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Au terme d’une année 2016 particulièrement violente, la Turquie est entrée en 2017 avec l’attentat du Reina, un club huppé d’Ortaköy situé sur la rive européenne d’Istanbul, au pied du pont du Bosphore (1). Cette dernière attaque a été revendiquée par l’organisation de l’Etat islamique tandis que son auteur présumé est à ce jour toujours recherché. Trois semaines plus tôt, deux déflagrations ébranlaient le quartier très passant de Beşiktaş, à quelques kilomètres d’Ortaköy. Ce double attentat, qui ciblait les forces de polices déployées à l’occasion d’un match de football, est attribué et revendiqué par le TAK, « les Faucons de la Liberté du Kurdistan », un groupe dissident du PKK. Enfin l’événement le plus marquant de cette année 2016 en Turquie, est la tentative de coup d’Etat du 15 juillet qui a fait près de 240 victimes. Ce putsch a vraisemblablement été intenté par des forces hétéroclites présentes au sein de la police et de l’armée, agrégées autour d’un noyau constitué de fidèles de la confrérie Gülen (2). Récemment, les autorités turques ont également évoqué l’implication de la confrérie dans l’assassinat, le 19 décembre dernier, de l’ambassadeur de Russie en Turquie, Andreï Karlov. Le Ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu, aurait fait mention de la piste de la confrérie à son homologue américain, John Kerry, dès le lendemain du meurtre du diplomate russe (3).
Le point commun de ces trois événements meurtriers, est de constituer des violences politiques, produites par des organisations toutes considérées par la Turquie comme « terroristes » et présentes de longue date sur le territoire turc. Comment ces oppositions meurtrières ont-elles été engendrées - ou réactivées - et quelles sont les stratégies du gouvernement turc pour en venir à bout ?
La Turquie a été confrontée à trois sources principales de violence « terroriste » au cours de l’année 2016 : la guérilla kurde, les groupes djihadistes et le mouvement Gülen. La première partie de cet article propose de détailler les processus qui ont abouti à ces oppositions violentes. La seconde partie de l’article, qui sera publiée ultérieurement, sera dédiée aux réactions de l’Etat turc pour contrer ces menaces sécuritaires.
L’irrédentisme kurde procède de l’exclusion des Kurdes dans le processus de création des Etats modernes de la région : la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, lesquels divisent aujourd’hui par leurs frontières la zone de peuplement kurde. Aussi, dans chacun de ces pays, où l’expression de l’identité kurde a été niée, souvent très violemment, se sont développés des mouvements autonomistes ou indépendantistes animés par des idéologies variées.
En Turquie, depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui, c’est le marxisme révolutionnaire qui domine le cadre idéologique des principaux groupes qui affrontent l’Etat central : le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), le TAK (les Faucons de la Liberté du Kurdistan) et le MLKP (Le Parti Communiste Marxiste-Léniniste). A l’exception du MLKP, ces groupes figurent sur les listes des organisations terroristes dressées par l’Union européenne et l’ONU. Ce conflit, qui oppose les irrédentistes kurdes à Ankara dure, dans sa forme actuelle, depuis 1984, c’est-à-dire depuis le passage à la lutte armée par le PKK. Après une tentative de processus de paix, engagée entre Ankara et le PKK en 2012, le cessez-le-feu est brisé en juillet 2015. Le conflit rentre alors dans une nouvelle phase de guerre totale, qui rappelle à la population turque celle vécue dans les années 1980 et 1990.
Ainsi, tout au long de l’année 2016, les affrontements entre les forces de sécurité et la guérilla ont été quotidiens dans le quart sud-est de la Turquie. Ils ont donné lieu, certains mois, à une moyenne supérieure à deux morts par jour dans les rangs de la police et de l’armée. Ils se doublent d’attentats dirigés, le plus souvent, contre des bâtiments administratifs, des convois de l’armée ou des policiers en faction dans tout le pays. A la fin de l’année 2016, le PKK a également perpétré plusieurs assassinats politiques, ciblant des élus et responsables locaux du parti AKP du sud-est du pays. Si les attentats des nationalistes kurdes continuent d’être relayés par les médias internationaux lorsqu’ils ont lieu hors des zones traditionnelles de peuplement kurde ils ne font pratiquement plus l’objet d’aucune attention lorsqu’ils adviennent dans le sud-est du pays et qu’ils sont dirigés contre les forces de sécurité.
