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Il y a un an, une guerre faisait rage au Liban entre Israël et le Hezbollah libanais. Avec plus de 3 enfants tués chaque jour, ce conflit est le plus meurtrier qu’ait connu le pays en 18 ans, selon l’UNICEF. D’après les estimations des autorités locales, 1,2 million de personnes, principalement issues de la communauté chiite, ont été déplacées par le conflit et le pays a souffert des destructions massives, particulièrement dans la banlieue sud de Beyrouth et au sud-Liban. Comment cette guerre a bouleversé la société libanaise, et particulièrement la communauté chiite, qui a été lourdement impactée par les bombardements, et comment la violence rythme encore le quotidien du pays, avec des frappes israéliennes qui continuent dans le sud-Liban et les destructions qui rendent le retour impossible dans les villages dévastés ? Roula Abi Habib Khoury, Professeur de sociologie et directrice du Centre d’Etudes pour le Monde Arabe Moderne (CEMAM) à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, répond aux questions des Clés du Moyen-Orient.
La guerre n’est pas vraiment terminée. Les bombardements israéliens se poursuivent encore dans le Sud, et depuis le cessez-le-feu (fin novembre 2024), entre 103 et 138 libanais civils ont été tués par des drones. Comme souvent, la paix sur le papier précède la fin réelle des hostilités. Les accords, trêves ou compromis n’ont qu’une valeur juridique ; le terrain, lui, continue de brûler. Au Liban, l’accord approuvé est perçu comme un texte-fantôme par nombre de Libanais : il est remis en cause, soupçonné de clauses secrètes, et miné par une totale absence de confiance envers la parole israélienne. Beaucoup craignent qu’Israël poursuive sa campagne jusqu’à l’éradication complète des infrastructures et des cadres du Hezbollah.
Ce climat d’incertitude nourrit aujourd’hui un sentiment d’usure et la peur diffuse d’une reprise prochaine de la « guerre totale ». Les rumeurs d’un nouveau conflit imminent - annoncé comme d’autres prédiraient la fin du monde - rythment désormais le quotidien.
Lorsque les bombardements culminaient sur le Sud et la banlieue sud de Beyrouth, deux visions s’opposaient dans le pays :
– Ceux qui accusaient le Hezbollah d’avoir provoqué une guerre inutile, jugeant qu’il était irresponsable de mettre le pays en danger pour « soutenir Gaza ».
– Et ceux qui affirmaient que la guerre était inévitable, qu’Israël allait frapper tôt ou tard dans le cadre de son projet du Grand Israël, et qu’il fallait résister ou se tenir aux côtés de ses compatriotes résistants.
Comme souvent au Liban, cette crise a produit des effets contradictoires. D’un côté, des solidarités sincères au nom de valeurs universelles ont émergées, mais de l’autre, les fractures sociales et communautaires se sont exacerbées. Sur les réseaux sociaux, les discours de haine se sont intensifiés avec des expressions telles que « ils ne nous ressemblent pas », « leurs choix ne sont pas les nôtres », en parlant des chiites. Tandis que, sur le terrain, des familles déplacées ont été accueillies même par des rivaux politiques du Hezbollah. Néanmoins, la peur n’était jamais loin : dans certains immeubles, des résidents redoutaient que les nouveaux arrivants attirent les drones au-delà des zones dites « chiites ». A l’élan humanitaire se mêlait donc une crainte généralisée lorsque les chiites sont sortis des enclaves ciblées par l’armée israélienne.
Cette guerre a aussi révélé une profonde fracture morale : d’un côté, ceux qui plaident pour la diplomatie et la fin du cycle de la violence, et de l’autre, ceux qui estiment qu’Israël ne comprend que le rapport de force. La fin du conflit annoncée par Trump exacerbe cette fracture morale. Peut-on vraiment clore si facilement un conflit aussi profond par l’application un peu tordue du principe wébérien de responsabilité, en affirmant que des milliers de vies ont certes été sacrifiées, mais que c’était dans le but de permettre à d’autres (plus nombreux) de vivre dans une région « éternellement » pacifiée ? Ou bien faut-il souscrire à une résistance « naturellement éternelle » comme la perçoivent ceux qui luttent contre Israël dans la région ? Ces deux visions s’affrontent encore aujourd’hui au quotidien au Liban.
À peine le cessez-le-feu acté en novembre 2024, des files de voitures chargées de valises ont repris la route du Sud et de la banlieue sud (Dahieh). Les déplacés voulaient montrer qu’ils n’étaient pas destinés à vivre éternellement dans les centres d’accueil. C’était un geste de fierté, presque de défi.
Néanmoins, cette fierté a rapidement laissé place à l’amertume, face à un gouvernement incapable de planifier la reconstruction pour des raisons diverses qu’il n’y a pas lieu de développer ici. Un sentiment d’abandon s’est donc imposé au sein de la communauté chiite, ravivant la mémoire d’une marginalisation ancienne : celle des « déshérités » dont parlait l’Imam Moussa Sadr dans les années 1960. Cette rhétorique, Hassan Nasrallah avait tenté de la dépasser, en redonnant fierté et conscience politique à la communauté chiite notamment avec la victoire de 2006. « Ô peuple le plus honorable, le plus pur et le plus généreux », s’est-il adressé aux chiites rassemblés pour fêter alors la victoire. Aujourd’hui, nous assistons à un retour de la rhétorique de l’abandon.
