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Syrie : le pouvoir dévoile (en partie) ses intentions

Par Michel Makinsky
Publié le 02/01/2025 • modifié le 06/01/2025 • Durée de lecture : 9 minutes

Quelques acteurs ciblés

 Nous n’analyserons pas ici les relations du nouveau pouvoir syrien avec ses voisins ni avec la communauté internationale mais cette interview a délivré quelques messages forts à plusieurs acteurs-clés. En premier lieu, notons une (relative) défiance à l’égard de Téhéran [2] qui digère très mal le remplacement de Bachar el Assad (un coup dur). Al-Charaa enjoint fermement à Téhéran de changer complètement d’attitude et on sent une pointe de regret que l’Iran n’ait pas plus rapidement affiché une volonté plus claire à cet égard. La porte n’est pas fermée pour autant. Il est vrai que la République islamique a subi, avec le Hezbollah, un énorme revers d’une ampleur stratégique et que l’on ne peut espérer d’elle un virage à 180° instantané. Il faut dire que la période de transition qui s’ouvre a mal débuté pour l’Iran : des violences ont été perpétrées contre son ambassade à Damas (dont le porte-parole a été tué) et Ahmed al-Charaa a signifié très directement à l’Iran que sa période d’implication en Syrie est révolue [3]. Du côté iranien, où l’embarras est grand, on observe une difficulté à définir les modalités d’un éventuel dialogue avec le nouveau pouvoir, Téhéran avouant ne pas avoir eu de contacts directs avec le groupe HTC mais avec d’autres factions [4]. Pour l’heure, l’Iran semble adopter une attitude prudente et attentiste, comme en témoigne l’évaluation sobre et factuelle des enjeux, des premières réussites, mais aussi des défis du nouveau pouvoir syrien, publiée le 29 décembre par Nour News, média proche du Conseil Suprême de la Sécurité Nationale [5]. Se bornant à inviter Damas à préserver la stabilité du pays et résister aux « ingérences étrangères », Téhéran peine à franchir le pas pouvant conduire à une sorte de reconnaissance du successeur de Bachar el Assad [6] ; Kamal Kharrazi, un des conseillers écoutés du Guide, a déclaré que l’attitude iranienne dépendra du comportement des nouveaux responsables syriens [7] . Ceux-ci n’ont pas davantage de contacts organisés avec Téhéran pour un dialogue de fond [8].
 
Une des surprises de l’interview d’al-Charaa est un appel du pied à la Russie dont le nouveau maître de Damas dit « comprendre les intérêts » [9]. Il donne l’impression de vouloir entamer un dialogue avec Moscou. C’est inattendu mais reflète visiblement son réalisme. Malgré le « triomphe » inachevé (soulignons-le), il sait que son pouvoir est fragile, que le contrôle de tout le pays est encore en chantier (le sort des Kurdes sommés de ‘s’intégrer’ est incertain si ce n’est menacé pour ceux qui s’y refusent) [10] et que la Russie, bien que défaite, possède des capacités de nuisance. De même qu’il a évité de réagir brutalement aux opérations israéliennes [11] qui le contrarient beaucoup (ne le négligeons pas), il sait qu’il ne peut multiplier ennemis et fronts [12]. Peut-être compte-t-il, d’ailleurs, sur la Russie, pour faire un certain contrepoids à l’Etat hébreu. Nous ne le savons pas mais il n’est pas interdit de se poser cette question.
 
Enfin, il faut relever les messages appuyés du nouveau leader syrien en direction de l’Arabie saoudite qualifiée de modèle dans l’interview et invitée à jouer un rôle important dans la reconstruction syrienne [13]. Nul doute que MBS exigera des garanties de la part du nouveau régime avant d’engager quelque financement que ce soit. Mais s’il les obtient, ce sera une opportunité pour le royaume de disposer d’un puissant levier qui dépasse le seul cadre syrien mais concernera le Liban et la région. Signe du caractère prioritaire des futures relations syro-saoudiennes, Asaad Hassan al- Shibani, ministre syrien des Affaires étrangères, qui avait annoncé : « Nous entendons bâtir des relations stratégiques avec l’Arabie saoudite dans tous les domaines » [14], s’est rendu à Riyad ce premier janvier, à l’invitation de son homologue saoudien, accompagné du ministre de la Défense Murhaf Abu Qasra et du chef des services de renseignements Anas Khattab. Le diplomate syrien a déclaré vouloir ouvrir une « nouvelle et brillante page » avec le royaume. On devine que la stabilisation du pays est au centre des discussions et que Damas a besoin d’une aide d’urgence, puis d’une assistance pour la reconstruction. De son côté, comme nous l’indiquions plus haut, le royaume a besoin de garanties de la part de ses interlocuteurs syriens, en particulier pour la constitution d’un état ‘normal’, la renonciation aux actions violentes à l’intérieur comme à l’extérieur, sans oublier l’extinction de la production et de la commercialisation du très nocif captagon qui finançait le clan Bachar al-Assad et pourrissait la région. Le mois dernier, une délégation saoudienne de haut niveau s’était rendue à Damas pour rencontrer Ahmed al-Charaa pour préparer ces discussions. Ce même jour, Riyad a annoncé le début d’un pont aérien humanitaire avec la Syrie pour livrer de la nourriture, des médicaments, des abris aux populations sinistrées.
 
