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Inimitable, le bruit des dés jetés sur le plateau de jeu résonne dans la plupart des cafés et maisons de thé du Moyen-Orient, de la Turquie à l’Iran en passant par l’Egypte, le Liban, la Syrie ou encore la Jordanie et l’Irak. Ludique, convivial et joué selon des règles faciles à assimiler, le backgammon - on lui préférera dans cet article l’appellation de « tavla », plus proche de son nom originel et répondant au tropisme turc de l’auteur - apparaît comme une véritable institution au Moyen-Orient.
Si le jeu est aujourd’hui mondialement connu grâce à la popularité acquise par ce jeu aux Etats-Unis durant la seconde moitié du XXème siècle, le tavla est, avant tout, une invention éminemment moyen-orientale, dont les traces les plus anciennes remontent au troisième millénaire avant Jésus-Christ, en actuel Iran. Le jeu s’est ensuite popularisé et répandu au reste de la région, où il est toujours abondamment joué aujourd’hui.
Faisant s’affronter deux joueurs, le tavla est un jeu de « hasard raisonné » : si les dés jouent une part prépondérante dans l’issue de la partie, un joueur expérimenté doit pouvoir contrer son infortune en usant des bonnes stratégies. Hasard, prise de risque et réflexion sont ainsi au centre de ce jeu dont la faible durée des parties, couplée à l’obligation de jouer relativement vite (et énergiquement, suivant certaines traditions), permet de se faire succéder plusieurs parties endiablées, le plus souvent accompagnées de proches, de spectateurs invités ou non autour de diverses boissons, traditionnellement dans un bar, café ou maison de thé, mais aussi dans la rue ou dans l’échoppe d’un commerçant.
Car c’est aussi là que l’essence du tavla montre son côté le plus moyen-oriental : il incarne un certain art de vivre que connait toujours la majorité des pays de la région ; une certaine idée de la convivialité, que l’on retrouve par exemple dans la tradition des mezzés [1] - ou encore des kahvalti [2] dans le cas de la Turquie - ainsi que du partage et du vivre-ensemble. Si les échecs revêtent un caractère austère, sobre et sérieux en Occident, le tavla est quant à lui synonyme, au Moyen-Orient, de réflexion et d’esprit tactique naturellement mais surtout de convivialité, de vivre-ensemble et de partage.
Cet article entend ainsi présenter l’histoire de ce jeu et de sa place dans les sociétés moyen-orientales.
Si les origines historiques exactes du tavla sont aujourd’hui encore discutées, l’unanimité se forme toutefois quant à ses racines perso-mésopotamiennes et son très grand âge : le plus vieil exemplaire de tavla a ainsi été découvert en 2004 par des archéologues iraniens sur le site de fouilles de Shahr-e Sukhteh, dans l’est du pays, et aurait plus de 5 000 ans [3]. Certains jeux se rapprochant fortement du tavla datent de la même époque et ont été retrouvés dans la région : ainsi en est-il du « Jeu royal d’Ur », dont deux exemplaires datant d’environ 2600 avant JC ont été retrouvés dans des tombes royales de la ville antique d’Ur, actuelle Tell al-Muqayyar en Irak, tandis qu’en Égypte, un exemplaire datant d’environ 2620 avant JC du « senet », lointain cousin du tavla, était exhumé à Hésirê.
La forme la plus ancienne du tavla actuel remonte au VIème siècle : dans son Livre des Rois, le poète perse Ferdowsi (940-1019 ou 1025) attribue au médecin perse Borzouyeh (Vème-VIème siècle) la paternité du « nard », le tavla iranien, également connu sous le nom « takht-e » ou « takht-e nard », littéralement « combat sur planche de bois » [4]. Le nard se diffusera ensuite dans le Caucase (en Arménie ou en Géorgie par exemple, où l’on joue au « nardi ») et au reste de la région. Sans qu’il soit possible exactement de dater - ni de situer - l’origine de cette tradition, le tavla revêtirait depuis la Perse sassanide un caractère hautement spirituel [5] : les 24 pointes décomposant le plateau de jeu représenteraient en effet les heures de la journée ; les 12 pointes de part et d’autre du tablier - toujours divisé en deux- rappelleraient les mois du Zodiac ; les 30 pions feraient référence aux jours du mois ; les deux dés au jour et à la nuit et, enfin, le nombre 7, combinant la plus fréquemment réalisée avec les dés au cours d’une partie, les jours de la semaine [6].
