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Bien moins connue qu’Hatchepsout ou Cléopâtre, probablement en raison de la brièveté de son règne, Taousert [1] a pourtant marqué son époque en clôturant la XIXᵉ dynastie.
Elle entre dans l’histoire moderne grâce à Champollion qui, dès 1829, identifie formellement la tombe KV14 [2], connue depuis l’antiquité, comme ayant appartenu à Taousert avant d’être usurpée par Sethnakht.
Plus tard, Théophile Gautier en fait l’héroïne de l’un de ses romans paru au printemps 1857 sous forme de feuilleton dans Le Moniteur universel : « Le Roman de la momie » [3].
Au décès de Merenptah, successeur et treizième fils de Ramsès II, son fils est couronné pharaon en 1200 av. J.C sous le nom de Séthy, deuxième du nom. Taousert, son épouse, est alors « épouse royale ». Fidèle à la tradition, Séthy fait inhumer rituellement son père dans la Vallée des Rois (KV8) et ordonne concomitamment l’aménagement de sa propre tombe (KV15) dans cette même nécropole.
Cependant, la descendance nombreuse et complexe laissée par Ramsès II et Merenptah engendre des rivalités. Un prince, un certain Amenmes, probablement issu de la lignée ramesside, conteste le pouvoir à Séthy II. À peine quelques mois après son avènement, ce dernier est renversé, du moins en Haute-Égypte [4]. Toutefois, avec l’aide d’un personnage influent d’origine syrienne, le chancelier [5] Bay, Séthy II retrouve son trône deux ans plus tard.
Dès son retour, il relance les travaux de sa tombe et entreprend à quelques mètres de là le creusement d’une tombe destinée à son épouse, Taousert (KV14). Bien que ce fait ne soit pas unique, il est rare, voire exceptionnel. Même Ramsès II n’a pas réservé un tel privilège à Néfertari dont la magnifique tombe se trouve non loin, mais dans la Vallée des Reines. Ce geste témoigne sans doute une marque d’affection de Séthy II pour Taousert, mais aussi une volonté affirmée de cette dernière, comme la suite des événements le confirmera.
Séthy II règne encore cinq ans avant de disparaître prématurément, à l’âge d’environ trente-cinq ans. Sa tombe reste largement inachevée [6] : la salle du sarcophage manque et les décors finaux sont exécutés à la hâte, témoignant d’un enterrement précipité.
De Taousert, il avait eu un fils attesté [7], mais celui-ci est probablement mort avant son père. Le chancelier Bay, quant à lui, se comporte comme un faiseur de rois [8] et place sur le trône un jeune prince probablement ramesside mais d’ascendance incertaine. Certains spécialistes suggèrent qu’il pourrait s’agir d’un fils de Séthy II, né d’une concubine. Ce prince, un garçon d’une dizaine d’années, souffre d’un grave handicap : une atrophie du pied gauche, probablement causée par une malformation congénitale ou la poliomyélite. Il est couronné sous le nom de Ramsès Siptah, et les travaux de sa tombe, la KV47, débutent à quelques mètres de celles de Séthy II et Taousert.
Trois ans plus tard, son nom est changé pour devenir Merenptah Siptah, sans que l’on en connaisse précisément la raison, probablement pour des considérations politiques avec la volonté de se rattacher plutôt à la lignée de Merenptah qu’à celle de Ramsès.
À l’instar d’Hatchepsout, Taousert devient régente, mais doit partager ce pouvoir avec le chancelier Bay. Pendant cette période, elle poursuit les travaux de sa propre tombe, où son titre inscrit sur les parois n’est plus « Grande Épouse Royale », mais « Régente ». De son côté, le chancelier Bay s’octroie un privilège exceptionnel : la construction de sa propre tombe dans la Vallée des Rois (KV13), située juste en face de celle de Merenptah Siptah - une audace rare pour un dignitaire d’ascendance non royale.
En l’an cinq du règne de Merenptah Siptah, ordre est donné d’exécuter le Chancelier Bay [9]. Tout porte à croire que cette décision a été prise sous l’influence de Taousert, désireuse d’éliminer cet encombrant rival.
Deux ans plus tard, Merenptah Siptah meurt à l’âge d’environ dix-huit ans. Sa momie ne présente aucune trace de blessure ni de mort violente. Bien que de grande taille, sa tombe est restée en grande partie à l’état d’ébauche. Les deux premiers couloirs sont de belles factures puis sont ensuite restés à l’état brut, sans décors. La longueur de son règne aurait dû permettre un avancement nettement meilleur. Peut-être sa tombe a-t-elle connu la concurrence des travaux des tombes de Bay et de Taousert.
En l’absence d’héritiers directs, Taousert se proclame roi et adopte la titulature royale complète, à l’instar d’Hatchepsout trois siècles plus tôt [10]. Elle assume ainsi seule le pouvoir à partir de 1188 av. J.-C.