Un terrorisme d’extrême gauche est également persistant à la marge, avec, entre autres, l’organisation du DHKP-C (le Front Révolutionnaire de Libération du Peuple). Ces groupes armés agissent à l’occasion en concertation avec le PKK. Une dizaine d’entre eux participent, en mars 2016, à la proclamation d’une organisation parapluie, le HBDH - le Mouvement Révolutionnaire Uni des Peuples, censée coordonner l’action des mouvements révolutionnaires en Turquie. L’organisation se donne pour objectif de renverser le gouvernement turc par la révolution armée (4).
Le terrorisme islamiste est également en pleine recrudescence en Turquie, il procède directement de l’implication croissante d’Ankara dans le conflit syrien. La présence d’un terrorisme fondamentaliste en Turquie est un fait largement antérieur à la crise syrienne (5). Toutefois, la proximité des conflits en Syrie et en Irak a permis son essor meurtrier actuel. Dans un premier temps du conflit, depuis la fin de l’année 2011, le territoire turc a constitué un point de passage et une base arrière pour les combattants djihadistes. Le pays est ensuite devenu - depuis la bataille de Kobané (septembre 2014-juin 2015), qui constitue en ce sens un point de rupture - un terrain d’affrontement entre l’organisation de l’Etat islamique et les mouvements pro-kurdes, en témoignent par exemple les attentats de Suruç le 20 juillet 2015 et de la gare d’Ankara le 10 octobre 2015, commandités par l’organisation de l’Etat islamique. Plus récemment, avec le revirement de politique étrangère amorcé en juin 2016 par Ankara, c’est-à-dire la réconciliation avec la Russie et Israël et le lancement de l’opération militaire en Syrie « Bouclier de l’Euphrate » en août 2016, la Turquie en tant que nation s’est transformée en une cible à part entière de l’organisation de l’Etat islamique.
Enfin, selon Ankara, un « terrorisme » d’un nouveau genre serait à l’œuvre en Turquie : celui de la confrérie Gülen, que les autorités turques désignent désormais par l’acronyme FETÖ (Fethullahçı Terör Örgütü : « Organisation Terroriste Fethullahiste »). Ce dernier phénomène est complexe et correspond beaucoup moins à la définition généralement acceptée du terrorisme.
Schématiquement, la confrérie Gülen est en premier lieu un très large réseau de pensée et d’influence, constitué dès les années 1980 par l’Imam turc Fethullah Gülen autour de la lecture qu’il propose du prédicateur Said Nursi, un théologien d’origine kurde, né en Anatolie (1878-1960). La vision supposément humaniste, progressiste et ouverte de l’Islam que promeut Fethullah Gülen lui permet de s’ancrer sur plusieurs continents, principalement en Amérique du nord, en Europe, en Afrique, en Asie centrale. La confrérie fonctionne en ouvrant des établissements privés d’éducation et en favorisant les initiatives de dialogue interreligieux (ce qui la dispensait généralement de la méfiance des pouvoirs publics locaux, voire lui octroyait une certaine bienveillance).
Dans les années 1990, les milieux laïcs turcs alertent sur la progression de l’influence de la confrérie dans l’appareil d’Etat et parmi les forces de sécurité. L’Etat turc avait ouvert contre Fethullah Gülen, en 1999, une enquête, après avoir révélé l’enregistrement d’un de ses prêches, dans lequel l’imam appelait explicitement ses fidèles à infiltrer les lieux de pouvoir et de décision. Fethullah Gülen a toujours nié être l’auteur de ces mots et clamé être victime d’un complot. C’est néanmoins la menace de ce procès qui le pousse à s’exiler, cette même année 1999 aux Etats-Unis, en Pennsylvanie, où il réside encore aujourd’hui. Le prédicateur n’est depuis, jamais revenu en Turquie où, en son absence, la confrérie a continué à étendre son emprise en diversifiant les sources de revenus et d’influence. L’empire financier de la confrérie provenait notamment des établissements scolaires privés qu’elle détenait, de financement participatif des membres, mais aussi de puissantes sociétés de holding (par exemple Boydak Holdings, désormais placée sous tutelle de l’Etat turc depuis le 18 août 2016).
