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Un orientaliste français en terre d’islam, Charles-Eudes Bonin (1865-1929)

Par Stéphane Malsagne
Publié le 28/01/2016 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Pour de nombreux historiens contemporanéistes, Charles-Eudes Bonin (26 juin 1865-29 septembre 1929) est un illustre inconnu. Pour certains, il n’a longtemps été qu’un nom parmi d’autres dans la très longue liste des explorateurs, diplomates et orientalistes français de la Troisième République. Pour d’autres enfin, il se résume à une note de bas de page, voire une simple référence bibliographique. Sa carrière achevée brutalement par une mort subite à l’âge de 64 ans, est pourtant d’une richesse inédite. Elle reflête à la fois le parcours d’un grand explorateur français, mais aussi celle d’un diplomate de la Troisième République dont le profil est à plus d’un titre original. Une partie des écrits publiés de Charles-Eudes Bonin est aujourd’hui accessible et même encore utilisée par la communauté scientifique contemporaine au point de devenir des incontournables pour certains champs d’études, à la fois pour les arabisants comme pour les asiatisants. Il en va ainsi entre autres de ses notes détaillées sur « Les mahométans du Kansou et leur dernière révolte », sur « Les grottes des Mille Bouddhas », ou encore, sur le « chemin de fer du Hedjaz ».

Fils de médecin, poète durant sa jeunesse, proche des milieux littéraires symbolistes avec Mallarmé pour chef de file, chartiste, explorateur, orientaliste, proche des milieux coloniaux, photographe, diplomate et ami de personnalités influentes comme Philippe Berthelot, l’homme se révèle sous de multiples facettes. Son itinéraire est assez singulier dans la grande masse des diplomates français de la Troisième République. Il appartient en effet à la double catégorie des diplomates écrivains et celle des explorateurs devenus diplomates. Rien ne le disposait en effet à devenir l’un des témoins et acteurs privilégiés des grands bouleversements géopolitiques mondiaux de la fin du XIXème et du début du XIXème siècle.

Explorateur en Asie et Asie centrale

Après un bref séjour en préfectures et renonçant à une carrière tracée d’archiviste-paléographe, le jeune Bonin âgé de 24 ans et fervent lecteur de Marco Polo, est d’abord séduit comme beaucoup de ses contemporains, par le gôut de l’aventure. Il embarque dès 1889 vers l’Indochine où il exerce d’abord plusieurs fonctions administratives, avant d’entamer en 1894 sa première réelle expédition à Sumatra. Sur place, il s’intéresse pour la première fois, en pleine guerre d’Aceh, à l’islam asiatique. Il est intrigué par la difficulté des colonisateurs hollandais à venir à bout militairement des résistances musulmanes. En delors des liens ethniques que recherche Bonin entre les musulmans d’Indonésie et ceux d’Indochine, le jeune aventurier français commence à percevoir l’importance des potentialités que pourrait représenter l’islam asiatique pour les intérêts coloniaux français. Par la suite, il réalise deux grandes missions d’exploration en Asie centrale qui vont contribuer à sa renommée dans les milieux coloniaux et scientifiques. La première mission (1895-1896), orientée sud-nord, le conduit à partir à la recherche des sources du fleuve Rouge, à traverser les marches tibétaines et à rejoindre la Sibérie depuis la province du Gansu. Cette expédition est pour Bonin l’occasion de rédiger des rapports inédits sur la peste du Yunnan, ou encore sur la révolte des musulmans du Gansu en 1895-1896. En 1897, il est le premier à recevoir de la Société de Géographie la médaille d’or du prix Jules Ducros-Aubert et ce, l’année de sa création. Un an plus tard, il se voit décerner la médaille Dupleix de la Société de géographie commerciale. La seconde expédition (1898-1900), orientée est-ouest, l’amène dans un premier temps à explorer la vallée du Yangzi avant d’entamer un long périple entre Pékin et les frontières du Turkestan russe. Ses expéditions ont lieu au moment où l’Asie centrale est le cœur du Grand Jeu qui oppose surtout au XIX ème siècle Russes et Britanniques. Dans cette lutte pour le contrôle de la région, Bonin entendait que la France ne fut pas absente. Dans un rapport, il préconise ainsi l’installation de consulats français au Turkestan russe. A la fin de sa deuxième expédition, il songe à Kachgar (aux limites du Turkestan chinois) pour un premier poste diplomatique. Il obtient finalement Pékin en 1901.

