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Tamerlan à la conquête de l’Orient (1370-1405)

Par Tatiana Pignon
Publié le 17/03/2014 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Uzbekistan, Chakhrisabz, the statue of Tamerlan (Amir Temur), the largest conqueror of Central Asia

GUIZIOU FRANCK, HEMIS.FR / AFP

À l’origine d’un vaste mouvement de conquête territoriale qui mène à la constitution d’un immense empire, Tamerlan s’empare à partir des années 1370 de l’Iran, de l’Irak et d’une partie de la Syrie, dominant ainsi un territoire allant du Caucase à l’Asie centrale. Cette remarquable expansion rappelle sans conteste celle de Gengis Khan, qui avait menacé l’Orient au XIIIe siècle, tout en marquant une réappropriation de l’ancestrale ambition impériale d’un islam qui se veut universel. Si, à la différence de son illustre prédécesseur, Tamerlan ne parvient pas à fonder un empire solide et durable, l’époque timouride constitue toutefois une période bien particulière de l’histoire du Moyen-Orient, particulièrement en Iran où se succèdent depuis plus de trois siècles des pouvoirs sultaniens quasiment autonomes. Enfin, le pouvoir timouride est un pouvoir turc, et non pas mongol ; en ce sens, il annonce déjà la grande époque turque du XVe siècle, que Patrick Boucheron qualifie même de « siècle turc [1] ».

Un nouveau Gengis Khan ?

Né en 1336 au sud de Samarcande, Tamerlan est issu d’une tribu turque alliée aux khans mongols de Djaghatay ; ce n’est qu’avec son mariage en 1397 avec une descendante de Gengis Khan, Khizir Khodja, qu’il rejoint la grande lignée gengiskhanide. Le nom sous lequel l’a retenu l’Histoire, Timûr Lang, qui donne Tamerlan en français, est une association entre son nom de naissance – « Timûr », qui signifie « fer » – et son surnom, « Lang », qui signifie « boiteux ». Kesh, la ville où il est né et où règne son père, se trouve en Transoxiane, région marquée par une grande instabilité politique : sorte de confédération à domination turque jusqu’en 1360, elle est ensuite rattachée au khanat de Djaghatay. Celui-ci, avec les khanats des Ilkhan et du Kiptchak, est l’héritier direct du système imposé par Gengis Khan, c’est-à-dire un découpage de l’empire en portions de territoires confiées à des membres de la lignée gengiskhanide, qui prennent alors le titre de « khan » (« maître »). Lorsque le conquérant mongol Hülegü, au XIIIe siècle, s’était emparé de territoires islamiques allant de l’Iran à l’Anatolie, il avait en effet fondé une dynastie, dite des Ikhanides, qui était parvenue à établir la pax mongolica sur l’ensemble de ces territoires ; avec le temps, toutefois, les liens entre les différents khanats se sont largement distendus et, à l’époque de Tamerlan, les dissensions entre familles convoitant le pouvoir sont de plus en plus nombreuses, ce qui explique aussi l’apparition de potentats encore plus localisés à l’intérieur de chacun de ces territoires. Dans ce contexte d’affaiblissement des pouvoirs locaux, Tamerlan, déçu de la position qui est la sienne au sein du khanat, commence par aller faire ses armes en Perse avant de revenir à Djaghatay, qu’il conquiert en 1364-1365 avec l’aide de son compagnon de guerre Mir Hosseïn. Après avoir éliminé ce dernier, il prend en 1370 la tête du khanat ; il conserve toutefois au-dessus de lui un khan gengiskhanide qui n’a aucun pouvoir réel, mais qui permet de conserver l’apparence du pouvoir mongol. Si la référence à Gengis Khan est donc bien présente – plus tard, ses biographes officiels ne cesseront de le présenter comme un de ses descendants directs – Tamerlan établit pourtant dans les faits un pouvoir turc et revendiqué comme tel, et qui n’a par ailleurs ni la cohérence, ni le caractère novateur du système gengiskhanide. C’est, en fait, avant tout sa position d’immense conquérant qui justifie la comparaison entre les deux grands chefs.

Outre l’héritage de Gengis Khan, le mouvement de conquête timouride lancé depuis le khanat de Djaghatay est aussi une réappropriation de l’ambition impériale de l’islam, présente depuis les premiers califes et dont les califats umayyade puis abbasside avaient été l’incarnation. Musulman sunnite pratiquant, ardent prosélyte et fervent combattant de toute « hérésie » (du chiisme notamment), Tamerlan semble avoir voulu refonder un Empire de l’Islam qui, après une longue décadence, avait disparu pour de bon lors de la chute des Abbassides, et que les Mamelouks n’étaient pas parvenus à reconstruire. C’est aussi dans cette optique qu’il se lance, depuis Djaghatay, à la conquête du Moyen-Orient.

La conquête de l’Orient

C’est à partir de 1370 que Tamerlan engage ce vaste mouvement d’expansion territoriale qui l’amènera, en 1405, à dominer l’Orient du Caucase jusqu’à l’Asie centrale. Ces conquêtes se font de manière un peu désordonnée, et ne semblent pas avoir répondu à une stratégie d’ensemble vraiment élaborée ; il est donc difficile, comme le note Robert Mantran, d’en rendre compte logiquement. Entre 1370 et 1380, Tamerlan et son armée – mêlée d’éléments turcs et mongols – conquièrent le Khwarezm, région située à la confluence des actuels Iran, Ouzbékistan et Turkménistan ; mais il mène en même temps des expéditions vers l’Asie, où il anéantit la domination mongole. Il se tourne également résolument vers l’ouest, où plusieurs campagnes, entre 1380 et 1396, lui permettent d’asseoir son pouvoir sur l’ensemble de l’Iran et de l’Afghanistan actuels. Si ces régions constituent le cœur de son empire, centré sur Samarcande dont il veut faire une capitale grandiose, il lance également des raids sur la Syrie, l’Irak, l’Anatolie, l’Arménie et la Géorgie : Bagdad est saccagée à deux reprises, en 1394 et en 1401, tandis que Malatya, Alep et Damas sont pillées en 1400. Enfin, il s’attaque à l’Asie mineure où il vainc le sultan ottoman Bajazet Ier, fait prisonnier à la bataille d’Ankara en 1402. Tamerlan meurt sur la route de la Chine, à Otrar, dans le Khwarezm, le 19 juillet 1405 ; son corps sera enterré à Samarcande, sa capitale, dans un somptueux mausolée.