Elle fait débuter le décompte de ses années de règne non pas à la mort de Merenptah-Siptah, mais à celle de son époux, Séthy II. De plus, elle recouvre le nom de Merenptah-Siptah par celui de Séthy II sur les parois de sa tombe. Elle marque indiscutablement sa volonté d’effacer la mémoire de l’enfant.
Les tombes royales obéissent à des proportions codifiées et les dimensions des piliers suivent des règles strictes. Dès lors, les travaux se déroulent conformément au statut qu’elle revendique : celui de souverain, et c’est le titre de « Roi » qui est gravé sur les parois de sa sépulture [11].
Fait exceptionnel, elle décide de prolonger encore le creusement de sa tombe après l’immense salle funéraire, et d’y ajouter une seconde salle funéraire, un aménagement inédit dans la Vallée des Rois. Les dimensions de cette tombe sont ainsi parmi les plus importantes. Toutefois, cette gloire est éphémère : son règne ne dure qu’environ deux ans. Taousert s’éteint en 1186 av. J.-C.
En 1898, une momie féminine, désignée par les égyptologues sous le nom de « Femme inconnue D », est découverte dans la cachette royale de la tombe KV35 [12], où repose également Amenhotep II, propriétaire de cette tombe. Sa présence parmi des pharaons, ainsi que l’analyse de sa technique de momification, identique à celle des souverains de la XIXᵉ dynastie, suggèrent qu’il pourrait s’agir de Taousert. Son apparence renforce cette hypothèse. La momie mesure 1,59 m, présente une extrême émaciation et une atrophie mammaire complète, des signes indiquant vraisemblablement une mort naturelle due à une maladie [13]. Ses cheveux, bien conservés, sont arrangés de façon sophistiquée en petites boucles frisées. Enfin, ses traits, notamment son nez « ramesside », évoquent ceux de la lignée des Ramsès.
Avec la mort de Taousert, la XIXᵉ dynastie s’éteint. Son successeur, Sethnakht, inaugure une nouvelle lignée de souverains et s’efforce d’effacer le souvenir d’une reine qu’il a combattue et que lui et ses successeurs considèrent comme illégitime [14]. Pourtant, à travers sa tombe monumentale et son parcours hors du commun, sa lutte pour le pouvoir dans un environnement politique mouvementé et particulièrement complexe, Taousert restera l’une des grandes figures féminines de l’histoire pharaonique.
Annexes :
Une période troublée : quatre pharaons en quatorze ans : Séthy II, Amenmes, Merenptah Siptah, Taousert
Cinq tombes creusées à quelques mètres les unes des autres
KV15 – Séthy II : 81 m de longueur
KV10 – Amenmes : 82 m de longueur
KV147 – Merenptah Siptah : 111 m de longueur
KV13 – Bay : 71 m de longueur
KV14 – Taousert : 117 m de longueur
Les traces d’une grande partie de cette histoire sont visibles dans les tombes mentionnées, renforçant l’intérêt d’une visite de la Vallée des Rois. De nombreux éléments proviennent également de l’étude des momies.
Ironie de l’histoire : lors de la construction de sa tombe, Sethnakht a rencontré un obstacle. Il a percuté celle d’Amenmes KV10, le pharaon qui avait renversé SéthyII [15]. Seuls les deux premiers couloirs sont creusés lorsqu’il décède [16]. Son fils, Ramsès III, a alors dû l’inhumer précipitamment dans la tombe de Taousert. La boucle est bouclée…
Petite bibliographie :
– Frédéric Servajean, Mérenptah et la fin de la XIXe dynastie, Paris, Pygmalion, 2014
– Aidan Dodson, Poisoned Legacy, the fall of the nineteenth egyptian dynasty, The American University in Cairo Press, 2010.
– Christiane Ziegler, Reines d’Égypte, d’Hétephérès à Cléopâtre, Grimaldi Forum, 2008.
– Christian Mariais, Les textes funéraires dans la Vallée des Rois, Menkh Édition, 2023.
Christian Mariais
Christian Mariais a effectué plus de soixante voyages en Égypte durant lesquels a pris plus de 40 000 clichés. Il est l’auteur de l’ouvrage « Les textes funéraires dans les tombes de la Vallée des Rois », qui offre une synthèse unique des textes funéraires royaux du Nouvel Empire.
Il a étudié de nombreuses tombes et publié le fruit de ses recherches sur des sites spécialisés.
Notes
[1] Nouvel Empire, XIXème dynastie. Elle assura la corégence avec le chancelier Bay sous le règne de Siptah (-1194 à -1188 avant J.-C.) avant de régner seule de -1188 à -1186 avant J.-C.
