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Avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP à Ankara, les années 2000 ont vu les relations diplomatiques et économiques entre l’Iran et la Turquie s’améliorer et atteindre un degré de coopération inédit depuis l’instauration de la République islamique en 1979.
Cependant comme nous l’indiquions dans un précédent article, les mouvements révolutionnaires lancés au début de l’année 2011, que l’expression médiatique et l’histoire immédiate ont retenu globalement sous le vocable de « Printemps arabe », ont changé la donne des relations entre les deux pays. Dans l’Iran et la Turquie face au « printemps arabe », Mohammad Reza- Djalil et Thierry Kellner – également auteurs dans la collection Repères de la Découverte d’une histoire de l’Iran contemporain (1) – reviennent, pays par pays, sur les 18 mois qui ont suivi le début du mouvement dans le « monde arabe » à travers le prisme des réactions turques et iraniennes. Ils montrent comment ces deux puissances non-arabes, mais déterminantes pour l’évolution d’une région moyen-orientale à laquelle elles sont liées par l’histoire, ont pu chercher à tirer partie de ses évolutions avant d’évaluer dans quelle mesure elles sont parvenues à leurs fins et comment les orientations politiques qu’elles ont choisies ont pu affecter leurs relations bilatérales.
Composée sur le vif, précise, très documentée et minutieusement référencée, l’étude de Thierry Kellner et de Mohammad-Reza Djalili démêle l’écheveau des événements qui se sont succédés et ont contribué à modifier dans une période de temps très courte les relations de l’Iran et de la Turquie. De la vue d’ensemble proposée se détachent alors deux séquences. A un moment où la surprise puis l’hésitation d’Ankara et de Téhéran laissent place à un activisme tous azimuts visant à tirer les bénéfices stratégiques et idéologiques du changement politique, succède une période beaucoup plus conflictuelle dans laquelle nous nous trouvons toujours. Les printemps arabes deviennent une cause de clivage et le basculement se produit notamment du fait de la dégradation de la révolution syrienne en guerre civile. Les légères rivalités qui s’étaient développées dans un monde arabe d’abord perçu comme une terre de mission pour deux puissances en quête de rayonnement, se sont alors transformées en oppositions frontales. Le processus décrit se place par ailleurs dans le cadre plus général d’une bipolarisation régionale qui, sans pouvoir servir de grille d’analyse unique, caractérise de plus en plus les rapports entre les Etats directement concernés mais également entre les puissances extérieures qui s’y sont impliquées.
Fin 2010, ni la Turquie ni l’Iran ne semblent avoir été en mesure d’anticiper le courant de révoltes qui, en partant de Tunisie, s’est répandu jusqu’en Syrie et à Bahreïn tout en marquant profondément les consciences du « monde arabe » dans sa totalité. Les développements rapides qui affectent cet ensemble géographique et politique rendent alors nécessaire la redéfinition de leurs rapports avec les gouvernements concernés. Au cours des années 2000, selon la nouvelle grammaire diplomatique initiée par Ahmet Davutoglu, Ankara avait pour sa part mené une politique volontariste de rapprochement avec les pays concernés. Les contestations auxquelles ils se trouvent confrontés au début des années 2011 la placent alors dans une situation quelque peu embarrassante. La Turquie se trouve d’abord prise de court dans l’entreprise d’amélioration des relations politiques et économiques qu’elle a lancées avec la Tunisie et plus encore avec la Libye et la Syrie. Tardant à se placer dans le camp des oppositions tunisienne et égyptienne, elle est d’abord hostile à toute intervention étrangère contre le régime de Khadafi, avec lequel elle a passé de très importants contrats de construction, et qui constitue une source importante d’approvisionnement en hydrocarbure. Elle rechigne également à mettre en péril la relation très privilégiée qu’elle est parvenue à établir avec Damas au cours des années précédentes et tente de se poser en intermédiaire entre Bachar el-Assad et les pays occidentaux. Cependant, suivant un certain pragmatisme quant au destin prévisible de ces régimes autoritaires, la Turquie tend progressivement et selon une temporalité qui diffère en fonction des pays, à voir dans le soutien à la contestation la possible continuation d’une politique d’influence initiée sous les régimes précédents.