Les Romains d’Orient, en contact permanent avec la sphère d’influence culturelle perse, s’adonneront également au « nard » et en accéléreront la pratique dans les territoires de leur empire : ils l’appelleront le « tavli » (pour « table », « plateau », en grec ancien) et sa pratique atteindra les plus hautes sphères du pouvoir, comme le révèle l’historien Agathias (530-594) qui relate, dans ses écrits, une partie de tavli joué par l’Empereur romain d’Orient Zeno (425-491) en 480 [7]. Culturellement, les Romains jouaient déjà depuis longtemps à un jeu similaire au tavli, le « ludus duodecim scriptorum », à cause duquel l’Empereur Néron (37-68) aurait, dit-on, perdu de vastes sommes d’argent en divers - et infortunés – paris [8]. Plusieurs exemplaires de ludus duodecim scriptorum ont été retrouvés en actuelle Turquie, sur le site de fouilles de Kibyra [9].
C’est toutefois l’Empire ottoman qui viendra consacrer et institutionnaliser le tavla à travers le Moyen-Orient : « pour diverses raisons, les Ottomans sont devenus mordus de tavla, et c’est véritablement avec les Turcs qu’il va se répandre dans le monde arabe » affirmait ainsi en 1998 Afif Bahnassi (1928-2017), directeur des antiquités en Syrie [10].
Car c’est bien en Turquie que semble, aujourd’hui, battre le cœur des joueurs du tavla les plus passionnés. Le pays est en effet le seul pays du Moyen-Orient présent sur la liste des dix pays comptant les meilleurs joueurs de tavla au monde [11] ; en 2015 d’ailleurs, le Turc Cihangir Çetinel remportait le tournoi international annuel organisé à Monte Carlo [12]. Le tavla est joué dans toutes les sphères et toutes les strates de la société : impossible par exemple pour le leader de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, de ne pas jouer au tavla avec des étudiants lors d’un déplacement électoral à Denizli en 2015 [13]. Certains observateurs politiques tentent d’ailleurs parfois, à tort ou à raison, de comparer la politique étrangère de la présidence turque à un jeu de tavla [14], à l’instar des comparaisons régulièrement faites par exemple entre la diplomatie du président chinois Xi Jinping avec le jeu de go [15] ou celle de du président russe Vladimir Poutine et les échecs [16].
Aujourd’hui, le tavla est joué à travers l’intégralité du Moyen-Orient : des tournois organisés à Abu Dhabi [17] aux parties jouées dans de petits cafés de quartier à Beyrouth [18] ou au Grand Bazar d’Istanbul [19], parfois en direct à la télévision turque [20], en passant aux sessions organisées par les guérilleros du Parti des travailleurs du Kurdistan dans les montagnes du Kurdistan irakien [21], ce jeu occupe une place singulière dans les sociétés moyen-orientales et représente, à bien des égards, un véritable reflet culturel de la région.
Les règles du jeu du tavla s’avèrent relativement simples : deux joueurs, chacun doté de quinze pions pré-positionnées sur le tablier, doivent parvenir à faire sortir l’intégralité de leurs pions avant leur adversaire. Les dés déterminent, à chaque tour, les capacités de manœuvres des joueurs qui peuvent, selon certaines conditions et selon la tactique qu’ils auront choisi d’adopter, bloquer leur adversaire sur des temps plus ou moins longs afin de le retarder dans sa stratégie de sortir ses pions. Le tavla est ainsi un jeu de course, d’anticipation, de tactique et de hasard - et très rarement d’argent, tout du moins au Moyen-Orient.
De manière générale, il convient de n’utiliser qu’une seule et même main pour lancer les dés et jouer ses pions : l’autre main occupe une fonction autrement centrale du jeu, celle de tenir un verre de thé ou exprimer avec force geste sa satisfaction ou son mécontentement face aux résultats des dés. La main n’est pas, et de très loin, la seule façon de commenter le jeu : comme l’affirmait le joueur professionnel turc Ahmet Kurtluoğlu en août 2021, « une partie de tavla sans parler n’est pas une partie de tavla » [22] ; chaque résultat de dé et décision prise par l’adversaire sont autant d’occasions de commenter, critiquer, provoquer, moquer ou jurer - ou rire. Idéalement, la partie se joue rapidement : quiconque aurait le malheur de prendre le temps de la réflexion sera, presque inévitablement, critiqué ou moqué par son adversaire [23].