Explorateur et diplomate en Chine, ses relations avec les musulmans chinois

Le traité de Shimonoseki (1895) amorçait d’autre part le démantèlement de l’empire chinois (break up of China) et la xénophobie anti-occidentale qui s’y développait rendait les expéditions européennes de plus en plus périlleuses. Bonin connaissait les dangers encourus, mais il ne recula jamais face aux dangers. S’il n’est pas le seul Français à cette époque à parcourir le Turkestan chinois et les contrées tibétaines, ses expéditions dès 1895 comptent parmi les principales missions d’explorations françaises en Asie centrale à l’extrême fin du XIXème siècle. Comme explorateur, il passe de très peu à côté de découvertes archéologiques majeures, comme les trésors de la grotte des Mille Bouddhas de Dunhuang, dont le déchiffrage contribua à la réputation ultérieure du sinologue Paul Pelliot. Malgré tout, Bonin revendiqua à juste titre d’avoir été le premier à trouver la localisation exacte de la source du fleuve Rouge, à découvrir la boucle du Yangzi, à expérimenter de nouveaux intinéraires dans la traversée de la Chine. Il partit également à la recherche du tombeau de Gengis Khan ou encore des traces des communautés nestoriennes de Chine. En véritable ethnologue, il s’intéressa particulièrement sur place à des peuples minoritaires des Marches tibétaines alors peu connus en Occident : Yi (Lolo), Naxi (Mosso) et Hui (musulmans de Chine) marginalisés par l’empire Qinq et dont les rébellions ne cessèrent de se développer tout au long du XIXème siècle.

La place particulière que Bonin occupe dans l’histoire des explorations en Asie centrale à la fin du XIXème siècle vient sans doute de la production importante de notes qu’il tira de ses voyages. Il diffusa en effet de manière éparse une partie importante de ses récits de voyage, ainsi que des textes purement historiques ou géographiques dans d’importants journaux et périodiques français à caractère colonial ou à vocation scientifique. En 1911, il publia son seul ouvrage, Les Royaumes des Neiges (États Himalayens), chez Armand Colin.

Bonin est l’un des rares Français connaisseurs de la région à basculer par la suite dans la diplomatie. C’est le deuxième temps de sa carrière. Dès la fin de l’année 1900, il sollicite en effet son entrée dans la carrière consulaire. Il connaît, par le jeu des promotions internes, une ascension particulièrement spectaculaire, au point d’être nommé dès 1919, après dix huit ans de service, ministre plénipotentiaire de 2ème classe. Comme diplomate, il ne fit souvent que concrétiser sa démarche d’explorateur au service du renforcement de l’influence française.

À partir de 1901, commence une belle carrière diplomatique exclusivement gérée par le Quai d’Orsay. Nommé consul à Pékin en 1901, après le sac de la ville par les Boxers et la fuite de la Cour à Xi’an, Bonin est l’un des témoins privilégiés de l’état d’affaiblissement de l’empire chinois que le protocole Boxer contribua à rendre de plus en plus dépendant des puissances occidentales. Il est en outre l’auteur d’un rapport détaillé et assez pathétique sur la mort de Li Hong Zhang, l’ancien vice-roi du Zhili, l’une des personnalités les plus puissantes de la Cour impériale. Fort de sa bonne connaissance des milieux musulmans chinois remontant à son expérence dans le Gansu en 1895, Bonin se voit chargé par son supérieur Paul Beau d’une « mission spéciale » auprès des dignitaires musulmans de Pékin. Après l’échec d’une mission ottomane en Chine dont l’objectif initial était de renforcer l’allégeance des Hui à l’égard d’Istanbul et de les encourager à déposer les armes face aux Occidentaux lors de la guerre des Boxers, la France tenta de récupérer à son profit la capacité mobilisatrice de l’islam chinois. Bonin rentra en relation avec les ahund (responsables musulmans) pékinois avec qui il tissa un réseau de relations étroites. Dans le contexte de la remise en cause du protectorat français sur les catholiques en Chine et face aux répressions dont la communauté musulmane chinoise fit régulièremet l’objet de la part du pouvoir impérial, les responsables musulmans pékinois allèrent jusqu’à réclamer auprès de Bonin la mise en place d’une forme de protection française des intérets de l’islam chinois. Dans ses rapports, Bonin pensait et recommandait clairement de faire des musulmans de Chine une véritable clientèle de la France, au moment où se concrétisait de plus en plus le projet stratégique de chemin de fer du Yunnan, province où la communauté musulmane est particulièrement nombreuse.