En Tunisie, d’excellents contacts sont établis avec les autorités qui succèdent au régime de Ben Ali tandis que ses relations historiquement distantes avec l’Egypte s’améliorent rapidement après la chute de Moubarak. Au printemps 2011, la Turquie finit par prendre parti pour l’opposition et à appuyer l’intervention de l’OTAN. Les accords de coopération en matière économique, culturelle et politique voire militaire, se multiplient entre Ankara et les nouvelles autorités de la Tunisie, de la Libye et de l’Egypte. Ils se placent ainsi dans le prolongement de la politique d’influence précédente tout en la doublant d’une forte dimension idéologique, manifeste lors de la tournée du Premier ministre turc dans ces trois Etats à l’automne 2011. La Turquie se présente alors comme un modèle de démocratie pour ces Etats en transitions, estimant s’être montrée apte à intégrer à une vie publique civile et ouverte, une composante islamique modérée. L’Iran lui aussi tente dans un premier temps une récupération idéologique des événements, en présentant les soulèvements en Tunisie et en Egypte comme participant d’une « vague d’éveil islamique » bientôt rebaptisée « réveil et renaissance islamique ». Téhéran développe un récit politique audacieux qui met en avant l’influence prétendue de la Révolution de 1979 sur les révoltes arabes. Les alliances contractées par des dirigeants tels que Ben Ali ou Moubarak avec l’Occident, ainsi que leur passivité à l’égard d’Israël sont, selon l’Iran, la raison essentielle de la colère de leurs peuples qui se soulèvent à travers eux contre un grand complot américano-sioniste.
Au delà de ce discours finalement difficile à soutenir, l’Iran perçoit les changements de régime comme autant d’occasions de sortir de son isolement diplomatique, en misant sur la volonté que pourront manifester les nouvelles autorités d’établir de bons rapports politiques avec les puissances les plus variées, en faisant leur entrée sur la scène internationale. Un partenariat stratégique avec la Tunisie est recherché avant l’automne 2011 et les relations entre l’Iran et l’Egypte reprennent, après des décennies de rapports très distants, liés notamment à la proximité entre les Etats-Unis et le régime de Moubarak ainsi qu’à la politique israélienne de ce dernier. Cependant, au delà des déclarations de bonne volonté réciproque, ces rapprochements apparaissent d’emblée comme purement symboliques. Très rapidement, les initiatives lancées dans plusieurs directions par Téhéran se heurtent à la réalité des rapports de forces politiques entre les acteurs de la région. Si l’Iran n’avait pas d’excellentes relations avec le régime de Kadhafi et s’il a fini par associer le mouvement libyen à l’hypothétique « réveil et renaissance islamiques », il ne peut pousser trop loin son soutient à une opposition qui bénéficie à terme de l’appui militaire de l’OTAN. Par ailleurs, ni l’Egypte, ni la Tunisie, ni la Libye ne peuvent se permettre, dans un contexte qui se tend de manière croissante au cours de l’année 2011, de renoncer à leur alliance avec l’Occident et dans un Golfe persique, très hostile à l’Iran, pour nouer de bonnes relations avec Téhéran. Le « printemps arabe » devient rapidement clivant voire bipolarisant, et l’Iran et la Turquie paraissent progressivement condamnés à se ranger dans des camps opposés.