[2] En 1743 un aventurier irlandais né en Angleterre, Richard Pockocke l’explore. Il trouve la trace de dix-huit tombes et en visite neuf. À chaque entrée de tombe, il va donner une lettre de référence. En 1827, John Gardner Wilkinson, surnommé « the Father of British Egyptology », est affecté à la tâche de marquer l’entrée des tombes. Il donne à chacune d’elles la désignation qui est toujours utilisée de KV1 à KV21, KV pour King Valley. La numérotation suit l’ordre de leur position géographique. Cette convention de numérotation, toujours avec le préfixe « KV », sera poursuivie jusqu’à nos jours, non plus suivant l’ordre de leur situation, mais selon la chronologie de leur découverte. La soixante-deuxième (KV62) est celle de Toutankhamon, découverte en 1922 par Howard Carter.
[3] Lors d’une expédition en Égypte, un archéologue anglais, Lord Evandale, et son guide, le docteur Rumphius, découvrent une tombe inviolée contenant la momie d’une mystérieuse jeune femme. À son doigt, ils trouvent une bague royale, suggérant qu’elle fut autrefois une reine. Le récit retourne alors dans à l’époque pharaonique et raconte l’histoire de Tahoser, une jeune Égyptienne d’une beauté exceptionnelle. Aimée du pharaon Ramsès II, elle préfère pourtant le modeste Poëri, un Hébreu. Déchirée entre son destin royal et son amour interdit, elle connaît un destin tragique. De retour au présent, l’explorateur referme la tombe, pour ne pas perturber le passé… Bien que l’intrigue soit totalement imaginaire, Théophile Gautier a mené une recherche documentaire minutieuse pour restituer le décor de la ville de Thèbes au Nouvel Empire.
[4] L’Égypte était divisée en deux parties distinctes, la Terre du Sud (Haute Égypte) et la terre du Nord (Basse Égypte).
[5] Directeur des choses scellées, c’est-à-dire trésorier ou chancelier.
[6] Toutes les tombes de la Vallée des Rois sont inachevées pour la bonne raison que tant que roi était en vie, les travaux se poursuivaient. Cependant, la tombe de Séthy II est particulièrement incomplète. Ce qui est surprenant, c’est que ce pharaon a eu un règne suffisamment long pour avoir une sépulture bien plus avancée si on se réfère à d’autres pharaons ayant régné sur une période similaire. Troubles politiques, absence du roi sur place, difficultés liées à l’aménagement simultané de deux tombes ?
[7] Le prince Séthy-Merenptah dont on trouve la trace dans le temple de Karnak, plus précisément dans le reposoir de la barque de Séthy II.
[8] Un décret retrouvé sur une stèle du Gebel el-Silsilehdit dit : « Le grand chancelier du pays tout entier, qui a établi le roi sur le trône de son père, l’aimé de son maître, Bay ». Et un autre décret figurant sur une stèle d’Assouan dit : « Le chancelier du roi de Basse-Égypte, l’ami unique qui écarte le mensonge et donne la Maât, celui qui a établi le roi (sur) le trône de son père, le grand chancelier du pays tout entier, Ramsès-Khâemnétcherou, Bay ».
[9] Sur un ostracon (IFAO 1864) retrouvé à Deir el-Médineh est présente l’inscription suivante : « An V, IIIe mois de la saison Chémou, 27ème jour ; ce jour, le scribe Paser est venu annoncer : "Pharaon, vie, prospérité, santé, a tué le grand ennemi Bay" ».
[10] Cependant, contrairement à Hatchepsout, qui avait effacé toute référence au genre féminin dans ses titres, Taousert choisit de les conserver. La lettre « t » en fin de mot est le signe du genre féminin en égyptien ancien.
[11] À partir de maintenant les parois vont être décorés des livres funéraires réservés aux rois. Cf « Les textes funéraires dans la Vallée des Rois » publié par l’auteur en 2023.
[12] Sous la XXIᵉ dynastie (vers 1000 av. J.-C.), les prêtres de Karnak déplacèrent plusieurs momies royales pour les protéger des pillards. La tombe d’Amehotep II KV35 fut choisie comme l’une des cachettes, probablement sous le règne de Pinedjem II. Cette « cachette des momies royales » a été découverte en 1898 par l’égyptologue Victor Loret. En plus d’Amenhotep II dans son propre sarcophage, on y a trouvé les momies de Thoutmosis IV, Amenhotep III, Seti II, Ramsès IV, Ramsès V, Ramsès VI et probablement de Taousert. Un homme et une femme n’ont pas pu être identifiés.
[13] On peut aussi se poser la question de savoir si Taousert n’était pas plus âgée que son époux et soit décédée à un âge assez avancé. Cela expliquerait l’état de la momie et le fait qu’elle n’ait pas eu d’autre enfant que Séthy-Merenptah.
[14] Les listes royales connues à partir de Ramsès III passent directement de Séthy II à Sethnakht. Voir la liste royale dans le Temple funéraire de Ramsès III (Médinet Abou), seconde cour.
[15] Ce genre de collision n’était pas rare. Il n’existait à l’époque aucune cartographie de l’endroit.
[16] Ces deux couloirs seront repris par Ramsès III pour constituer sa tombe, KV11. Cela est très visible sur place, Ramsès III a dû faire un coude sur la droite pour reprendre la construction rectiligne des couloirs.
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