En Turquie, le tavla dispose de son propre langage : ainsi une tradition, de moins en moins pratiquée toutefois, consiste à donner le résultat des dés en persan : un double six par exemple, résultat prisé s’il en est des joueurs, se dira « düşeş », littéralement « double six ». Certains Turcs appellent par ailleurs la façon traditionnelle de jouer au tavla le « erkek tavlasi », littéralement le « tavla d’homme », en opposition au « kız tavlası », « tavla de fille » qui, en raison de la modification de plusieurs règles, privilégie la chance à la tactique. D’autres variantes existent encore, comme le « asker tavlası » (tavla du soldat) ou encore le « Gülbahar tavlası » (tavla de Gülbahar).
Chaque pays et chaque peuple dispose, de fait, de ses propres règles ; dans le nord de la Syrie, les Kurdes disposent d’une variante du tavla compliquant la tactique du blocage des pions de l’adversaire ; les Iraniens jouent parfois le « nard court », le tavla traditionnel, ou le « nard long », dont les règles s’en avèrent fort éloignées. En Syrie et au Liban, et plus particulièrement à Beyrouth, les habitants appellent le backgammon le « taawli », comme la plupart des autres pays arabes, quand ils ne l’appellent pas le « tric-trac » [24], du nom donné par les Français autrefois au tavla [25] en raison du bruit des dés jetés sur le tablier [26].
Quel que soit la façon de jouer au tavla, le dénominateur commun à toutes ces variations reste, avant tout, le plaisir d’être ensemble : une partie de tavla attire toujours son lot de badauds, de commentaires et de discussions. Nécessitant moins de concentration et de réflexion qu’une partie d’échecs, le tavla permet ainsi aux joueurs de parler durant la partie, parfois - et souvent - pendant des heures [27]. La journaliste Lucie Azema, alors en Iran, résumait ainsi parfaitement le monde du tavla pour Courrier International en novembre 2018 : « Le takht-e nard est un jeu qui a tout pour (me) plaire : il associe l’histoire et le voyage, tout en offrant une excuse idéale à qui veut boire des litres de thé sans culpabiliser. Si ce jeu est millénaire, la bande-son qui l’accompagne l’est tout autant : le claquement des pions sur le bois, les soupirs des mauvais joueurs et le cliquetis des verres de thé qu’on repose sur la table : tout ça annonce de longues heures à jouer et donne l’impression que la partie continue depuis la Perse antique [28] ».
Convivial, ludique et reflet d’un certain art de vivre moyen-oriental, le tavla se révèle ainsi être une véritable institution dans la région, davantage que nulle part ailleurs dans le monde : les tabliers de bois, portant souvent les marques d’années entières d’usure, se trouvent désormais dans la plupart des foyers, cafés et lieux de socialisation du Moyen-Orient et se révèlent être un passage obligé à quiconque souhaiterait s’immerger véritablement dans la culture et, à bien des égards, dans l’âme, de la région.
Bibliographie :
– Bell, Robert Charles. Board and table games from many civilizations. Vol. 1. Courier Corporation, 1979.
– Daryaee, T., 2016, On the Explanation of Chess and Backgammon, Ancient Iran Series, Vol.2, UCI Jordan Centre for Persian Studies, Irvine.
– Daryaee, Touraj. "The Games of Chess and Backgammon in Sasanian Persia."