Le nouveau maître de Damas a invité Trump à changer l’attitude de l’administration américaine et appelle à la levée des sanctions. Une délégation américaine a déjà rencontré des responsables de HTS et a qualifié de positifs les premiers échanges de vues. Le futur locataire de la Maison Blanche optera-t-il pour le dialogue ou la confrontation ?
 

La démocratie… attendra ?

 
Mais ce sont les propos d’al-Charaa sur la transition politique qui ont retenu l’attention et suscitent une certaine inquiétude, notamment parmi la population chrétienne. Il indique qu’il faudra 3 ans pour préparer une nouvelle constitution, et, surtout, que les élections ne seront pas organisées avant 4 ans. Ceci jette une lumière crue sur le caractère démocratique du nouveau pouvoir. Parmi les précisions intéressantes, une distinction subtile : il a indiqué que le gouvernement transitoire n’a pas encore été constitué et que l’actuel exécutif n’est là qu’à titre tout à fait provisoire, en quelque sorte ad interim (caretakers) [15]. Il balaie l’objection du caractère lourdement ‘monocolore HTS’ (dont la seule exception est le ministre de l’Economie de Bachar al-Assad resté en poste) de ce dernier. Il annonce la convocation d’une Conférence de Dialogue National.
 
Par souci de rigueur, il convient de garder présente à l’esprit une donne essentielle de l’héritage du raïs syrien, mal connue. Bachar al-Assad a réussi l’exploit d’éliminer toute véritable opposition politique authentiquement représentative. Les personnalités connues en Occident sont souvent des exilés dont une partie notable n’a pas d’assise politique en Syrie, certains ne représentant guère qu’eux-mêmes en dépit de leur présence médiatique. Ceci était très flagrant dans les réunions organisées par les ‘blocs’ concurrents respectivement russe et saoudien où les deux puissances ont essayé en vain de composer des équipes ‘représentatives’ (= qui leur soient favorables). L’échec de ces démarches opposées ne s’explique pas seulement du fait de ces lourds parrainages mais largement par l’absence d’interlocuteurs reflétant authentiquement les courants syriens et la société civile. La conférence annoncée comblera-t-elle ce vide ? La question est entière. Sur la place future de HTS, nous relevons ce propos de son chef : « La dissolution de Hay’at Tahrir Al-Sham (HTS) sera annoncée lors de la Conférence de dialogue national ».
 
Ne nous méprenons pas quant à la signification de cette déclaration. Comme nombre de mouvements islamistes, HTS veut profiter du vide du pouvoir pour s’y substituer. Ce fut le cas pour les Frères musulmans lors de leur naissance en Egypte, puis du Front islamique du Salut en Algérie, qui gagna les élections sur les ruines de l’état FLN avant d’être réprimé dans le sang. Pareillement, le Hezbollah s’est inséré dans la société libanaise non seulement dans la communauté chiite, mais au-delà, en prenant la place d’un Etat absent, et créant des hôpitaux, écoles, services sociaux… Il est devenu ainsi un acteur incontournable doté d’une légitimité politique et sociale. Aujourd’hui, le Hezbollah replié de Syrie, fait face au choix difficile de sa reconversion.
 
Il est donc concevable que HTS mue d’un groupe combattant en une faction qui entend contrôler la société syrienne. Comme le savent bien les spécialistes des mouvements islamistes, la vocation d’HTS n’est pas de conquérir une région mais d’instaurer hic et nunc une nation islamique en Syrie. Le premier discours d’al-Charaa à la mosquée des Omeyyades à Damas en témoigne quand il proclame la « victoire de la nation islamique » [16]. Le mot ‘nation’ a toute son importance. Il reste que le sort des minorités est largement inconnu. Les alaouites, même se déclarant étrangers au régime de Bachar al-Assad, connaissent des moments qui s’annoncent difficiles, une période de purge s’ouvre.
 

