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Tribus et tribalisme dans la construction de l’Etat jordanien

Par Delphine Froment
Publié le 17/02/2014 • modifié le 06/03/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

Vue général d’Amman en 1952

AFP

Un écueil d’une telle étude, malgré tout, reste la définition des « tribus » ; si le tribalisme peut-être défini anthropologiquement, ici, dans l’appréhension de la relation d’un tel concept à l’Etat jordanien, il est souvent difficile de cerner la signification que les sources (puis les historiens) ont placée derrière la notion de « tribus ». Si on les replace dans une perspective historique, les populations tribales peuvent être définies comme « toute la population transjordanienne et arabe qui fait remonter ses origines dans le pays, dans les frontières d’après 1921, mais qui vivaient déjà là avant que ces frontières soient effectivement mises en place [1] ». Mais il y a un écart entre cette définition théorique, et l’interprétation que font les politiques britanniques puis jordaniennes des tribus : tout d’abord, les tribus sont toujours considérées comme bédouines, et le terme de « Bédouins » semble être un synonyme de « groupes tribaux », dans les travaux scientifiques ; mais surtout, les Britanniques ont eu tendance à distinguer les Bédouins nomades de ceux qui s’étaient sédentarisés : les populations sédentaires ne sont alors plus considérées comme bédouines. Une opposition importante entre Bédouins (nomades) et populations dites « hadaris » (sédentaires) découle d’une telle distinction ; et elle sera longtemps à la base de la définition de la citoyenneté. Cette opposition est entièrement reprise par l’Etat jordanien après 1946. Ainsi, dans les discours, il semble parfois que le tribalisme n’est plus considéré comme tel une fois que la sédentarisation est achevée. Peut être faut-il y voir une conséquence de l’interprétation coloniale et occidentale, pour qui l’organisation d’une société en tribus va à l’encontre de la construction d’un Etat-nation ; cette opposition dichotomique entre tribu et Etat est en effet courante, et sans doute héritée des représentations coloniales ; dans cette idée, et dans l’optique de la construction d’un Etat jordanien, ce ne sont pas les tribus sédentarisées mais les populations nomades, appelées « bédouines » dans la plupart des ouvrages scientifiques, qui ont posé problème : quel statut leur accorder ? Comment les intégrer (c’est-à-dire les fondre dans une identité jordanienne qui dépasserait les spécificités tribales) dans l’Etat ? Fallait-il les sédentariser ? Ou leur laisser leurs spécificités (telles les coutumes) ? La question de la place des tribus en Jordanie est un véritable enjeu dans l’histoire de sa formation étatique.

L’influence britannique dans les politiques menées envers les tribus : entre intégration et reconnaissance d’une spécificité « bédouine »

Dès les prémices de ce qui deviendra l’Etat jordanien, les tribus semblent avoir joué un rôle prépondérant : c’est grâce à l’allégeance des tribus envers elle que la famille des Hachémites peut accéder au pouvoir. Mais les Britanniques sont des acteurs non moins importants dans la formation du pays : en 1921, c’est le secrétaire aux Colonies Wilson qui nomme Abdallah, des Hachémites, au trône de Transjordanie : il règnera jusqu’en 1951 ; et le 16 septembre 1922, l’émirat de Transjordanie est placé sous mandat britannique. Aussi, l’influence britannique quant à la question des tribus se fait tout de suite ressentir : en effet, dès l’été 1924, Abdallah se voit contraint par la puissance mandataire d’abolir le « Département de l’Administration Tribale » ; il y a là la volonté des Britanniques, relayée par Frederick Gerard Peake, commandant de la Légion Arabe, de voir régner sur l’émirat un gouvernement entièrement arabe, exempt de toute interférence des chefs tribaux. Dans la même idée, un mouvement de territorialisation est mené à partir de 1925, quand l’accord d’Hadda délimite les frontières méridionales de la Transjordanie : les tribus transjordaniennes et les tribus du Hedjaz ne peuvent désormais plus traverser les frontières sans les documents officiels appropriés.

Cette territorialisation est un premier pas vers la sédentarisation des populations nomades, dites « bédouines », une sédentarisation qui va croissant : le recensement de la population transjordanienne de 1922 dénombre 46% de Bédouins par rapport à la population totale ; en 1943, ils sont encore 33,5% ; et en 1946, ils ne sont plus que 23% [2]. Or, il est intéressant de constater dans ces recensements que la catégorie statistique « Bédouins » s’applique seulement aux populations encore nomades, faisant fi d’une éventuelle identité tribale et bédouine des populations sédentarisées : c’est donc le nomadisme, et non pas le tribalisme, qui est un enjeu dans le projet étatique (trans)jordanien.
A ces politiques de sédentarisation vient s’ajouter la loi de Supervision des Bédouins de 1929 [3] : il s’agit en réalité d’une loi martiale, son principal exécuteur étant le chef de la Légion arabe (F. G. Peake en 1929), visant à contrôler les groupes tribaux, et à établir une surveillance complète de leurs mouvements. La loi est modifiée en 1936, laissant le chef de la Légion arabe unique exécuteur, et le désignant comme « Mutasarrif », c’est-à-dire gouverneur provincial de l’aire géographique englobant les tribus nomades. Par ailleurs, John Bagot Glubb, successeur de F. G. Peake à la tête de la Légion arabe, fait également beaucoup pour l’intégration des Bédouins, à travers l’armée dans les années 1930.