Secrétaire d’ambassade en 1902, Bonin revient un moment en Indochine, puis quitte l’Extrême-Orient en 1904. C’est entre 1902 et 1904 qu’il tente concrètement de mettre en application son projet de faire de l’islam chinois un instrument au service des intérêts français en Chine. Il s’emploie ainsi à défendre l’idée d’une garde musulmane recrutée par la France pour la protection du chemin de fer du Yunnan.

Chargé d’affaires au Caire et étude sur le panislamisme

En 1905, Bonin devient chargé d’affaires au Caire où il s’illustre notamment par un commentaire critique très détaillé du rapport Cromer de 1904 sur l’Egypte et le Soudan. Nommé secrétaire de l’Ambassade de France à Constantinople en 1906, l’ancien explorateur est l’un des rapporteurs privilégés au Quai d’Orsay de la crise d’Aqaba de 1906. Deux ans plus tard, en 1908, il est l’un des tous premiers occidentaux à emprunter la nouvelle voie de chemin de fer du Hedjaz fraîchement inaugurée. C’est à cette époque qu’il commence à s’intéresser sérieusement à la question du panislamisme et à rédiger des notes sur la question, lesquelles seront publiées en 1910 sous la forme d’un article dans la revue Questions diplomatiques et coloniales. Etonnamment oubliées par l’historiographie sur le panislamisme, thème cher à Gabriel Charmes ou Victor Berard à la fin du XIX ème siècle, ces notes signées C.B. sont pourtant le premier bilan connu en langue française sur le règne complet du sultan-calife ottoman Abdülhamid II (1876-1909) et sur ses conseillers.

Consul général de France à Montréal, ministre plénipotentiaire en Perse, acteur du rapprochement franco-afghan

Consul général de France à Montréal (dès 1912), Bonin vécut par la suite une longue expérience diplomatique au Canada pendant la Grande Guerre et ce, à un moment charnière de l’histoire du pays, celui de la grave crise interne liée au vote de la loi sur la conscription en 1917. Installé au Canada, l’Orient ne fut toutefois jamais très loin de ses préoccupations. Au moment où la déclaration Balfour promettait en 1917 un « foyer national juif en Palestine », c’est à Bonin que l’on doit un rapport détaillé sur le sionisme au Canada. Sa perception du sionisme est celle d’un diplomate française inquiet quant à la préservation des intérêts français au Levant.

Le poste qu’il occupa comme ministre plénipotentiaire en Perse (1918-1921) fut sa dernière grande expérience diplomatique en Orient. À Téhéranil rencontre à plusieurs reprises le dernier souverain qajar, le très francophile Ahmad Shah. Au grand dam des diplomates britanniques et de Paul Cambon, l’ambassadeur de France à Londres, il tente en vain de dénoncer l’accord anglo-persan de 1919 et de renforcer le rôle de la France en Perse au lendemain de la Première Guerre mondiale. De retour en France, il contribue activement au rapprochement franco-afghan au cours des années vingt par son rôle déterminant dans l’accueil d’une mission afghane en 1921 et du souverain afghan Amanollah Khan en 1928. Il joue également un rôle non négligeable dans l’envoi de l’archéologue Alfred Foucher en Afghanistan et ce, à un moment où la France obtient le monopole sur les fouilles archéologiques dans le pays. Bonin termine sa carrière diplomatique au Portugal entre 1921 et 1924 avant de finir comme directeur des archives du Quay d’Orsay.

L’islam asiatique et la politique musulmane globale de la France

Comme explorateur et diplomate en Extrême-Orient, Bonin fut en contact avec les grandes personnalités politiques et diplomatiques françaises en Indochine et en Chine. Il exerça ses fonctions à une époque où le lobby colonial était très puissant au sein du ministère des Affaires étrangères. Il fut très imprégné par ce milieu structuré en partie par la Comité de l’Asie française auquel il appartenait aux côtés des grandes figures savantes de l’islam comme Louis Massignon. Comme diplomate enfin, Bonin correspondit avec plusieurs présidents du Conseil, fut reçu à l’Élysée, côtoya les grandes figures de la République, les souverains étrangers et fréquenta les milieux militaires.