Une urgente mise au point opportune pour répondre à ces questions

 
Conscient des interrogations que ces enjeux soulèvent, et pour répondre aux inquiétudes et doutes que nous avons décrits plus haut, al- Shibani, dans une très importante interview donnée à Al Jazeera le 31 décembre [17] présente les principales orientations de la politique syrienne, non seulement à l’égard de la région comme des puissances extérieures, mais aussi sur la conception du régime à l’égard des minorités et du respect de la démocratie. Il a solennellement confirmé que le nouveau pouvoir garantira leur liberté à toutes les religions et que la future organisation politique sera véritablement représentative des citoyens. La Conférence de Dialogue National devrait commencer ses travaux ce mois de janvier. L’ampleur des thèmes abordés atteste le poids considérable de ce ministre qui devient ainsi une des principales voix de l’équipe dirigeante syrienne. Dans un langage clair il définit la nouvelle Syrie comme un pôle d’équilibre priorisant des relations harmonieuses avec ses voisins à la condition impérative qu’ils s’abstiennent d’ingérences dans le pays. Avec la Russie, il indique qu’un dialogue positif peut s’instaurer pouvant mener à des relations constructives. A l’égard de l’Iran, si celui-ci change radicalement d’attitude, des relations apaisées sont concevables. Mais une certaine réserve est perceptible. Avec Israël, il est nécessaire d’entamer des discussions, notamment sur la situation délicate du Golan. Selon le ministre, la Syrie n’a pas d’a priori à l’égard des Etats-Unis, comme cela a été indiqué à la délégation américaine rencontrée à Damas. Mais il y a un point capital à traiter avec la future administration Trump : la levée des sanctions sans laquelle le redressement de l’économie est impossible. Elles avaient une raison d’être à l’encontre de Bachar al-Assad. Elles ne sont plus justifiées. Deux Etats auront une place primordiale pour la Syrie de demain : l’Arabie saoudite qui sera un partenaire privilégié, en particulier pour la reconstruction du pays, et la Turquie, dont le soutien fidèle fait une alliée qui compte. S’agissant des Kurdes, al-Shibani indique que Damas les considère comme faisant partie de la communauté syrienne (= pas de séparatisme), mais on comprend qu’il se soucie de leur situation humanitaire et que des discussions sont engagées avec eux.
 

Une crédibilité à valider par les actes  

 
Que penser de cette interview ? Indiscutablement, c’est un exercice de communication qui témoigne d’un réel professionnalisme chez le ministre dont on remarquera qu’il n’a pas esquivé les questions et qu’il a choisi un langage réfléchi et clair. Le choix d’Al Jazeera dont on connaît l’influence dans le monde arabe et au-delà, n’est pas anodin. Sur le fond, cet entretien est annoncé comme visant à présenter les principales orientations des successeurs de Bachar al-Assad. A cet égard, ce sont surtout des grandes orientations, des principes très généraux, une ‘philosophie’ qui ont été énoncés. Peu de précisions ont été apportées, l’impression prévaut que le nouveau pouvoir veut avancer ses pions prudemment, ce qui est compréhensible, vu que le pays n’est pas stabilisé. Il s’agit de propulser une image de ‘responsable’, ‘raisonnable’, soucieux de tranquillité intérieure et d’harmonie dans ses relations extérieures. Un certain nombre d’attitudes et postures futures sont la confirmation de celles déjà présentes dans les déclarations d’al-Charaa (Russie, Iran, Arabie saoudite). En revanche, il est évident que les questions insistantes de l’interviewer sur le respect des minorités religieuses, de la démocratie, ainsi que les réponses particulièrement claires de l’interviewé, ont vocation première à dissiper l’inquiétude de la communauté internationale, des voisins, ainsi que des alliés et futurs bailleurs de fonds. Il y avait en effet une double urgence à cela : l’impression mitigée causée par le caractère monolithique du nouveau pouvoir, par certains incidents à caractère sectaire, etc, imposait à celui-ci de la corriger très rapidement, singulièrement au moment où il va solliciter de l’aide pour sa survie et la reconstruction du pays. Au bout du compte, l’observateur est obligé de prendre note de cette mise au point. Quel crédit lui accorder ? Seuls les actes dans les semaines et mois à venir permettront de se former une opinion. L’objectivité commande de reconnaître que la posture des acteurs extérieurs jouera un grand rôle dans la confirmation ou l’évaporation de ce catalogue d’intentions. D’ores et déjà, l’Arabie saoudite apparaît comme un ‘grand frère’ dont beaucoup dépendra. MBS, comme on le voit dans les deux crises (entre les Palestiniens et Israël, entre l’Etat hébreu et l’Iran), agit avec prudence avec un jeu d’équilibre fédérateur. Le royaume priorise une baisse de la tension régionale, condition indispensable au déploiement de son Plan Vision 2030. Le rôle de la Turquie sera sans doute conséquent (au vu des services rendus) mais nous ne percevons pas précisément son périmètre, notamment sur le dossier critique des Kurdes. L’esquisse (très préliminaire) de dialogue entre Ankara et Ocalan (le leader du PKK) est -il un élément du puzzle ? Sans doute, de délicates discussions seront engagées sur ce même sujet avec Washington. En tout cas, le nouveau ministre syrien des Affaires étrangères est en train d’asseoir sa stature de diplomate en chef.

Publié le 02/01/2025


Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).


 


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