Il s’agit en fait de concilier deux éléments : d’une part, ce que le pouvoir pense comme nécessaire pour la formation de l’Etat-nation, c’est-à-dire la sédentarisation des tribus ; et d’autre part, le besoin de satisfaire les tribus sans trop toucher à leur identité. C’est sans doute dans cette optique qu’il faut voir les différentes mesures spécifiques aux Bédouins qui sont mises en application dans les années 1920 : il s’agit notamment de la loi sur les tribunaux tribaux de 1924 [4] ; mais surtout, le statut des citoyens est alors marqué par une distinction entre Bédouins et Hadaris : à partir de 1928, les Bédouins sont exclus du vote [5] (ce qui durera jusqu’en 1960), ce qui tend à les dépolitiser par rapport à leurs compatriotes sédentaires. Tout cela est vu comme temporaire, afin de faciliter l’intégration des Bédouins dans le système juridique de l’Etat-nation.

A partir des années 1950 : une intégration plus prononcée des Bédouins

Si l’indépendance de 1946 n’est pas accompagnée de révoltes anticoloniales, les années 1950 sont cependant fortement marquées par l’anticolonialisme ; et c’est dans ce contexte qu’une opposition populaire contre le statut spécifique des Bédouins émerge alors : certains nationalistes y voient en effet une division du pays orchestrée par les Britanniques afin d’affaiblir l’unité politique du royaume, et de pouvoir ainsi garder une emprise dessus. De plus, si ces mouvements contestataires demandent l’abolition du statut des Bédouins, c’est parce que les tribus nomades sont considérées comme trop apolitisées, et dès lors, aveuglement loyales aux Britanniques et aux Hachémites.
A cela s’ajoute un événement extérieur qui jouera pour beaucoup dans l’histoire de la Jordanie : la formation de l’Etat d’Israël en 1948. En effet, de nombreux Palestiniens prennent le royaume hachémite comme refuge, ce qui tend à fragiliser encore plus l’identité du pays, et pose surtout la question d’une identité arabe plutôt que tribale : les conflits israélo-arabes renforceront ce sentiment d’une nécessaire arabisation identitaire.
Dès lors, le royaume hachémite intervient davantage dans l’intégration des Bédouins : en 1958, après avoir déposé J. B. Glubb de ses fonctions à la tête de la Légion arabe en 1956, l’Etat place les Bédouins sous le contrôle de la police, dépendant du ministère de l’Intérieur, et non plus de l’armée. De plus, la territorialisation et la sédentarisation s’accentuent, fortement encouragées par le royaume ; les lois et politiques mises en place rendent l’économie bédouine de plus en plus dépendante de l’Etat ; le style de vie bédouin est progressivement criminalisé, et ceux qui résistent à la sédentarisation ou qui ne respectent pas les frontières internationales voient leur bétail et leurs troupeaux confisqués. L’Etat leur propose, en compensation, de nouvelles activités économiques, que ce soit au sein de l’armée, dans l’agriculture, ou dans tout autre travail rémunéré (au sein de compagnies pétrolières par exemple). Les élites tribales sont également de mieux en mieux intégrées dans les structures étatiques (conseil législatif, cour tribale…) ; et des prêts financiers sont faits plus facilement aux cheikhs [6] qui ont, en retour, le devoir de maintenir l’ordre public des tribus : l’intégration des tribus passe donc par l’intégration de leurs propres chefs.
Cependant, juridiquement, peu de choses changent par rapport à la période précédente, si ce n’est la loi électorale de 1960 qui modifie les modalités de vote : les Bédouins peuvent alors voter, au même titre que la population hadari. Cependant, la loi précise que les membres de la Légion arabe ne peuvent pas voter ; or, une large part des Bédouins sert dans l’armée. Ainsi, cette loi maintient nécessairement l’armée (et une grande partie des Bédouins) dans l’allégeance au régime.

Depuis les années 1970 : la remise en cause du tribalisme au profit du nationalisme ?