Sitographie :
– World’s Oldest Backgammon Discovered In Burnt City, Iran News, 12/04/2004
http://www.payvand.com/news/04/dec/1029.html
– L’histoire du backgammon, Fédération française de Backgammon, date non indiquée
https://www.ffbg.fr/backgammon/histoire-du-backgammon
– Zeno’s game of τάβλη (A.P. ix. 482)., Cambridge University Press, 23/12/2013
https://www.cambridge.org/core/journals/journal-of-hellenic-studies/article/abs/zenos-game-of-ap-ix-482/AF1E7C210F75888284A6A5FA8266F231
– Love of Backgammon : To Arabs, It’s the 1 Game That Counts, Los Angeles Times, 04/02/1998
https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1988-02-04-mn-40503-story.html
– Ancient game found in Roman era city, Hürriyet Daily News, 21/11/2014
https://www.hurriyetdailynews.com/ancient-game-found-in-roman-era-city-74637
– Turkey among world’s top 10 backgammon playing countries, Daily Sabah, 19/02/2017
https://www.dailysabah.com/turkey/2017/02/19/turkey-among-worlds-top-10-backgammon-playing-countries
– Cihangir Çetinel – 2015 World Champion Points on Friendship, Tavla ve Hayat, 17/08/2015
http://tavlavehayat.com/blog/2015/08/17/cihangir-cetinel-2015-world-champion-points-on-friendship/?lang=en
– Kılıçdaroğlu Öğrencilerle Tavla Oynadı, Tarafsiz Haber, 13/02/2015
http://www.tarafsizhaber.com/kilicdaroglu-ogrencilerle-tavla-oynadi-17071
– Recep Tayyip Erdoğan, le joueur de Tavla, France TV Info, 30/10/2021
https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/micro-europeen/receptayyiperdo-an-le-joueur-de-tavla_4809159.html
– Le jeu de go diplomatique de Xi Jinping, IFRI, 05/07/2017
https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/jeu-de-go-diplomatique-de-xi-jinping
– Top field for Abu Dhabi backgammon event, Gulf News, 26/11/2001
https://gulfnews.com/uae/top-field-for-abu-dhabi-backgammon-event-1.431002
– Le backgammon, une tradition libanaise, Le Petit Journal, 13/01/2019
https://lepetitjournal.com/beyrouth/le-backgammon-une-tradition-libanaise-247863
– Metin Sentürk ve lisan’dan tavla kapismasi / Her Sey Dahil, Show TV, date non-indiquée
https://www.showtv.com.tr/programlar/sahne/metin-senturk-ve-alisandan-tavla-kapismasi--her-sey-dahil/81715
– Au Kurdistan, trêve sans confiance entre Ankara et les militants du PKK, Le Monde, 27/08/2021
https://www.lemonde.fr/international/article/2013/08/27/au-kurdistan-treve-sans-confiance-entre-ankara-et-les-militants-du-pkk_3466997_3210.html
– Konuşmadan oynanan tavla, tavla değildir, Oksijen, 06/08/2021
https://gazeteoksijen.com/turkiye/konusmadan-oynanan-tavla-tavla-degildir/
– Top Tavla tips for expats to play like a Turk, Daily Sabah, 11/10/2014
https://www.dailysabah.com/life/2014/10/11/top-tavla-tips-for-expats-to-play-like-a-turk
– How Backgammon, or Tawla, Became Popular in the Arab World, Arab America, 03/09/2021
https://www.arabamerica.com/how-backgammon-or-tawla-became-popular-in-the-arab-world/
– Le plus vieux jeu du monde, Courrier International, 03/11/2018
https://blog.courrierinternational.com/ma-vie-a-teheran/2018/11/30/le-plus-vieux-jeu-du-monde/
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[1] Les mezzés sont un ensemble de plats servis en même temps afin que partagent les convives autour de la table.
[2] Le kahvalti est un type de petit-déjeuner en Turquie, où se trouve disposée sur la table une pléiade de plats (fromage, pain, fruits, légumes, mets cuisinés…) visant à être partagés entre convives.
[5] Daryaee, Touraj. "The Games of Chess and Backgammon in Sasanian Persia."
[6] Daryaee, T., 2016, On the Explanation of Chess and Backgammon, Ancient Iran Series, Vol.2, UCI Jordan Centre for Persian Studies, Irvine.
[7] https://www.cambridge.org/core/journals/journal-of-hellenic-studies/article/abs/zenos-game-of-ap-ix-482/AF1E7C210F75888284A6A5FA8266F231
[11] https://www.dailysabah.com/turkey/2017/02/19/turkey-among-worlds-top-10-backgammon-playing-countries
[12] http://tavlavehayat.com/blog/2015/08/17/cihangir-cetinel-2015-world-champion-points-on-friendship/?lang=en
[14] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/micro-europeen/receptayyiperdo-an-le-joueur-de-tavla_4809159.html
[20] https://www.showtv.com.tr/programlar/sahne/metin-senturk-ve-alisandan-tavla-kapismasi--her-sey-dahil/81715
[21] https://www.lemonde.fr/international/article/2013/08/27/au-kurdistan-treve-sans-confiance-entre-ankara-et-les-militants-du-pkk_3466997_3210.html
[24] Bell, Robert Charles. Board and table games from many civilizations. Vol. 1. Courier Corporation, 1979.
[25] Le tric-trac est également le nom donné à un jeu très proche du backgammon, pour ne pas dire quasi-identique, joué au sein des sphères aristocratiques militaires en Europe aux XIème et XIIème siècles.
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