement modifié.
Le chiisme des Safavides lui-même ne transforme pas fondamentalement la perception du chiisme par les sunnites, non plus que l’inverse. L’imamisme, c’est-à-dire la dévotion aux imams, est institué et ordonnancé à travers des cérémonies rituelles, confortant ainsi les sunnites dans l’idée que le chiisme se rapprocherait d’un culte des saints. Certains y voient une forme d’idolâtrie : c’est le cas de Muhammad ibn Abd el-Wahhab (1703-1792) qui, au XVIIIe siècle, prêche dans la péninsule arabique le retour à l’islam « originel », tel qu’il était pratiqué en Arabie à l’époque du Prophète, et condamne fermement le chiisme qu’il considère comme un dévoiement de l’islam. Sur le plan purement théorique, l’instauration du chiisme politique sous les Safavides pose un problème : en effet, le chiisme en général – et plus particulièrement le chiisme duodécimain – considère tout pouvoir politique pendant le temps de l’occultation du dernier imam comme fondamentalement illégitime, le seul règne temporel juste étant celui de l’imam qui reviendra au Jour Dernier. Le pouvoir safavide ne peut donc pas prétendre tirer sa légitimité de la religion, contrairement à la dynastie ottomane qui se fait l’héritière de l’ambition impériale de l’islam, sous la direction du calife qui doit assurer la protection et la sécurité de l’Oumma, des Lieux Saints, mais aussi des non-musulmans afin de garantir l’ordre et la paix. L’Iran safavide affirme donc, une fois de plus, sa particularité : en tant qu’État chiite, il promeut avec force l’imamisme, l’observance des fêtes et la théologie chiites, mais ne prétend pas au niveau politique à la même universalité que l’Empire ottoman.
L’émergence d’un État chiite au cœur du Moyen-Orient et surtout le maintien de minorités chiites très importantes dans les régions dominées par l’Empire ottoman font perdurer la proximité factuelle, concrète, qui a toujours favorisé les contacts entre chiites et sunnites. Si les deux principales branches de l’islam ont pu, depuis longtemps, s’influencer mutuellement de ce fait, l’époque moderne marque un renouveau de la pensée chiite qui, pour la première fois, est soutenue politiquement par un pouvoir établi – celui des Safavides. Cette époque, qu’on a pu caractériser comme une « renaissance » chiite iranienne, est en tout cas un temps de prospérité en ce qui concerne la théologie et la réflexion chiites : beaucoup de cérémonies sont alors instituées – notamment, les cérémonies pénitentiaires imposées dans l’Iran safavide pour rendre grâce aux imams – et la pensée chiite duodécimaine, qui disposait déjà d’un corpus de textes et de traités très riche, est ordonnée par les oulémas que font venir les Safavides. C’est à ce moment également qu’un véritable clergé chiite se met en place : contrairement à ce qui existe dans le monde sunnite, les chiites reconnaissent une hiérarchie très forte, distinguant par exemple les mollahs (qui correspondent à peu près aux oulémas sunnites) des ayatollahs, qui sont les plus hauts dignitaires religieux chiites. Ces termes se mettent peu à peu en place : issus de la langue persane, ils montrent bien le rôle déterminant qu’a eu la dynastie safavide sur la reconfiguration du chiisme duodécimain à l’époque moderne.
Toutefois, il est intéressant de constater que le chiisme des Safavides ne constitue aucunement un modèle pour l’ensemble de la communauté chiite moyen-orientale : ceci s’explique à la fois par le système iranien, qui n’a pas vocation à centraliser le pouvoir politique ou religieux sur l’ensemble des croyants, et par la diversité qui demeure au sein des chiites, toujours divisés entre chiites ismaïliens, duodécimains, zaydites (au Yémen surtout), etc. La principale voie de diffusion et de développement du chiisme au Moyen-Orient, hors d’Iran, est en fait le soufisme : en effet, s’il existe bien entendu de nombreuses tariqa (« voies ») soufies sunnites, le soufisme se trouve naturellement proche du chiisme en raison de leur intérêt commun pour l’ésotérisme et la mystique, bien plus prononcé que dans l’islam sunnite. Déjà, avant la création du premier État chiite par les Safavides, le chiisme s’était diffusé en Asie centrale par le biais des voies soufies ; au XVIe siècle, celles-ci s’affirment comme le principal vecteur de développement du chiisme hors d’Iran. Elles font également office de structures communautaires, où les chiites de telle ou telle région peuvent se retrouver, se connaître et vivre ensemble.
L’instauration de l’État safavide d’Iran au XVIe siècle modifie donc durablement la situation du chiisme au Moyen-Orient, et laisse apparaître les prémices de ce qu’il sera à l’époque contemporaine. Toutefois, il ne fait pas disparaître les minorités chiites – duodécimaines ou autres – qui restent très nombreuses au sein de l’Empire ottoman, où elles restent discriminées. L’apparition du wahhabisme au XVIIIe siècle sera la première théorisation officielle, à la fois religieuse et politique puisqu’elle donnera naissance à la dynastie des Saoud, de l’infériorité des chiites, ou plutôt de leur caractère « impie » : à partir de cette époque, l’intolérance vis-à-vis des chiites se fera de plus en plus fréquente, notamment en période de crise. De son côté, le chiisme politique – c’est-à-dire iranien – se radicalisera aussi peu à peu.
Bibliographie :
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
– Serge Lafitte, Chiites et sunnites, Paris, Plon, 2007, 125 pages.
– Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
– Jean-Paul Roux, Histoire de l’Iran et des Iraniens – Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2006, 521 pages.
– Henry Corbin & Yann Richard, article « Chiisme », Encyclopédie Universalis.
– Louis Gardet & Olivier Roy, article « La civilisation islamique – Islam et politique », Encyclopédie Universalis.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
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