Un fil directeur permanent guida le parcours de cet aventurier et diplomate atypique : la volonté originale de s’intéresser en profondeur à l’islam asiatique et de participer à la définition d’une politique musulmane globale de la France ne portant pas uniquement sur l’Afrique du nord. Si l’orientalisme « asiatisant » français, des origines à nos jours, eut tendance à négliger voire à ignorer le rôle de l’islam en Asie méridionale et orientale, Bonin échappe sans nul doute à cette classification. Ses rapports sur l’islam en Chine révèlent un luxe de détails et témoignent d’une aptitude remarquable au recul historique et à la synthèse. Au sein du Quay d’Orsay, il s’est fait une spécialité des questions liées à l’islam en Asie, non seulement par ses lectures, mais d’abord et surtout par ses contacts et ses expériences de terrain. Cette compétence lui fut officiellement reconnue, au point qu’il fut approché par le grand islamologue et professeur au Collège de France Alfred le Châtelier qui songea en vain à en faire son collaborateur pour le premier numéro de la Revue du Monde musulman en 1906. Bonin fournira pourtant en 1910 deux articles à la revue. En 1911, il pensa à postuler à la Commission interministérielle des Affaires musulmanes, au moment où la Troisième République commençait à esquisser une politique musulmane dans ses territoires coloniaux. Bonin fit des propositions audacieuses dans ce domaine. Dès 1904, il suggéra la mise en place d’un espace musulman du Tonkin au Yunnan sous influence française. Comme chargé d’Affaires en Égypte, il rédigea en 1905 un rapport favorable à l’édification d’une mosquée à Paris et à Marseille. En 1927 enfin, à la fin de sa carrière, il proposa à Aristide Briand de créer un poste spécial pour les Affaires musulmanes au Quai d’Orsay, fonction pour laquelle il estima être le meilleur candidat.

Il fut en tout cas incontestablement l’un des meilleurs connaisseurs français de la Chine et de l’Asie centrale et ce, avant même la Première Guerre mondiale. En orientaliste passionné, il consacra sa vie à voyager et à écrire sur l’Orient d’où il ramena des ouvrages, des photographies et autres objets rares. Peu avant sa mort subite à Barcelone en 1929, il publia dans le Larousse mensuel illustré son dernier article connu consacré à Thomas-Edward Lawrence, figure britannique emblématique de l’aventurier, de l’archéologue et du stratège en Orient avant et pendant la Première Guerre mondiale. Lawrence d’Arabie fut probablement un modèle d’orientaliste pour Charles-Eudes Bonin. Ce dernier manqua toutefois la célébrité, sans doute pour n’avoir pas suffisamment vulgarisé le résultat de ses recherches publiées dans des revues spécialisées et destinées en priorité à un public savant qui sut toutefois apprécier son travail à sa juste valeur.

Au-delà du personnage lui-même qui méritait une biographie, la masse considérable de documents légués par Charles-Eudes Bonin au Quai d’Orsay (34 cartons d’archives classés Papiers d’Agent) ne pouvait laisser indifférent l’historien de l’Extrême et du Moyen-Orient. Très peu exploitées jusqu’à ce jour, ces archives précieuses (correspondances, journaux personnels, rapports diplomatiques et coupures de presse internationale) permettent d’apporter un éclairage précieux sur les mécanismes et les objectifs de la politique coloniale française sous la Troisième République.

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Publié le 28/01/2016


Stéphane Malsagne est agrégé, docteur en Histoire (Université de Paris I) et spécialiste de l’histoire du Moyen-Orient. Il intervient régulièrement à Sciences-Po Paris. Il est notamment l’auteur des ouvrages suivants : Le Liban en guerre (1975-1990), Belin (2020) (avec Dima de Clerck) ; Sous l’oeil de la diplomatie française. Le Liban de 1946 à 1990 (2017) (prix Diane Potier-Boès 2018 de l’Académie française) ; Charles-Eudes Bonin, explorateur et diplomate (1865-1929), Geuthner, 2015 ; Louis-Joseph-Lebret. Journal au Liban et au Moyen-Orient (1959-1964), Geuthner, 2014 ; Fouad Chéhab (1902-1973), une figure oubliée de l’histoire libanaise (2011).


 


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