A partir des années 1970, le statut des Bédouins connait un tournant, à la fois juridiquement et dans les discours populaires. En effet, suite aux événements de Septembre Noir, la volonté du roi de réaffirmer et de renforcer son autorité peut se lire dans la mise en place d’un conseil des chefs tribaux, le 31 juillet 1971 : ce conseil permet de poursuivre l’intégration des tribus au sein de la Jordanie, et d’unifier un peu plus le pays ; en effet, le roi Hussein (roi de 1952 à 1999) voit désormais l’opposition Bédouins/Hadaris comme inutile et contre productive dans un projet nationaliste. Le conseil est d’ailleurs remplacé par la Convention du Palais d’août 1974, qui se charge d’adapter les lois tribales à celles de l’Etat, pour le bien de tous les Jordaniens : l’intérêt de l’Etat passe désormais avant la loi tribale, et tout tend à une démarcation claire entre le traditionnel et ce qui est perçu comme moderne. Ainsi, en 1976, la population jordanienne est définitivement unifiée par une loi qui annule toutes les précédentes sur les particularités bédouines. Cette loi de 1976 est le résultat d’un vaste mouvement de remise en question des lois tribales, qui sont à rattacher au droit coutumier. Mais de nombreux chefs tribaux protestent alors contre cette évolution, de sorte que le roi Hussein rend visite le 9 juin 1976 au quartier général de la police bédouine, expliquant et réaffirmant la décision étatique : sans pour autant renier le tribalisme, il faut désormais faire passer le nationalisme jordanien avant tout [7].

Malgré tout, le roi Hussein ne peut négliger les tribus bédouines, qui demeurent le socle de son pouvoir. En effet, en raison d’intérêts mutuels en termes de sécurité, d’économie, de culture, le régime et les Bédouins ont toujours bien coexisté et collaboré. Cela transparaît notamment à travers l’armée, dont les régiments bédouins sont constamment utilisés pour soutenir les Hachémites ; une utilisation des Bédouins comme moyen de répression qui attise d’autant plus les contestations des Jordaniens à partir des années 1950. Ainsi, le roi Hussein s’appuie principalement sur les forces bédouines contre les guérillas palestiniennes, lors de la guerre civile de 1970 et des événements de Septembre Noir, qui mènent à l’expulsion définitive de l’OLP hors du territoire jordanien en 1971.

Pourtant, après Septembre Noir, les chefs tribaux voient de plus en plus d’un mauvais œil l’utilitarisme dont l’Etat fait preuve à leur égard : le sentiment que le régime se sert d’eux quand il en a besoin, mais qu’une fois satisfait, il les délaisse, se fait grandissant. Or, parallèlement à cette lassitude de la part des tribus, un mouvement de détribalisation émerge dans la société, jusqu’à déborder dans les journaux jordaniens et dans les débats politiques en 1984 : il s’agit là d’un débat de grande ampleur, qui mène à la démission de la ministre de l’Information, Layla Sharaf, en janvier 1985. Le journal Al-Rah est un des principaux relais de ce débat où le tribalisme est de plus en plus attaqué, du fait de son caractère « primitif » (Mahmud al-Kayid) et régressif. Aussi, face à une telle division du débat, entre des tribus attachées à leur identité tribale et le reste de la population jordanienne qui veut faire passer le sentiment national avant tout, le roi Hussein tranche en janvier 1985 pour la défense du tribalisme comme symbole et ferment d’identité nationale. Il s’agit d’un compromis où nationalisme et tribalisme semblent finalement bien conciliés ; et il semble que la stratégie du roi est donc d’œuvrer en faveur des Bédouins pour mieux asseoir son pouvoir.

Malgré tout, ces dernières années, dans le contexte du printemps arabe, plusieurs contestations venant des tribus ont pointé du doigt le régime et dénoncé sa corruption. Mais comme le dit Jalal Al Husseini, les voix contestataires au sein des tribus sont celles « de jeunes gens éduqués qui se dissocient des intérêts particuliers de leur communauté et réclament une réelle démocratie en Jordanie. » Ces contestations ne semblent donc pas tant venir, pour le moment, de la part de communautés tribales dans leur ensemble que d’individualités sensibles aux espoirs démocratiques nourris lors du printemps arabe, et qui s’en font dès lors l’écho en Jordanie.

En conclusion, un fil rouge se déroule tout au long de la période : il s’agit de l’appui constant de l’Etat sur les tribus. Néanmoins, cette bonne relation qui les lie semble parfois vaciller sous le poids des hésitations du régime hachémite. En effet, au cours du siècle, il a fallu repenser le tribalisme au prisme de l’Etat-nation, et trouver un compromis entre rêves nationalistes et attaches traditionnelles tribales, surtout à partir des années 1970-1980 : un compromis qui réside dans la réaffirmation du tribalisme comme socle identitaire national, et qui semble avoir satisfait les tribus jordaniennes jusqu’à aujourd’hui.

Bibliographie :
 Yoav Alon, The Making of Jordan, Londres, I. B. Tauris, 2007.
 Shirin H. Fati, Jordan, an invented nation ?, Hamburg, Deutsches Orient-Institut, 1994.
 Mohanna Haddad « La Jordanie, des tribus à la nation », Outre-Terre 1/2006 (no 14), p. 51-58, en ligne : http://www.cairn.info/revue-outre-terre-2006-1-page-51.htm, consulté le 07/02/13.
 Joseph A. Massad, Colonial Effects, New York, Columbia University Press, 2001.

Publié le 17/02/2014


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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