Alliée pragmatique du gouvernement turc entre 2002 et 2013, la confrérie Gülen s’est donc largement implantée à l’étranger où elle a prospéré avec l’appui d’Ankara qui voyait en elle un outil de rayonnement. Cette alliance a été mise à mal lorsque le gouvernement turc, inquiet de la progression du mouvement dans la société et dans la fonction publique a essayé de limiter son influence. La confrérie a répondu en révélant plusieurs secrets d’Etats ou affaires de corruption. Plusieurs membres du gouvernement ont été poussés à la démission en 2014 et des proches de Recep Tayyip Erdoğan (jusqu’à son gendre) ont été inquiétés (6). La confrérie a également activé ses ressorts médiatiques, vu depuis la France, un des symptômes les plus palpables a été par exemple le revirement éditorial du journal Zaman, qui disposait d’une édition française en ligne, Zaman France. Auparavant habitué à encenser l’AKP et la personne de Recep Tayyip Erdoğan, le journal s’est soudainement mué en chantre de la critique contre le gouvernement turc. Ces sagas judiciaires et scandales médiatiques sont autant d’affrontements, dont la tentative de coup d’Etat du 15 juillet aurait constitué l’avatar le plus violent et explicite. Toutefois là encore, Fethullah Gülen dément toute implication dans le putsch. Un mois après l’événement, il avait fait publier une tribune en ce sens dans le journal Le Monde (7).
Ainsi, la lutte contre la confrérie est devenue une priorité de sécurité intérieure pour Ankara depuis la fin de l’année 2013. Dès lors, la criminalisation de l’appartenance à la confrérie est allée crescendo, pour atteindre son paroxysme après le putsch de juillet 2016. En témoignent les purges massives au sein de l’appareil d’Etat et les poursuites judiciaires où est apparue, entre autres, la charge : « affiliation à une organisation terroriste non-armée », en référence à la confrérie.
Nous verrons dans la seconde partie de cet article les moyens politiques, diplomatiques, sécuritaires, judiciaires et militaires qui ont été déployés par la Turquie pour faire face à cette recrudescence de menaces intérieures - qui sont pour Ankara autant d’organisations terroristes.
Lire la partie 2 : Terrorisme et contre-terrorisme en Turquie en 2016 (2/2)
Notes :
(1) Rebaptisé depuis « Pont des martyrs du 15 juillet » en référence aux manifestants tués par les militaires putschistes qui barraient le pont, au soir de la tentative de coup d’Etat.
(2) Pour une analyse détaillée de la composition des forces putschistes qui sont entrées en action le soir du 15 juillet, voir notamment les articles suivant :
– Metin Gurcan, “Why Turkey’s coup didn’t stand a chance”, Al-Monitor, 17 juillet 2016
http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2016/07/turkey-kamikaze-coup-attempt-fails.html
– Jean-François Pérouse, « Quelques remarques après coup d’Etat manqué de la nuit du 15 au 16 juillet 2016. Un coup d’Etat hors sol ? », Observatoire de de la Vie Politique Turque, 20 juillet 2016
http://ovipot.hypotheses.org/14353
(3) Marie Jego, « Meurtre de l’ambassadeur russe : les failles du dispositif sécuritaire turc », Le Monde, 21 décembre 2016
http://www.lemonde.fr/international/article/2016/12/21/meurtre-de-l-ambassadeur-russe-les-failles-du-dispositif-securitaire-turc_5052360_3210.html
(4) « Le PKK et dix organisations terroristes de Turquie ont décidé de s’unir » (en turc), Haberi Yakala, 12 mars 2016
http://www.haberiyakala.com/2016-03-12-pkk-ve-turkiyedeki-10-teror-orgutu-birlesme-karari-aldi-h104122.haber
(5) Dans le quartier stambouliote de Karaköy, par exemple, des terroristes islamistes avaient conduit deux attaques contre la synagogue Nove Shalom, en 1986 et 2004 ainsi qu’une autre contre une maison close en 1998.
(6) Le détail de l’affrontement entre l’AKP et la confrérie Gülen depuis la fin de l’année 2013 a été notamment couvert par le journaliste Ruşen Çakır, dont la série de 13 articles a été traduite vers le français par Isabelle Gilles et mise en ligne sur le site de l’IFEA : https://ovipot.hypotheses.org/page/2
(7) « Fethullah Gülen : ‘Je demande une enquête internationale sur le putsch raté en Turquie’ », Le Monde, 12 août 2016
http://www.lemonde.fr/international/article/2016/08/12/fethullah-gulen-je-demande-une-enquete-internationale-sur-le-putsch-rate-en-turquie_4981883_3210.html
Matthieu Eynaudi
Diplômé d’un master en relations internationales de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Matthieu Eynaudi est actuellement en master à Sciences Po.
Ancien chargé d’études en alternance au ministère de la Défense, il a également travaillé en Turquie au sein d’un think-tank spécialisé en géopolitique et mené des recherches de terrain à Erbil auprès de l’Institut Français du Proche-Orient.
Il a vécu en Turquie et à Chypre. Il s’intéresse particulièrement à la géopolitique de la région ainsi qu’à la question kurde au Moyen-Orient et en Europe.
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