S’il refuse d’abord de prendre explicitement le pouvoir et se cantonne officiellement à son rôle de brillant chef militaire, en maintenant l’illusion du khanat mongol de Djaghatay et de l’héritage gengiskhanide, Tamerlan finit toutefois par prendre le titre de sultan en 1388 ; c’est sous cette appellation qu’il domine l’immense empire qu’il s’est créé, de la Volga au golfe Persique et de la Turquie actuelle au Gange. Ce choix du titre de « sultan [2] » au lieu du maintien de l’appellation mongole « khan » est l’exemple même de deux éléments essentiels de la conquête timouride : l’islam d’une part – le terme de « sultan » faisant explicitement référence au monde islamique, tandis que les khans mongols n’étaient pas nécessairement musulmans ; la première véritable conversion d’un khan à l’islam date du début du XIVe siècle, avec Ghazan –, et la « turquicité » d’autre part : en effet, le titre de sultan est le plus souvent accordé ou pris par des non-Arabes, qu’ils soient kurdes comme Saladin, persans ou turcs, comme les Ottomans et comme Tamerlan. Il prend également le titre de « grand émir », que conserveront ses successeurs.

Aspects et héritage du pouvoir timouride

Le pouvoir timouride n’a en réalité, on l’a dit, d’unité que par son chef : l’empire constitué par Tamerlan est le résultat de conquêtes impressionnantes, d’une efficacité remarquable, mais pas d’une stratégie délibérée d’organisation du territoire. Si l’intransigeance religieuse du sultan a souvent été soulignée, la mise en place de ce nouveau pouvoir n’a pas d’autres conséquences majeures sur les régions concernées – à l’exception, à l’évidence, des pillages, des destructions et des nombreux massacres qui les accompagnent. Sa domination se caractérise partout par une grande violence, qui s’explique en partie par l’état permanent de guerre – il est encore en campagne à sa mort, contre la Chine – et dont les massacres d’Ispahan en 1387 sont l’un des exemples les plus probants. Sans avoir jamais créé d’administration, Tamerlan impose dans ses provinces un système hybride, mêlant le yasak – code de lois impérial établi par Gengis Khan en 1206 et devenu la source première du droit mongol – et la charia, la loi islamique. Il s’attache également à embellir et faire prospérer Samarcande, dont il veut faire la plus belle ville du monde : pour ce faire, il n’hésite pas à y déporter les artisans les plus talentueux des régions conquises, de Syrie notamment. Professant d’aimer et de protéger les arts, Tamerlan fait venir à sa cour nombre de savants et de lettrés, et Samarcande devient avec lui un grand centre de commerce ainsi qu’une référence architecturale mêlant plusieurs influences artistiques, surtout chinoises et iraniennes.

Le manque d’unité de l’empire timouride explique que celui-ci se désagrège rapidement à la mort du grand chef turc. Sa succession est en fait partagée entre quatre de ses fils : l’Afghanistan oriental revient à son aîné Pir Muhammad ; le Fars et une partie de l’Irak (la plus proche de la Perse) sont gouvernés par les fils de son cadet, Omar Cheikh Ier ; le reste de l’Irak, avec Bagdad, ainsi que l’actuel Azerbaïdjan, sont remis à son troisième fils Miran Shah ; enfin, le Khurâsân est contrôlé depuis Hérat, sa capitale, par Shah Rukh. Malgré de nombreuses révoltes, ces souverains initient une période faste pour les arts et les sciences, restée dans l’histoire sous le nom de « renaissance timouride » et centrée sur Hérat et Samarcande. Dès 1450 toutefois s’amorce l’éclatement de l’empire sous les attaques turkmènes venues des steppes d’Asie centrale ; il disparaît en 1507.

La conquête de l’Orient par Tamerlan et l’instauration du pouvoir timouride peuvent être considérés comme une transition vers la grande époque turque du XVe siècle. Il s’agit bien, en effet, d’une remobilisation de l’héritage impérial de l’islam portée également par la figure de Gengis Khan ; mais le manque d’organisation et d’unification territoriale et administrative empêchent ce nouveau pouvoir de s’installer durablement. Ce sont les Ottomans qui, au XVe siècle, vont réaliser cette synthèse eurasienne entre islam et « turquicité », en instaurant cette fois un empire extrêmement solide, fondé sur des institutions fortes, et qui restera en place jusqu’en 1922.

Bibliographie :
 J.A. Boyle (dir.), The Cambridge History of Iran, volume 5 : “The Saljuq and Mongol Periods”, Cambridge University Press, 1968, 778 pages.
 René Grousset, L’Empire des steppes, Paris, Payot, 2001, 651 pages.
 Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
 Jean-Paul Roux, Histoire de l’Iran et des Iraniens – Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2006, 521 pages.
 Robert Mantran, article « Tamerlan, Timour ou Timur Leng (1336-1405) », Encyclopédie Universalis.

Publié le 17/03/2014


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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