Bien sûr, les adversaires du Hezbollah rétorquent : « vous avez attiré cela sur vous-mêmes ». Sur le terrain, certains habitants tentent de reconstruire leurs maisons, mais les frappes israéliennes détruisent sans cesse ce qu’ils entreprennent. Les rumeurs d’un projet de « zone industrielle » à la frontière, ou pire, d’une déportation des chiites vers l’Irak, ravivent des peurs « archaïques » profondément ancrées dans l’imaginaire libanais - les mêmes qui, dans les années 1980, avaient touché la communauté chrétienne, à l’époque où circulaient des bruits de déportation vers le Canada ou les États-Unis. Aujourd’hui, les chiites redoutent à leur tour un ethnocide silencieux par la dépossession de leurs maisons, de leurs souvenirs, de leurs vies, et même des tombes de leurs ancêtres.
Si l’on tente de se placer du point de vue des chiites libanais, le mot « humiliation » paraît inapproprié. Depuis des décennies, Hassan Nasrallah a puisé dans la symbolique d’Achoura, l’épisode du martyre de l’imam Hussein, pour forger une culture du refus de l’abaissement. Le slogan qu’il a longtemps repris, issu de cette tradition, résume cette philosophie : « Loin de nous l’humiliation ». Cette formule véhémente signifie que, pour les chiites, même la mort ne constitue pas une défaite. Le martyr n’est pas perçu comme une perte, mais comme une victoire spirituelle : selon le Coran, les martyrs vivent auprès de Dieu.
La communauté chiite a payé le prix le plus lourd pendant la guerre. Mes étudiants issus du Sud ou de la banlieue sud, ont perdu des proches, des maisons, parfois tout à la fois. Pourtant, chez eux, coexistent la douleur et la fierté. La douleur d’un peuple martyrisé, et la fierté d’avoir assumé son rôle moral envers la Palestine, une cause qu’ils estiment abandonnée par ceux qui étaient censés la défendre. Il s’agit d’un sentiment de supériorité morale contrastant, dans leur esprit, avec une modernité néo-capitaliste centrée sur l’individualisme et représentée par le monde occidental pro-israélien et ses alliés dans la religion. La solidarité intracommunautaire chiite est par ailleurs remarquable avec des familles hébergées les unes chez les autres, une entraide financière, un soutien massif de la diaspora, notamment celle d’Afrique. L’argent qui passe par l’aéroport de Beyrouth est toutefois scruté de près. La reconstruction avance à Dahieh, région érigée en symbole de résilience. Une chanson lui est même consacrée, alors que jadis, les chants célébraient uniquement le Sud. Il y a donc, dans la communauté chiite, une volonté de renouveau qui mêle à la fois douleur et fierté.
Il faut reconnaître que Hassan Nasrallah n’était pas seulement un chef politique, mais une figure charismatique transnationale, une figure devenue quasi mystique avec son assassinat. Son influence dépassait largement les frontières communautaires : des Libanais non chiites, et notamment de nombreuses femmes chrétiennes et sunnites, souvent critiquées par leurs coreligionnaires, lui vouaient une admiration publique.
Le jour de ses funérailles, l’agence de presse Reuters a compté près de 100 000 chrétiens dans la foule. Ce n’est pas un homme facile à remplacer. Dans les régions chiites, ses portraits le représentent comme un père, un homme aimant, les mains jointes sur le cœur. Sa mort a par ailleurs provoqué une onde de déni : beaucoup espéraient encore son retour.
Son successeur, Naïm Kassem, souffre certainement de la comparaison. Il n’a ni la stature, ni la voix, ni la légitimité religieuse du Sayyed, descendant du Prophète. Néanmoins, d’après les entretiens que j’ai eus avec mes étudiants chiites, l’image de Kassem est en construction. Un ancien étudiant pro-Hezbollah me disait récemment : « Nous avons perdu Cheikh Ragheb Harb, puis Sayyed Abbas Moussawi, le prédecesseur de Nasrallah, et nous pensions que c’était fini. Puis, lors des funérailles de Moussawi, un jeune homme encore inconnu des Libanais prit le haut-parleur et harangua la foule endeuillée, ravivant l’espoir d’un peuple tout entier. La communauté pourra donc engendrer un autre Nasrallah ».
Il y a une volonté de renouveau qui fait dire à mon étudiant que les nouvelles générations connaîtront Kassem et s’habitueront à son charisme. N’oublions pas que pour les uns, la mort de Nasrallah est un passage spirituel : il a atteint le statut de martyr suprême, Al Chahid Al-Asma. Pour d’autres, plus pragmatiques, la résistance est un destin collectif qui ne peut que se réinventer. Bien évidemment, les détracteurs du Hezbollah n’y voient qu’illusion. Pour eux, le Hezbollah appartient désormais au passé et le Liban entre enfin dans une ère de paix. En tous cas, le discours de Kassem doit satisfaire à une double exigence : il doit calmer les ardeurs d’une communauté blessée et la rassurer, affirmant que ses sacrifices n’ont pas été vains, et il doit en même temps faire preuve de réalisme politique, probablement en désarmant sur le long terme.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
Roula Abi Habib Khoury
Roula Abi Habib Khoury est Professeur de sociologie et directrice du Centre d’Etudes pour le Monde Arabe Moderne (CEMAM) à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.
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