C’est cependant l’évolution de la situation en Syrie et dans le Golfe qui va, à partir de l’été 2011, transformer les suites des révoltes arabes en enjeux politiques susceptibles de catalyser de nouveaux conflits. Les discours idéologiques de la Turquie et de l’Iran sur le droit des peuples et la lutte contre l’oppression ne tiennent désormais plus face à l’évidence des divergences stratégiques qu’ont occasionnées les révolutions syrienne, bahreïni et yéménite. Appelant dans un premier temps (et à l’instar de la Turquie) Bachar el-Assad à la modération dans la répression de son peuple, Téhéran accorde promptement son soutien total à Damas. La chute du régime syrien sonnerait le glas de la politique iranienne dans le Levant et exclurait la République islamique de la périphérie israélienne en le coupant du Hezbollah. Alors que la Turquie renonce définitivement à son alliance avec Bachar el-Assad à la fin de l’été et à l’automne 2011 en accordant son soutien à l’opposition, l’Iran renforce sa coopération économique et sécuritaire avec la Syrie en passant notamment par l’Irak. Le retrait américain, fin décembre 2011 lui permettra bientôt d’accroître son influence sur le camp chiite au pouvoir à Bagdad et notamment sur le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki qui tend alors à prendre des positions de plus en plus hostiles à la Turquie. L’autre foyer de tension se situe dans le Golfe. Au Yémen, la contestation du président Saleh aurait pu permettre à l’Iran de se trouver dans une position favorable face à son rival saoudien. Il se trouve cependant marginalisé par la solution négociée imposée par le Conseil de coopération du Golfe (CCG) qui, réunissant à présent Ryad, les Emirats arabes unis, Bahreïn, Oman, le Koweït et le Qatar, s’est constitué en 1981 pour faire barrage à l’influence de Téhéran. Il est dès lors contraint, pour gêner les pétromonarchies, de se limiter au soutien de certaines factions contestataires chiites du Yémen et de jouer ainsi la carte de la déstabilisation interne du pays. Le nouveau pouvoir yéménite coopère en effet de manière croissante avec le CCG et les Occidentaux. A Bahreïn, archipel très lié à l’Iran par l’histoire mais abritant la Ve flotte américaine et dirigé par une dynastie sunnite soutenue par le CCG, la répression de la contestation menée par la majorité chiite constitue également un terrain sensible. L’intervention militaire saoudienne de mars 2011 met fin aux espoirs iraniens et contribue à tendre encore plus les relations de Téhéran et du CCG. Par ailleurs, la Turquie qui est globalement en phase avec les pétromonarchies sur le terrain syrien en soutenant l’opposition à Bachar el-Assad, alliée à Téhéran, rejoint les positions du CCG sur le Yémen et sur Bahreïn. Elle tait rapidement ses critiques sur le régime du président Saleh pour se placer en deuxième ligne, du côté qataro-saoudien. Renforcé par la menace iranienne, le CCG se rapproche ainsi de la Turquie dont l’influence est perçue comme un contrepoids vis-à-vis de Téhéran.
L’étude de Thierry Kellner et de Mohammad-Reza Djalili révèle ainsi l’échec des stratégies d’influence multidirectionnelle auxquelles se sont essayés la Turquie et, dans une moindre mesure l’Iran. Téhéran se trouve en effet plus isolé que jamais, rendu extrêmement impopulaire dans le monde sunnite par le soutien qu’il apporte à Bachar el-Assad, et doit limiter son action régionale au soutien apporté à des factions susceptibles de contrevenir à la politique de ses rivaux. Quant à la Turquie, elle a vu au cours de cette période s’effondrer la politique de bon voisinage menée au cours des années 2000. Elle se trouve désormais encerclée par des puissances hostiles qui la coupent de ses nouveaux alliés objectifs du Golfe. L’Iran la considère ouvertement comme un rival stratégique, son allié irakien entretient les pires relations avec Ankara tandis que les liens entre le régime alaouite, Téhéran et la guérilla kurde du PKK qui fait la guerre à l’Etat turc depuis 1984, semblent s’être raffermis. Du reste, les atouts idéologiques d’Ankara, synthétisés dans un hypothétique « modèle turc », doivent être mis en balance avec le rejet des populations arabes vis-à-vis d’une éventuelle tutelle qu’une Turquie néo-ottomane pourrait prétendre exercer sur leurs gouvernements. Symétriquement, la rhétorique anti-occidentale déployée par la République islamique semble ne plus faire recette dans le monde arabe. Aussi, les « printemps arabes » paraissent, notamment dans le Machrek et dans le Golfe, s’inscrire dans une crise régionale de grande ampleur qui dépasse de loin les pays concernés par des soulèvements populaires et produit un alignement général des Etats et des acteurs non-étatiques (partis et milices) régionaux dans un conflit susceptible de se prolonger. L’Iran et la Turquie ont pris leurs positions et ne semblent pas pouvoir éviter la confrontation bien que leurs autorités aient conscience que leur participation à un conflit militaire ouvert ne pourrait en rien servir les intérêts de l’une et de l’autre puissance.
Thierry Kellner et Mohammad-Reza Djalili, L’Iran et la Turquie face au « Printemps arabe », Paris, Grip, septembre 2012, 120 pages.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
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